Présence Africaine, CNRS édition, l’Item et l’Agence universitaire pour la Francophonie publient en un fort volume l’œuvre complète d’Aimé Césaire, Poésie, théâtre, essais et discours, édition critique sous la coordination de James Arnold.
Poezibao attire particulièrement l’attention des lecteurs sur le prix plus que raisonnable de ce très fort opus, riche de plus de 1800 pages très soigneusement éditées.
Au bout du petit matin, la grande nuit immobile, les étoiles plus mortes qu’un balafong crevé,
le bulbe tératique de la nuit, germé de nos bassesses et de nos renoncements.
Et nos gestes imbéciles et fous pour faire revivre l’éclaboussement d’or des instants favorisés, le cordon ombilical restitué à sa splendeur fragile, le pain, et le vin de la complicité, le pain, le vin, le sang des épousailles véridiques.
Et cette joie ancienne m’apportant la connaissance de ma présente misère, une route bossuée qui pique une tête dans un creux où elle éparpille quelques cases ; une route infatigable qui charge à fond de train un morne en haut duquel elle s’enlise brutalement dans une mare de maisons pataudes, une route follement montante, témérairement descendante, et la carcasse de bois comiquement juchée sur de minuscules pattes de ciment que j’appelle « notre maison », sa coiffure de tôle ondulant au soleil comme une peau qui sèche, la salle à manger, le plancher grossier où luisent les têtes de clous, les solives de sapin et d’ombre qui courent au plafond, les chaises de paille fantomales, la lumière grise de la lampe, celle vernissée et rapide des cancrelats qui bourdonnent à faire mal…
[Cahier d’un retour au pays natal, p. 188]
○
Nocturne d’une nostalgie
rôdeuse
oh rodeuse
à petits pas de cicatrice mal fermée
à petites pauses d’oiseau inquiet
sur un dos de zébu
nuit sac et ressac
à petits glissements de boutre
à petites saccades de pirogue
sous ma noire traction à petits pas d’une goutte de lait
sac voleur de cave
ressac voleur d’enfant
à petite lampe de marin
ainsi toute nuit toute nuit
des côtes d’Assinie des côtes d’Assinie
le courant ramène sommaire
toujours
et très violent
[Ferrements, p. 539]
○
Nous savoir
songe donc
nous savoir
dans la pluie dans la cendre dans le gué
dans la crue
nous savoir qui rêvâmes
là
sans chiffres ni rune
rué par monts et vaux
nous savoir ce cœur lourd
grand rocher éboulé infléchi du dedans
par l’invincible musique retenue prisonnière
d’une mélodie quand même à sauver du désastre
[Ferrements, p. 540]
○
Suprême masque
De fibres de plume de bois lisse
revêtir le masque des mots
de pierre de cuivre de fer
surgir
avec au cou le collier de mémoire
jusqu’à l’aube débile
jusqu’à la plus haute rencontre
là où dans une région première
s’entremêle
la mutation sauvage des continents labiles
porteur du plus puissant masque
[Comme un malentendu de salut, p. 720]
○
Vertu des lucioles
Ne pas désespérer des lucioles
je reconnais là la vertu.
les attendre les poursuivre
les guetter encore.
le rêve n’est pas de les fixer flambeaux
ni qu’elles se répandent en des lumières non froides
je suis d’ailleurs sûr que la reconversion se fait
quelque part pour tous ceux
qui n’ont jamais accepté cette stupeur de l’air
la communication par hoquets d’essentiel
j’apprécie qu’elle se fasse à tâtons
et par paroxysme
au lieu de quoi elle sombrerait inévitablement
dans l’inepte bavardage de l’ambiant marécage
[Comme un malentendu de salut, p. 721]
Aimé Césaire, Poésie, théâtre, essais et discours, édition critique sous la coordination de James Arnold, Présence Africaine, CNRS édition, l’Item et Agence universitaire pour la Francophonie, 2013, 1800 pages, 35€.
Aimé Césaire dans Poezibao :
bio-bibliographie, extrait 1 Ferrements et autres poèmes (parution), sa mort