Au passage de l’année, la très puissante Al-Jazeera Sport (الجزيرة الرياضية), bras armé de l’émirat du Qatar dans l’univers impitoyable de l’exploitation audiovisuelle des grandes manifestations sportives, a changé de logo. Créée en 2003, la filiale pour les sports de la chaîne d’information qatarie, elle-même lancée en 1996, a su bâtir en moins d’une décennie son empire sur ce créneau particulier. Au sein du système médiatique arabe, elle a réussi à étouffer la concurrence, un rêve devenu réalité avec l’achat, en novembre 2009 et « pour un montant qui n’a pas été précisé », de son principal rival, le groupe saoudien ART. Et même au niveau international puisque, comme le note fort justement cet article, la chaîne qatarie est devenue, à la suite de ce mercato record, le plus important réseau mondial dédié au sport.
Le nouvel habillage de cette télévision sportive ne doit rien au hasard. Comme le claironne le slogan imaginé à l’intention de ce qui n’est plus qu’un petit segment de son marché, à savoir le public arabe : Wa taghayyarat al-lu’ba, soit Change the game! comme on dit dans l’idiome adopté pour la communication de la chaîne qatarie (voir l’image à côté). Pour la partie qui s’annonce, BeIn Sport cherche visiblement à se démarquer de sa grande sœur, la première chaîne arabe d’information en continu qui ne se remet toujours pas vraiment de ses exploits durant ce qu’il est convenu d’appeler le « printemps arabe ». Pour des raisons qui peuvent être différentes mais qui tiennent toutes au fait qu’ils jugent que la chaîne a rompu avec une certaine exigence professionnelle pour devenir, d’une manière de plus en plus évidente, un vulgaire porte-voix des manœuvres diplomatiques du Qatar, nombre de téléspectateurs arabes se sont détournés d’Al-Jazeera. Côté tribune officielle, la situation est pire encore ; les autorités égyptiennes ont ainsi vertement remis à sa place l’ambassadeur du Qatar parce que son pays avait osé critiquer la répression à l’encontre des Frères musulmans.
La « marque » Al-Jazeera n’est donc plus aussi porteuse, et les experts en marketing ont dû penser qu’ils pouvaient s’en défaire sans grosse perte. Mais il n’en a pas toujours été ainsi puisque la chaîne qatarie a conservé son identité d’origine lors de son lancement en août dernier aux Etats-Unis. Il est vrai que le regard du public nord-américain n’est pas le même que celui des téléspectateurs arabes. Et surtout, sur ce marché où elle occupe un segment très particulier et où les enjeux ne sont pas strictement commerciaux, il est bien plus intéressant pour le canal anglo-saxon d’annoncer la couleur en quelque sorte, en l’occurrence ses liens avec la maison mère au Qatar.
En revanche, pour la branche sportive qui correspond à un « vrai » plan business, la situation est différente. Pour elle, le marché arabe n’a guère d’importance et la chaîne qatarie, pour régler ses différends avec ses voisins privés de matchs de foot par exemple, continuera, comme elle l’a déjà fait dans le passé, à leur faire l’aumône de quelques retransmissions gratuites ou à prix bradés (voir cet ancien billet). En revanche, parce que sa stratégie est planétaire et que la chaîne du pays qui doit en principe accueillir le Mundial en 2022 s’adresse aux sportifs du monde entier, le branding du produit, son nom et son identité graphique, répondent à d’autres impératifs. Going global, inévitablement, Al-Jazeera n’a aucun intérêt à proclamer son identité arabe, à « en être » – be in – de ce monde arabe ! Comme bien d’autres sociétés actives à cette échelle – les exemples existent bien entendu en France –, il lui faut tout au contraire se doter d’une image aussi neutre qu’internationale.
Ainsi, la naissance de BeIn Sport contient en germe l’annonce d’une disparition. Ayant forgé sa notoriété sur le fait qu’elle était précisément porteuse d’une autre voix – celle des Arabes en l’occurrence –, Al-Jazeera, bien décidée à s’installer dans le paysage mondial, met en sourdine son identité première pour mieux séduire les chalands… Passe encore lorsqu’il s’agit de sport mais la démarche ne peut pas être dupliquée à l’identique dans le domaine de l’information. A la différence d’autres chaînes de ce type, la BBC, Russia Today ou encore CNN, autant de marques clairement identifiées à un type de message, on ne voit pas bien sur quoi Al-Jazeera peut s’appuyer pour « révolutionner l’information » internationale. Et encore moins aujourd’hui que trône sur les débris du projet national arabe la dynastie saoudienne…