Écrire avec le génocide :
dialogue entre Nicolas Grégoire et Matthieu Gosztola.
– Deuxième partie –
— Matthieu Gosztola : Lorsqu’on écrit avec le génocide qui a eu lieu au Rwanda, il me semble que la principale (et presque insurmontable) difficulté tient précisément en ceci : proférer un dire qui ne peut se tenir, toujours, qu’en-deçà – et irrévocablement en-deçà – de sa cristallisation (au moyen d’un sens qui nous soit audible)… et, ce faisant, faire que le dicible se mêle – se mêle jusqu’au plus intime – à l’indicible… (Il me semble que ce second point est l’une des parties les plus importantes de ton travail poétique). Comment de ton côté travailles-tu tes textes ? Quelles sont les étapes successives par quoi justement cet indicible peut être projeté (comme de la peinture soufflée il me semble) sur la page ? Je pense bien sûr à ton travail si précis sur l’enjambement, et à ton souci – également – de spatialiser le texte de telle sorte que le blanc ait une existence sonore, une existence dans ton cas quasi… écrasante (il me semble que le blanc témoigne de la violence, dans tes textes, encore davantage, si l’on peut dire, que ne le font les mots)...
— Nicolas Grégoire [16.12.13] : Difficile question du sens que tu poses et à laquelle j’aimerais répondre, mais avec la certitude aussi d’échouer avant même d’essayer. Si on regarde les évènements froidement d’un point de vue historique, la préparation du génocide s’établit de manière certaine. La responsabilité de la Belgique avec sa vision raciste de la société rwandaise est elle aussi sans ambiguïté possible (même si encore aujourd’hui on le nie : « le génocide, ce n’est pas notre histoire » ai-je entendu sur mon milieu de travail). Deux ouvrages sont remarquables à ce sujet : l’Afrique des Grands Lacs : 2000 ans d’histoire de Jean-Pierre Chrétien et Aucun témoin ne doit survivre d’Human Rights Watch et de la FIDH (sous la direction d’Alison Desforges). Le génocide est la conséquence terrible et implacable de la politique coloniale et du gouvernement rwandais jusqu’à 1994. Le calcul froid de laisser faire, voire soutenir militairement le génocide (comme l’a fait la France) est également indéniable. Dans quel but ? Pour quel sens ? L’accaparement des richesses, les enjeux géostratégiques, la domination jusqu’à la destruction totale de l’autre. Au Rwanda, plus d’un million de morts. Ce chiffre ne dit pas grand-chose, on sait juste qu’il est énorme. Mais quand notre regard accepte de cogner contre les témoignages, les crânes, les corps coupés dans la boue, nous sommes désemparés. Plus encore lorsqu’on sait que ce sont des voisins qui ont tué leurs voisins ou qu’un père a tué sa femme et ses enfants car ils ressemblaient trop à leur mère. J’ai en tête l’image terrible d’enfants qui tiennent la machette en compagnie d’interahamwe ou de génocidaires. Quel sens donner encore lorsque l’analyse historique ne suffit pas à expliquer ? On peut voir du côté des sociologues (je pense à Harald Welzer ou Milgram) mais malgré tout : comment tenir face à nous-même ? Je ne sais absolument pas. Il y a les quignons de pain de la Shoah, les gens qui ont pu être cachés, ces filles qui n’ont pas voulu se séparer, les Bahutu d’un côté, les Batutsi de l’autre, mais ce n’est que de quoi se cramponner face à la masse des massacres. Et malgré tout, c’est tenir un peu.
Comment écrire avec / face à (ces mots sont de Michaël Gluck) le génocide ? J’aimerais laisser un rescapé, acteur de théâtre et poète répondre :
Marembo, p. 26 :
Un des moyens de s’en approcher serait peut-être de ne jamais s’écarter de la vie, de se tenir le plus près possible des victimes, faire connaissance avec chacune en son nom, explorer leurs vies et le monde d’avant et dire – pour réaliser – non seulement ce qu’elles étaient mais aussi ce qu’elles représentaient aux yeux des leurs pour que disant ce qui leur est arrivé nos mots comme le mal qu’ils décrivent soient à la fois absolus et irrévocables. Mais de cela nous n’en sommes pas capables.
et p. 29 :
Avons-nous le pouvoir de décrire simplement un crime qui vide une ville en toute sérénité ? Y-a-t-il des mots aussi certains qu’une balle à bout portant en pleine tempe ? Où trouverai-je des mots fermes pour décrire sèchement la tête ouverte d’un adolescent et sa cervelle mise à nu ? Voyez, ces mots ne veulent rien dire en eux-mêmes. Ils peuvent même être dangereux. Ils sollicitent l’horreur et la sensation pour convaincre comme si, plus propre, le crime fut moins grave. Alors que les tueurs étaient calmes, convaincus de leur bon droit dans leurs gestes implacables, nous l’hystérie nous gagne à les invoquer. Là se trouve le mur contre lequel je bute pour traduire en mots la mort de Cyrdy, mon petit frère. Comment dès lors saisir toute la dimension d’un évènement qui a emporté plus d’un million de personnes dans lequel la mort de mon frère, toute cruelle qu’elle a pu être, est presque une anecdote, un cas sur un million d’autres, une fraction infime dont la valeur mathématique est quasiment nulle.
L’écriture de Dorcy Rugamba approche ce dire d’une manière simple et forte. Plus encore avec l’apport du théâtre et de la musique (tu en parlais) dans Rwanda 94, tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants du Groupov. Il s’agit là du travail le plus fort face au génocide qu’il m’ait été donné de voir. Je ne cesse alors de me poser cette question : mais quelle place tenir moi, violemment étranger ?
Jusqu’à récemment, le génocide prenait place dans le fil des jours, de ma vie au Rwanda. Dans le travail poétique, je n’ai jamais voulu me centrer dessus. Le génocide est là pourtant, il est impossible qu’il ne me hante pas dans certains de mes textes mais il est aussi réfracté. Ça a été un choix, je crois, ou surtout un manque de force. Puis le Rwanda est tel qu’il ne frappe pas toujours avec son côté le plus sombre. C’est heureux quelque part. Je n’écris donc pas sur le génocide (et je n’aime d’ailleurs pas ce sur). Il m’accompagne dans mon étrangeté au Rwanda car je suis inévitablement en porte-à-faux de par mon statut. Blanc, Belge, expatrié. C’est très inconfortable, honteux.
Jusqu’à récemment, je disais, car la vision de Rwanda 94 et la lecture de Dorcy Rugamba m’ont fortement bouleversé, ont remué quelque chose qui ne demandait qu’à sortir d’une seule coulée. Je tente malgré tout de conserver l’écart qui est le mien, sans faire non plus du Rwanda le décor de moi-même (je reprends ici des mots de Marc Dugardin), pour ne pas mentir et parce que je n’arrive pas à me tenir hors du questionnement. Je crois que je lutte aussi contre un certain silence, le mien d’abord, puis celui que je croise trop souvent autour de moi (et qui va parfois jusqu’à la négation, au minimum le mépris). L’écriture poétique me semble ainsi la plus appropriée pour y parvenir. Tout simplement parce que je ne suis capable que de ça. C’est là que j’arrive à dire un peu.
Pour répondre à ta question sur le travail du texte, j’aime ta comparaison avec la peinture. Lorsque je peins ou grave (rarement) tout va souvent vite et les choses sont telles qu’il m’est difficile de revenir dessus. Ça m’épuise. Je crois que c’est un peu pareil avec l’écriture. Il n’y a pas de travail de menuiserie comme le dirait Antoine Émaz. Bien souvent, le texte imprimé est le même que celui qui était dans le carnet. Si ce n’est peut-être le travail du blanc que tu soulèves, parce que l’espace du carnet ne le permet pas. Des flèches remplacent. Le blanc est mis en évidence par le traitement de texte, directement après l’écriture au carnet. C’est quasi instantané. Je dois bien avouer aussi qu’il y a une forte influence de du Bouchet. J’aime la sensation des yeux qui sont obligés de balayer la page. Les mots sonnent plus fortement qu’avec un simple retour à la ligne. Mais bon, c’est de la technique, je ne sais pas si c’est vraiment intéressant. Pour le reste, c’est toujours une lutte entre dire et taire, c’est cela sans doute qui m’épuise.
[à suivre]