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« Danse comme si personne ne te voyait. Aime comme si jamais tu n’avais été blessé. Travaille comme si tu n’avais pas besoin d’argent »

Publié le 07 janvier 2014 par Donquichotte

Le travail à portée de main

Dans le PM no 74, je viens de lire un article qui remue un peu... , et qui présente un dialogue entre Pascal Chabot, philosophe, et Matthew Crawford, électricien-philosophe.

Pascal Chabot et Matthew Crawford

« Autrefois, quand il fallait faucher un champ, on ne se préoccupait pas du temps que cela prendrait. L’activité engendrait sa temporalité. Le fordisme a détruit ce mode de pensée ». (PC)

Voilà qui semble assez simple, voilà qui semble assez évident. Et bien, ça ne l’était pas pour moi. J’ai découvert, dans le travail manuel (des travaux de bricolage et de restauration de vieilles maisons), le sens du temps. Simple, j’ai compris, que pour faire un travail (ici, manuel) je devais l’accomplir de A à Z, tout du long, jusqu’à son achèvement, sans tenir compte du temps. Je ne me faisais pas de « plan de temps », mais un « plan d’idée », un « plan de design grosso modo », un « plan de dessein », un « plan imaginé », bref, un plan qui s’achèverait, et à petits pas, tout au long de mon travail. Ainsi, j’ai découvert rapidement que le « temps nécessaire » existe, et qu’il n’a rien à voir avec le « temps imposé, capitaliste, fordien... Bref, une grande découverte dans ma cinquantaine. Si nous pouvions tous être à la retraite du temps imposé, que de belles créations nous pourrions achever, nous tous. Mais l’homme s’est enfermé dans le travail virtuel, imposé, forcé, manipulé, technicisé surtout, et excessivement abstrait... et il n’a plus ce temps que nos ancêtres avaient, ce temps simple de la vie, et de la survie. Il s’est embourbé jusqu’à la cervelle (en haut, et en dedans ; il n’y a plus rien à faire, ou... si...), de la plante des pieds au cul, du cul à la tête, jusqu’à ne plus être autre chose qu’une machine non pensante. C’est drôle comme l’esprit peut se soumettre sans que le corps ne se rebiffe ; mais, mais, mais... il se rebiffe quand même, le corps, quand on le presse trop (burn out, dépression, tentatives de suicide, folie), il grafigne, il gesticule, il s’alarme, mais on (toi, moi, lui) ne l’écoute pas, pas assez.

Puis, j’ai transféré tout cela au plan intellectuel. Idem, j’ai le temps (à la retraite) ; pourquoi faudrait-il que je m’impose une « marche de temps à suivre absolument ». Est-il stupide de réguler le temps, ou même, de s’abstraire du temps ? Non, il faut cela pour appréhender avec intelligence, sensibilité, toute l’oeuvre en construction... et à parfaire, doucement, graduellement (le savoir expérimenté apporte de la connaissance, qui, à son tour, s’investit dans l’expérience nouvelle, créant toujours plus de connaissance, sans qu’il soit obligatoire, j’insiste, de s’y soumettre « absolument ») le travail en cours (manuel ou intellectuel). Chacun a la sienne, sa connaissance, on peut en emprunter, mais on peut rester singulier, nulle obligation de s’associer, ou de faire partie obligatoirement de cohortes de travail « usinées ». J’aime cette dernière expression : on usine le travail, on usine la pensée, on usine l’homme. J’entends, on soumet le travail, la pensée, l’homme finalement, à la « machine-outil virtuelle » qu’est l’ordinateur, l’ordonnateur du travail, l’ordonnancement du travail programmé, bref, l’ordre des patrons. On n’a plus le temps de faire pousser l’arbre, de faire croître la pensée, de faire durer le travail... le temps presse. L’usinier industriel moderne a remplacé le travail, la pensée, l’homme... par des gadgets, par des réflexes robotisés, par des règles, lois et ordonnances, par des activités consuméristes, par des « mœurs nouvelles » complètement désincarnées. On usure l’homme, on lui demande des accomplissements au-delà de ses capacités, quitte à lui en donner, des capacités, en le technicisant, en lui greffant des machines au bout des doigts, j’entends des moyens techniques qui le prolongent (on va aussi le cryoniser bientôt ; il pourra se prolonger indéfiniment. Mais qu’est-ce qu’on fera de toute cette offre de travail pétrifiée et obsolète pour sûr, après des centaines et milliers d’années ?), des ordinateurs qui forment sa pensée et qui l’emmurent dans des algorithmes qui changent tous les jours, et où l’on doit se réemmurer. Il n’y a qu’à voir avec quelle vitesse on modifie nos ordinateurs, logiciels, et autres machines. La doctrine « utilitariste » n’a jamais eu autant, depuis Stuart Mill, de vogue, d’attention, d’enrichissement : on doit être plus utile chaque jour, toutes nos actions ne sont jamais assez utiles, elles sont le prétexte à nous faire juger, mesurer, traiter. Utile, ou pas utile. Mais elles sont bien davantage des prétextes à nous soumettre, via les évaluations, à des embrigadements encore plus sévères. On mesure maintenant l’utilité de l’homme comme on le fait pour une méthode, une machine, un instrument.

Ainsi, il y a rétrécissement, corsettement, embrigadement (je vais dire un gros mot) « capitaliste » = mieux faire avec moins de moyens, faire plus vite avec moins de temps (schizophrénique, non ?), faire plus parce que c’est demandé, faire bien quand c’est mal, ou mal quand c’est bien (je sais, je divague... mais pas tant).

Quoi faire, dis-je ; « QUE FAIRE ? » (Что дѣлать?) , disait l’autre.

Pourquoi ne pas revenir à quelque chose de plus simple : des travaux manuels chez soi, pour se réapproprier le « sens » de l’action manuelle, et par là, du travail, qu’il soit intellectuel, ou manuel ? Car il existe, dit Matthew Crawford, « des travaux manuels cognitivement très enrichissants, et des jobs intellectuels complètement abrutissants ». Se rendre compte de cela n’est pas déjà si simple... mais cela est possible, et donc enrichissant. Il faut revenir à des travaux, même simples (cuisiner), manuels, bref, à des travaux qui peuvent nous reconnecter au monde, au monde à la fois concret (l’effort, la misère, la sueur, les blessures...), et aussi au monde intellectuel (connaître la faute... et s'obliger à la réparer, connaître l’erreur... et se reprendre, connaître la qualité d’un travail bien fait... et garder cette connaissance et l’accumuler, connaître le geste juste... et s’ajuster au fur et à mesure, connaître la pensée qui pense... et la faire agir dans l’instant d’après, dans la durée). Manuellement et intellectuellement, on se rend alors compte que le « plan » ne marche pas tout le temps, bref, que rien ne marche jamais comme prévu. Mais imaginez l’homme sur une machine (tracteur, ordinateur) à qui on a imposé « résultat, temps, argent, technique,et… même motivation) et qui a failli. Qu’advient-il de lui ? Burn out, baisse de son estime de soi, obsessions morbides et gestes malheureux (il a peur, peur de se faire réprimer, de faillir à nouveau, de perdre son emploi, de se voir « inutile », de se faire foutre à la mer des sarcasmes, bref, à ne plus être...). C’est, pour l’homme aux commandes d’une machine, la rencontre du « réel», l'irruption d'un monde concrètement concret et/ou virtuel, sans qu’il ait vraiment conscience de ce qui se passe. Pour l’homme aux commandes de la machine, ce monde, c'est celui du « capital » qui l'emploi et l'oblige.

Y a-t-il une autre vérité ? Oui, car je crois bien que le monde n’est pas (pas encore) pliable et corvéable à merci, si cela a encore un sens de vouloir échapper à la « machine du système capitaliste », broyeur des consciences, des sensibilités, des être vivants. S’effacer un peu devant tout cela est-il possible, afin, comme le dit M.C., afin d’embrasser les choses comme elles sont ? MC donne un bel exemple : comment apprendre une langue comme le Russe sans entrevoir que nous devrons nous soumettre à une sorte d’ascèse longue, difficile, compliquée ? Il faut appréhender une nouvelle culture, certes, mais plus simplement, un nouvel alphabet, de nouveaux sons,... Un tel projet exige que nous renoncions à toute fantaisie personnelle, on peut bien apprendre en riant et joyeusement, mais, la limite à un apprentissage hilarant est celle qu’impose la rusticité d’un apprentissage concret et réel et difficile d’une langue si différente de la nôtre. Mais ajoute MC, « l’idée de se soumettre à quoi que ce soit ne soulève plus vraiment l’enthousiasme ». Je me suis souvent fait cette réflexion quand j’étais professeur de Management à l’université du Québec. J’aimais parfois le côté rebelle des étudiants, ce qu’il y avait derrière leur non-engagement et leur non-soumission aux règles classiques fordistes du Management moderne; mais j’étais catastrophé quand je percevais du « je m’en foutisme », de l’abandon d’une certaine rigueur dans les études, et surtout, leur absence totale de réflexion critique. Ainsi, je me rappelle comme si c’était hier ces étudiants qui m’apostrophaient-m‘interpellaient parfois dans l’évaluation de mon cours, écrivant, noir sur blanc, sur le formulaire d’évaluation, que je n’étais pas un bon prof parce que « je les obligeais à réfléchir », alors qu’ils étaient venu à l’université pour apprendre les « méthodes et les techniques les plus efficientes » pour gérer les entreprises.

Je reviens à mon texte. Prendre les choses en main : est-ce possible ? Comment y arriver quand il s’agit de quelque chose d’aussi complexe que de vouloir changer de vie, ou de changer le sens de sa vie ? Je crois que notre capacité à faire cela dépend de notre capacité à agir, d’abord individuellement, sur le monde (ou pour être plus pratique, sur des objets-activités-personnes proches) et de constater les effets de notre action. MC donne cet exemple de lui-même au temps où il était électricien : « lorsque j’avais terminé une installation, je ne me lassais jamais d’actionner l’interrupteur en m’exclamant : Et la lumière fut ! ».

Je me surprends chaque fois à faire à l’identique : d’essayer de faire marcher, vivre, l’objet, ou la technique, ou la chose que je viens de créer ; ou encore, de prendre un peu de recul devant un travail que je viens de réaliser et de me dire qu’il est bien et que j’en suis fier, l’appréciant et le jugeant ainsi à la hauteur que je lui demandais et lui accordais (une hauteur qui n’a pas à être la plus haute !). Si ça n’était pas le cas, et bien, je recommençais. Combien de fois le résultat n’a-t-il pas été à la hauteur, m’obligeant, la connaissance s’accumulant ce faisant, à tout reprendre ?

Il faut, j'estime, mettre la main à la pâte

Et si on ne croit pas à cela (que l’on peut agir sur les choses, sur l’humain, sur le monde… sur la pâte), alors c’est foutu, et il arrive ce que l’on voit tous les jours : des hommes et des femmes qui démissionnent de la vie, qui se dépolitisent, qui se désarment (c’est le pire, cela, perdre ses moyens). « Agir manuellement », voir les conséquences, même si elles sont toutes petites, de ces actions (chacun n’a pas l’obligation de réaliser des travaux et expériences manuelles exceptionnelles), et comprendre qu'elles profitent tout de suite à celui qui agit (qui prend en main une activité)… cela est faire œuvre d’éducation pour soi, et partant, c'est faire œuvre « intellectuelle » puisque l’homme apprend ainsi. On a cessé d’apprendre par soi-même, me semble-t-il, aujourd’hui. Ou du moins d’apprendre autrement que dans le cadre confiné du « technocapitalisme » où, dit Pascal Chabot, « la culture du rendement impose sa marque au rapport à la matière ». Et ce rendement, comme il se doit, a été bien déterminé à l’avance, comme l’a été aussi, le processus, les règles, les matériaux nécessaires, les connaissances nécessairement utiles… nécessaires à sa réalisation.

MC donne un exemple qui va même au-delà de ces aspects matériels, et qui me donne le vertige quand j’y pense plus de trois secondes ; l’exemple est celui d’un fast food aux Etats-Unis où le préparateur du sandwich travaille devant un panneau où il est écrit : « Danse comme si personne ne te voyait. Aime comme si jamais tu n’avais été blessé. Travaille comme si tu n’avais pas besoin d’argent ». Voilà l’horreur inscrite au panthéon de notre système de production : l'obligation vertueuse de rendement qui aliène, et qui se réalise et se transmet, grâce à la vertu d’une commande idéologique subliminale.

Qu'était-il écrit sur le fronton (porte) du camp d'Auschwitz?

Tout cela me rappelle un voyage que j’ai effectué en Chine en 1979 quand, dans les champs (je voyageais avec un groupe d’agriculteurs à la recherche de plus de compréhension du système de production coopératif dans les communes agricoles), il existait encore ce système de haut-parleurs placés en haut de poteaux d’à peu près trois ou quatre mètres, et plantés aux quatre coins de chaque parcelle de terre, et qui servait à encourager au travail la masse travailleuse via les enseignements (récitations du petit livre rouge) du Grand Timonier Mao Tse Toung.

Wall Mart, avec ses briefing du matin, et ses « pep talks », n’est pas en reste, j’entends, n’est pas moins efficace, ni moins idéologique, ni moins aliénant.

PC ajoute : « On voudrait que les gens travaillent comme des machines tout en leur faisant croire qu’ils pourraient y trouver un sens ». Comment alors imaginer un nouveau pacte entre l’homme et toute cette « grosse machine capitaliste technicisée et aliénante » ? Je crois qu’il faut revenir aux petits pas suggérés par MC, revenir à l’outil, à la main, à l’ordinaire du travail simple... dans l’esprit de pouvoir se réapproprier un peu de sens, pour soi, bien sûr, mais aussi pour les autres quand cette connaissance du « prendre en main son travail », et du « travail à portée de main » sera, comme nouvelle idéologie du simple, suggérée davantage dans l’école et sur la place publique, dans toutes nos institutions. Il ne s’agit pas, dans l’esprit qui m’anime, de vouloir briser le système capitaliste (le grand soir ?), mais de le réguler, de l'humaniser tout simplement (?) puisqu’il déraille trop souvent dans le « forcing » qui l’anime et qui brise l’âme de l’homme.


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