Magazine Cinéma

Nymphomaniac, Vol. 1 de Lars Von Trier

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 4/5

Si la promo de Nymphomaniac laissait présager le pire, Lars Von Trier signe un film qui étonne car sort des chemins tout tracés par sa propre promotion, faite de battages médiatiques en tout genres au parfum de scandale. 

© Christian Geisnaes

© Christian Geisnaes

Si le film traite frontalement de la nymphomanie de Joe (Charlotte Gainsbourg) qui se confie sans concession à Seligman (Stellan Skarsgard), le vieil homme qui la recueille chez lui, il évite soigneusement la provocation pure et injustifiée de la représentation cruelle et pornographique de la sexualité. Au scandale annoncé, Lars Von Trier répond, non sans malice, par le sulfureux, enrobé d’une certaine dose de comique et une esthétique puissante, variant au fur et à mesure des récits, participant pleinement à la construction du récit en véritable roman d’apprentissage. Ces récits rappellent d’autant plus les romans d’apprentissage qu’ils sont à la première personne, chacun étant un chapitre du tome que nous présente Lars Von Trier. 

L’apprentissage est aussi le thème de ce premier opus. Joe jeune (jouée par Stacy Martin) apprend petit à petit le pouvoir de sa beauté de nymphe, comment séduire et manipuler les hommes avec lesquels elle souhaite avoir une relation sexuelle, ceux qu’elle ne veut plus voir, comment « pêcher » de nouvelles proies. C’est Seligman qui développe cette comparaison avec la pêche à la mouche, transformant les apparats physiques, les capacités de Joe à manipuler la gente masculine à sa guise, en véritable appât, techniquement adapté à son usage. La comparaison, aussi peu subtile soit-elle, désamorce rapidement la question du ton du film. Alors que Joe présente elle-même son récit comme étant celui d’une mauvaise personne sans morale, Lars Von Trier évite, avec son personnage masculin, de rentrer dans un jugement de valeur constant. Cette comparaison flirte parfois avec la farce, tant la conviction de Seligman que chasse sexuelle et pêche à la mouche sont comparables est forte. Le réalisateur démontre son sens aigu du récit et du jeu avec le spectateur. Car la moralité dont parle Joe est finalement notre problème, celui de notre ouverture d’esprit face à cette représentation hypersexuée de ce tabou qu’est la représentation sexuelle à l’écran. Ce n’est pas de morale qu’il s’agit réellement dans ce film, tant la question est soigneusement évitée au profit de celle de l’évolution de Joe qui, épisode après épisode, chapitre après chapitre, entre de plus en plus dans une solitude addictive. 

Dans ce récit à la première personne, la question de l’autocritique morale ne se pose qu’une fois : lorsque nous est racontée la fois où un homme choisit de lâcher sa famille pour partir avec Joe, et que sa femme vient la confronter. Accompagnée de ces enfants, cette femme (jouée magistralement par Uma Thurman) se laisse submerger par ses émotions et finit par hurler sa douleur au visage d’une Joe impassible. Là encore, Lars Von Trier prend les chemins de traverse, dynamite la controverse, et détourne son film du pathos en confrontant cruellement la morale du spectateur à celle de Joe qui répond stoïquement à un Seligman choqué : « on ne fait pas une bonne omelette sans casser des œufs ». Preuve en est cette séquence hilare : le diaporama comique que fait Joe de tous les sexes qu’elle a pu croiser dans sa vie, n’oubliant pas de trouver un commentaire pour chaque genre différent au fur et à mesure que les photos de ces sexes nous sont présentées ; le dispositif est si comique qu’il n’est pas sans rappeler la chanson Le Zizi de Pierre Perret. 

Ainsi Nymphomaniac nous prouve l’absence totale d’investissement émotionnel de Joe, qui confond même amour avec désir lorsque celui-ci devient peut-être trop exclusif. Mais Lars Von Trier, décidément inattendu, joue encore habilement de la pirouette en démontrant d’une superbe manière que Joe n’est pas seulement un monstre sans émotions mais aussi capable de ressentir de l’affection. Écoutant une pièce organique de Bach, Joe compare les trois temps du morceau avec trois amants qui, selon elle, constitueraient à eux trois l’homme idéal. En morcelant l’écran en un somptueux triptyque, le geste cinématographique surprend car détonne de la logique de déconstruction du film moraliste, s’écartant de la comparaison filée un peu balourde avec la pêche à la mouche. La forme est d’autant plus sublime que, derrière son apparence arty et léchée, elle apporte un nouveau fond au récit. Aussi éphémère qu’elle soit, une nouvelle facette émotionnelle de Joe nous apparaît et détruit complètement l’image de ‘’salope’’ bestiale qu’avait jusqu’alors construit le film : Joe ne s’apparente pas seulement aux héros des romans d’apprentissage mais aussi à certains personnages romantiques, cherchant sans cesse la perfection impossible dans leurs multiples conquêtes et quêtes amoureuses.

Mais si le film peut être sublime par moments, fait preuve souvent d’une grande intelligence et de finesse, Lars Von Trier pêche énormément dans sa volonté de s’inclure au sein de son œuvre. Il est triste de voir comment il crée une analogie entre sa solitude de metteur en scène, mutique depuis son écart à Cannes en 2011, et celle de ses personnages. Alors que l’attitude solitaire de Joe est vite justifiée, celle de celui qui l’héberge trouve une raison malheureuse. Alors que Lars Von Trier évite soigneusement de faire son père moralisateur avec le récit de son héroïne, il ne peut s’empêcher de replacer la leçon morale là où elle n’a pas lieu d’être : Seligman est juif et anti-sioniste, et « malheureusement, beaucoup de gens confondent avec l’antisémitisme ». Si l’idée de répondre aux critiques par le cinéma est noble, l’application est fort navrante et crée un déséquilibre horrifiant qui gâche quelque peu la saveur de ce film et ne réussit pas à se faire oublier. 

Il est important de reconnaître que, malgré cet écart, l’œuvre de LVT est d’une qualité remarquable. Sans jamais tomber dans le misérabilisme et l’empathie pathétique (ce que faisait, avec la finesse d’un éléphant en rut, Steve McQueen dans Shame qui traite aussi de l’addiction sexuelle), le film fait preuve d’une étonnante légèreté. Le réalisateur trouve avec brio un équilibre fragile mais permanent, ne tombant jamais dans le sexisme ou le féminisme exagéré, ni dans la fable morale lourdingue ou dans le piège de ne pas en avoir assez. Alors que Joe est cruelle et que son attitude est parfois de l’ordre de l’instinct animal, Lars Von Trier arrive à trouver de la place pour la beauté et la grâce, prouvant ainsi au spectateur le moins ouvert et le plus récalcitrant que la face placide et froide de Joe cache une nature profondément humaine car capable de ressentir de l’affection pour certains de ses amants, et de l’amour pour son père. Nymphomaniac vol.1 est un film brillant, plein de coups de génie, mais aussi bourré de léger défauts qui arrivent néanmoins à le rendre étonnamment charmant et fort plaisant.

Alors que la saga ne fait que commencer, l’impatience de voir le deuxième volume (qui sortira le 29 janvier) puis la version longue non censurée est totale. Lars Von Trier réussira-t-il encore à nous surprendre ? Le film sera-t-il aussi juste alors que Joe semble avoir terminé son apprentissage ? Le sublime, le comique auront-ils leur place alors que le second volume semble beaucoup plus trash que le premier ?

La suite au prochain épisode !

Simon Bracquemart

Film en salles depuis le 1er janvier 2014


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