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Billet de L’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 05 janvier 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Un petit lac quelque part dans le nord.  Au bord du lac, deux chalets.  Le nôtre et celui de la voisine.  ÉtéDSCN4042 comme hiver, au temps des grandes vacances, long est le chemin pour s’y rendre.  Et tout aussi long le chemin pour retourner à la ville.  Si long qu’à chaque fois que nos parents vont faire des courses ils nous confient, ma sœur et moi, à la garde de cette voisine.  Une petite femme boulotte, en âge d’être grand-mère, qui parle avec un drôle d’accent.  Devant ma mère il faut dire « Madame Hélène », mais sitôt la porte refermée, la dame insiste pour qu’on l’appelle Koukoume.

Dans son chalet, où elle vit à l’année, s’entassent d’étranges et mystérieux objets, de ces choses que l’on ne retrouve pas chez nous.  Sur le mur du salon, au-dessus du grand fauteuil, un Christ en croix et sous la croix, bien encadrée, une photo couleur sépia.  Visages ridés, teint basané, un vieux, une vieille prenant la pose, sans un sourire.  Et si on poursuit la visite, c’est avec bonheur qu’on découvre, ici et là éparpillés, de petits autels.  Sur le bureau, sur la commode, sur le frigo, des statues de plâtre : la Vierge, le Sacré-Cœur et Shetan.  Et puis au pied de chacune d’elles, couleurs passées, couleurs pastel, un bouquet de fleurs artificielles.  Posé au centre de toutes ces fleurs, un gros lampion rouge, jaune ou vert que l’on allume par mauvais temps pour se protéger des tempêtes.

Car c’est par un soir de tempête…

Pour faire leurs achats de Noël, tôt ce matin-là, nos parents sont allés à la ville.  La matinée s’annonçait belle, mais très vite le temps s’est gâté.  La neige, la neige qui tombe dru.  À ne plus voir ni ciel ni terre.  Et ma sœur et moi on s’inquiète.  Paraît que toutes les routes sont bloquées.  Paraît que c’est bien pire en ville.  Et en plus de ça c’est la brunante.  L’heure où elle et moi on s’attriste à voir trop tôt venir la nuit.

Quelques coups frappés à la porte.  Espoir… et déception.  Ma sœur et moi on se regarde, la larme à l’œil, la mort dans l’âme.  Ce ne sont pas ceux qu’on attendait.  Mais quelques vieux des alentours qui sont venus en autoneige passer la soirée chez Hélène.  Et voilà Koukoume qui s’empresse de les faire asseoir au salon.  Dans le fauteuil ou sur des chaises prestement sorties du placard.  Et inspirés par notre présence, les vieux s’animent et puis racontent.  Souvenirs de chasse et de voyages.  Du temps où ils étaient enfants.  Un après l’autre, ils se racontent.  Si bien qu’il suffit d’écouter.  Pour voir d’un coup tomber les murs.  Et au milieu du petit salon, sous le couvert des épinettes, les pieds enfoncés dans la mousse, voir soudain se pointer le loup, le lièvre, le lynx, le carcajou et l’Orignal, le Magnifique…

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Mais dehors rage la tempête qui, d’un coup, nous plonge dans le noir.  Et c’est à la lueur des lampions que se termine la veillée.  Avec cette fois d’autres histoires qu’on a du mal à raconter.  La nuit, le froid, la neige, la neige qui tombe dru.  À ne plus voir ni ciel ni terre.  Les chasseurs pris dans la tourmente.  Et au fond des bois, la menace du Windigo au cœur de glace…

« C’est pas des histoires pour les p’tites ! » s’indigne alors notre gardienne qui, affolée, se précipite pour sitôt nous mettre à l’abri.  Et c’est au milieu de son grand lit qu’on finit par s’endormir pendant qu’elle nous chante une berceuse avec des mots qu’on ne comprend pas.  Des mots qui, pourtant, font qu’on a plus peur du Windigo au cœur de glace, de la nuit, du froid et des tempêtes.

Koukoume : Grand-maman

Shetan : Sainte-Anne

Windigo : Géant cannibale.  Associé à l’hiver, au Nord, au froid et à la famine

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée àla fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à

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 force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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