Les apories d’un libéralisme de gauche

Publié le 09 janvier 2014 par Copeau @Contrepoints
Analyse

Les apories d’un libéralisme de gauche

Publié Par Drieu Godefridi, le 9 janvier 2014 dans Lecture, Philosophie

Sophie Heine verse dans l’incohérence par une tentative ratée de greffe d’un cactus économique fantaisiste sur le rosier de ses références libérales.

Par Drieu Godefridi.

En tant que libéraux, n’avons-nous pas le devoir de nous intéresser à tout qui se réclame du libéralisme ? C’est dans cette optique que je m’étais immergé, il y a quelques années, dans la littérature anarcho-libertarienne. Plus récemment, je me suis penché sur ce que l’on appelle le libéralisme de gauche, en la personne d’une intellectuelle francophone, Sophie Heine, qui a publié Oser penser à gauche (OG dans la suite de ce texte) et Pour un individualisme de gauche (IG), deux ouvrages qui se réclament de la tradition libérale. Docteur en sciences politiques de l’Université libre de Bruxelles (ULB), S. Heine est maître de conférence à l’Université de Queen Mary (Londres) et chercheur à l’Université d’Oxford.

Je distinguerai quatre aspects : son libéralisme, ce qui la distingue de la gauche non libérale, les apories de ce libéralisme de gauche, et l’irréalisme de sa vision économique.

Par de multiples aspects de sa pensée, S. Heine s’inscrit dans la tradition libérale, et brillamment, parce qu’elle en maîtrise les ressorts intimes. Ainsi de l’exigence de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs (qu’elle distingue, à juste titre, de la séparation des fonctions, une distinction à l’intelligence de laquelle la plupart des juristes français depuis 1789 éprouvent les pires difficultés à s’élever), ou de la supériorité de la démocratie représentative sur les illusions de la démocratie participative. Contrairement aux libertariens anarchistes, S. Heine affirme, à juste titre, le caractère inéluctable de la dimension politique de toute société humaine : « C’est la force du libéralisme politique de prendre en compte cette irréductibilité du conflit politique et d’en souligner le potentiel pour le progrès humain. (…) on ne peut pas prétendre résoudre une fois pour toutes la question politique, par exemple par un changement de mode de production, comme dans la vulgate marxiste classique. (…) des conflits subsisteront toujours : sur la place (…) des minorités culturelles, des minorités sexuelles, du rapport à la nature… » (OG, 67). Libérale encore, l’affirmation de son cosmopolitisme, dans une veine très hayékienne1 (qui probablement s’ignore), et son corollaire, l’anti-nationalisme. De la liberté individuelle, S. Heine propose une définition plus fine que celle de la plupart des libéraux, en soulignant que la domination se caractérise non seulement par l’interférence, mais que la seule capacité d’interférence suffit à réduire, ou annihiler, la liberté du sujet (IG, 194). Se distinguant d’une partie de la gauche, S. Heine souligne également la légitimité des préoccupations matérielles, et la nécessité de ménager à l’individu une sphère d’activité qui lui soit propre, séparée du politique et de l’État. L’État, écrit S. Heine, doit être limité (OG, 68) : comment dénier à cet auteur son appartenance à la tradition libérale ?

S. Heine se démarque radicalement de la plupart des philosophies de gauche sur le thème de l’altruisme. L’altruisme universaliste, qui prétend prendre en compte les intérêts et aspirations de l’humanité, est séminal du communisme, du socialisme et de la plupart de leurs dérivés historiques et contemporains. Cette Weltanschauung (vision du monde) de la gauche, écrit notre auteur, est erronée. « Dès lors que l’altruisme se déploie avant tout vis-à-vis de proches, le placer au cœur d’un projet politique est assez illusoire » (IG, 83) ; par conséquent, « les projets fondés sur une morale de type altruiste font fausse route ». S. Heine propose de substituer la catégorie de l’intérêt individuel à celle de l’altruisme, rompant ainsi avec la tradition de gauche depuis deux siècles. Preuve, s’il en était besoin, que les libéraux de gauche ne sont pas, au moins sur le plan philosophique, des socialistes comme les autres.

Cherchant à dépasser l’opposition classique du matérialisme et de l’idéalisme, l’auteur propose de l’articulation des idées et des intérêts une théorie, dont les apories ne doivent pas masquer l’originalité et la puissance philosophique. La question est de savoir si ce sont les idées ou les intérêts qui font l’histoire : « à court terme et sur le plan individuel, les idées semblent dotées d’une vie propre, relativement indépendante des intérêts des groupes sociaux. Mais à long terme et au niveau macrosociologique, les intérêts et leur articulation dans la lutte sociale et politique se révèlent déterminants pour expliquer les évolutions humaines. Sur la longue durée (…) le combat d’idées finissant par modifier la réalité est toujours en même temps une lutte entre groupes sociaux aux intérêts contradictoires » (OG, 162). L’idéologie, poursuit l’auteur, sert à réconcilier les dimensions idéelles et matérielles du changement social, en donnant le primat au politique sur les valeurs. En somme, l’idéologie permet d’opérationnaliser l’exigence de changement social. Dans cette vision plus matérialiste qu’idéaliste, « les idéaux qui finissent par s’imposer dans la durée sont aussi portés par les groupes sociaux ayant pu acquérir une position favorable dans la structure sociale objective, ce qui est en partie influencé par les évolutions économiques. » (OG, 167). S. Heine va jusqu’à soutenir que, si la dimension idéale ou axiologique (les valeurs) de l’idéologie n’est pas nécessaire, elle n’est pas même souhaitable : « les valeurs et les idéaux faisant appel au cœur et au sentiment plutôt qu’à la raison, ils peuvent être facilement détournés de leurs objectifs initiaux pour être subordonnés à la promotion d’intérêts minoritaires ou justifier certaines oppressions » (OG, 170). Ne reste ainsi que l’intérêt.

L’intérêt, voilà en effet la catégorie centrale du libéralisme de gauche de S. Heine. La réalisation effective de l’intérêt de tous les citoyens, au moins d’une majorité d’entre eux — les « dominés » (IG, 157) —, tel est l’objectif politique de notre auteur, qui précise bien qu’il s’agit de l’objectif d’un projet de gauche et progressiste (OG, 169, 190), et non de l’objectif du politique en général (on aurait pu le postuler). Il s’agit de maximiser l’intérêt du plus grand nombre de citoyens, en les libérant des dominations et des oppressions dont ils font l’objet, dans nos sociétés. Mais qu’est-ce que l’intérêt ? S’agit-il de la représentation que se font les individus de leurs intérêts (intérêt subjectif), ou d’une conception externe de leur intérêt (intérêt objectif) ? L’intérêt selon S. Heine est objectif, car il s’agit d’éveiller les citoyens au « contenu véritable de leurs intérêts » (OG, 169). Comment maximiser sans quantifier ? Peut-on envisager une sorte de mathesis universalis (science universelle sur le modèle des mathématiques), une comptabilité des intérêts humains « objectifs » ? Le projet semble achopper sur les mêmes difficultés que l’utilitarisme naïf de Jeremy Bentham qui, désireux d’assurer « le plus grand bonheur du plus grand nombre », supposait une réduction et quantification préalable des conceptions du bonheur. Or, S. Heine reste en défaut de définir ce qu’elle entend par cet intérêt objectif, pourtant fondateur de son projet philosophique et politique. Elle précise que lorsque l’État aura réalisé les intérêts de la majorité des citoyens, ceux-ci seront libres d’articuler leur projet de vie à leurs « principes éthiques particuliers ainsi qu’à leur sens moral universel » (IG, 94). On est en droit de se demander si l’intérêt du plus grand nombre n’est pas la « liberté réelle », concept récurrent dans les deux ouvrages étudiés, lequel se laisserait réduire, en dernière analyse, à l’égalité matérielle. Outre l’ambiance très matérialiste des deux ouvrages, cette interprétation est accréditée par ce passage : « Une idéologie axée sur l’idéal de liberté individuelle (…) combinerait les deux exigences nécessaires dans tout projet progressiste : les valeurs et les intérêts. Ce concept fait appel à l’intérêt de l’individu ordinaire, chacun souhaitant pouvoir choisir de façon autonome sa voie personnelle d’accomplissement. Mais pour être réelle, cette liberté requiert une action collective importante de la part de pouvoirs publics démocratiques visant à égaliser les conditions sociales (…). » (OG, 175). L’égalisation des conditions matérielles d’existence, tel est bien l’objectif principal de ce projet politique libéral de gauche. « Tout ça pour ça », comme dirait mon directeur de thèse, Alain Boyer (lui-même libéral de gauche).

Venons-en aux moyens proposés pour atteindre cet objectif. Dans ce qui est assurément la partie la moins convaincante de ses deux ouvrages, S. Heine détache souverainement l’économique du cadre libéral qu’elle s’est fixé, pour le livrer aux chimères de l’école post-keynésienne, ce mixte de keynésianisme et de marxisme, fondé sur la négation pratique, sinon théorique, de la rareté des ressources, et de la rationalité, même limitée, des agents économiques. La liberté individuelle, soutient l’auteur, n’implique pas l’économie de marché. Mieux : « on ne devrait pas se sentir obligé de préciser, pour avoir le droit de se présenter comme libéral, que l’objectif est seulement de limiter la liberté économique et non de la supprimer. » (OG, 43). Supprimer la liberté économique pour que s’épanouisse la liberté individuelle dans les autres domaines d’activité ? Tel était le projet des régimes communistes, qui tous y échouèrent, pour le motif qu’exposait, dès 1922, Ludwig von Mises : on ne planifie l’activité économique de chacun qu’au prix de la maîtrise de l’existence de tous2. S. Heine nie la consubstantialité de la liberté individuelle et de la propriété privée (OG, 43), ressuscite l’opposition tiers-mondiste entre le Nord esclavagiste et le Sud exploité — Brésil, Inde, Chine, autant de victimes « nordistes » de la dérive des continents ? —, écrit qu’ il y a « quelque chose d’éminemment choquant à présenter comme relevant de l’idéal de liberté un système économique qui dans les faits opprime la plus grande partie de l’humanité » (OG, 44), et que la liberté économique s’oppose à l’exigence de liberté réelle… Dans le registre économique, l’auteur semble moins portée par son exigence de justice, d’ailleurs fort abstraite, que par son exécration de l’économie de marché, du capitalisme, de la liberté de commerce et d’industrie, et des inégalités matérielles. Concrètement, S. Heine préconise de réduire fortement le temps de travail en exigeant une augmentation corollaire des salaires (sa « mesure clé » : IG, 113) ; réaliser une redistribution radicale vers les salariés ; étendre largement les services publics socialement et écologiquement utiles ; redistribuer radicalement les richesses (quand le moyen s’identifie à la fin) ; assurer une sécurité sociale et un droit du travail forts ; renforcer les droits sociaux (chômage, retraite, allocations familiales : OG, 123) ; instituer un « protectionnisme coopératif, égalitaire et universaliste » (sic, IG, 171) ; garantir à tous un emploi stable et bien rémunéré ; sécuriser une « retraite longue et confortable pour tous » (IG, 164) ; en somme « donner à chacun les moyens de vivre comme il l’entend » (IG, 218)… Ce qui est cohérent avec la vision post-keynésienne et magique d’un monde aux ressources immédiatement illimitées.

Culturellement libérale, souvent originale, la pensée de Sophie Heine verse dans l’incohérence par cette tentative ratée de greffe d’un cactus économique fantaisiste sur le rosier de ses références libérales.

Sophie Heine, Oser penser à gauche – pour un réformisme radical, Aden, 2010, et Pour un individualisme de gauche, JC Lattès, 2013.

  1. « Les perspectives d’un ordre international », La route de la servitude, chapitre XV et « The Economic Conditions of Interstate Federalism », Individualism and Economic Order, chapitre XII.
  2. L. von Mises, « The Position of the Individual Under Socialism », chapitre 9 de Socialism.
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