Magazine Culture
Ces dernières années,
Gérard Mordillat a publié d’épais romans dans lesquels il empoignait avec
vigueur des questions sociales. Les
vivants et les morts, Notre part des
ténèbres et Rouge dans la brume
s’étaient ainsi succédé depuis 2005. A ces grandes fresques, Ce que savait Jennie semble répondre par
une étude de détail, sans rompre avec la colère qui anime l’écrivain et dont
celui-ci parle volontiers : « Les
occasions de manger le pain de la colère sont hélas ! quotidiennes. Et
cette injustice qui est une injustice sociale, une injustice économique, qui
par exemple condamne des millions d’hommes et de femmes à des situations très
précaires et même de plus en plus à la pauvreté, voire à la misère, se retrouve
aussi bien dans Ce que savait Jennie
que dans mes livres précédents. La différence, c’est que Ce que savait
Jennie, et c’est pour cela que le livre
est moins long, est une aventure individuelle alors que les autres étaient des
aventures collectives. Le fait que ce soit une aventure individuelle nous renvoie
aussi, de façon métaphorique, à la situation d’isolement qui est de plus en
plus la situation des hommes et des femmes aujourd’hui. »
Aventure individuelle,
donc, celle de Jennie qui évoque un personnage de Henry James (Ce que savait Maisie) en un clin d’œil
volontaire. Comme Jennie, Mordillat est un lecteur de James. Et, comme Maisie,
Jennie « fait preuve d’une lucidité,
d’un courage, d’une détermination très supérieure à ce que l’on imagine être la
capacité à se déterminer d’une enfant de treize ans, puis d’une jeune
fille. » En quatre actes, « comme
dans un opéra », dit le romancier, Jennie perd ses proches, en
particulier sa mère dont la disparition annonce la dispersion de la famille.
« Le dernier mot du livre est “injuste”. Ce que savait Jennie est un livre contre l’injustice et la première des injustices que
Jennie va subir, c’est à la mort de sa mère, quand elle comprend que, n’ayant
pas de famille, n’ayant pas de revenus, n’ayant que seize ans, il n’y a aucune
chance pour ses frère et sœurs restent avec elle. C’est une injustice
extraordinaire. La société fait ce qu’elle peut, elle n’est pas coupable de ne
pas arriver à conserver la fratrie. Mais c’est quand même une injustice absolue
au regard de l’amour qu’elle leur porte, du dévouement absolu qu’elle a pour
eux. Cette première injustice sera le point de départ de son aventure. »
Cette aventure la
conduira, en fin de roman, sur le chemin de la violence. En compagnie de
Quincy, lui aussi en rupture avec la société, elle devient une fugitive. On se
souvient alors de l’autre activité de Gérard Mordillat : le cinéma. Et on
se demande s’il a pensé, en rédigeant les dernières pages, à Bonnie and Clyde, le film d’Arthur Penn…
« Non,
mais j’aurais dû y penser. En revanche, il y a une chose à laquelle j’ai pensé,
c’est le film de Cimino, Voyage
au bout de l’enfer. Au début du film, on
voit une équipe travailler en usine, puis il y a une très longue scène de
mariage, de fête, sans que les personnages soient réellement distincts. Et
j’avais en tête, en écrivant Jennie,
de commencer là aussi en plan très large par une multitude de personnages parmi
lesquels Jennie était un parmi d’autres, et puis, petit à petit, scène après
scène, de m’approcher d’elle jusqu’au moment où elle ne serait que le
personnage du livre. Comme quoi il faut entendre les leçons du cinéma… »