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James C. SCOTT, Petit éloge de l’anarchisme. Compte-rendu.

Publié le 05 janvier 2014 par Antropologia

petit-eloge-anarchisme-siteParis, Lux, 2013

Je connaissais James Scott pour avoir acheté, il y a peut-être plus de dix ans, son livre The Art of the Resistance, séduit par le titre. Depuis l’ouvrage a été traduit en français chez Amsterdam ainsi que Zonia ou l’art de ne pas être gouverné, au Seuil en 2013.

Le titre français de son dernier livre Petit éloge de l’anarchisme reflète mal son contenu. Il ne s’agit pas d’un texte politique mais au contraire d’une succession de fragments sur une série de sujets concrets tels que la fonction des feux rouges ou l’aménagement des jardins d’enfants. D’ailleurs la traduction la plus pertinente du titre américain me semblerait être : « A la santé de l’anarchisme ! ». Scott présente des situations qui résultent du type de regard qui nous intéresse tant, celui que De Certeau ou Foucault ont appelé « les savoirs qui ne sont pas sus », « les savoirs assujettis ». Scott multiplie les exemples de pratiques vernaculaires selon l’expression utilisée dans la traduction, pour montrer que « le point de vue divin » ne peut permettre d’accéder à la connaissance de la réalité.

Anthropologues, nous le savions, mais l’intérêt du livre réside dans la subtilité des analyses et la diversité des objets. Il ne s’agit pourtant que d’un essai – « ouvrage dans lequel l’auteur traite d’un sujet particulier, mais sans prétendre l’approfondir ni épuiser, ni enfin le traiter en forme et avec tout le détail et toute la discussion que la matière peut exiger » – mais cette forme fragmentaire autorise la multiplication des facettes, des points de vue, des sources.

Le propos apparaît clairement : pourquoi certaines circonstances suscitent-elles la générosité, le dévouement et parfois l’héroïsme alors que les institutions s’escriment à développer la mesquinerie, l’égoïsme et la bêtise. Je me souviens comment en mai 1968, en quelques heures, les opinions et les conduites avaient complètement changé; d’un coup le monde n’était plus le même, ses habitants étaient devenus généreux et inventifs. Je me souviens de cet après-midi où fut voté le boycott des examens à l’immense majorité de l’assemblée générale ; les seuls opposants furent les staliniens et ce que nous appelions les « fascistes ». Scott constate des évidences à savoir la volonté des institutions d’abrutir leurs sujets pour les rendre improductifs et bornés alors que la libération de leur créativité décuplerait leur efficacité dans les tâches dans lesquelles ils sont assignés et (mal) payés. Il réclame donc la mise en place du « Produit Humain Brut » qui mesurerait l’activité des êtres humains en voie de libération et non les (mauvais) résultats d’asservis que donne le PIB.

Et puis il y a dans le livre des pages surprenantes sur la défense de la « petite bourgeoisie », la tête de turc de Marx, Brecht et Barthes et de beaucoup d’autres. Ce serait selon ces derniers le lieu de la suffisance, de la mesquinerie, du mauvais goût. Scott y voit au contraire la volonté d’échapper à l’Etat, d’affirmer son autonomie, d’être différent (pensons à Madame de Bovary qui essaie maladroitement d’échapper à toutes les contraintes dans lesquelles elle est enfermée). Evidemment, cette attitude désigne l’ennemi principal : est-il la bourgeoisie exploiteuse ou, au contraire, l’Etat autoritaire ? Par sa réponse et ses expériences, Scott rencontre en fin de parcours l’anarchisme, comme par inadvertance, comme la conséquence de ses constatations. L’essentiel devient alors la démarche, l’attention méticuleuse aux situations, particulièrement celles qui fabriquent des héros tels ces habitants de Chambon-sur-Lignone qui, durant l’occupation, ont sauvé plus de 5 000 réfugiés[1]. Elles ne résultent ni de lois, ni d’évolutions inéluctables, d’invariants ou de déterminations. Sartre et ses « existants », Tolstoï et ses « hasards » sont alors évidemment convoqués pour témoigner de la contingence des choses et des conduites. Scott collectionne ainsi dans diverses époques et lieux les circonstances qui rendent les êtres humains meilleurs. C’est toujours quand ils ont le sentiment de modifier sur la réalité, de pouvoir intervenir. Pour Scott, c’est cela l’anarchisme. Ça pourrait aussi s’appeler l’intelligence voire l’efficacité. Il ne fait pourtant que tirer les conséquences immédiates de la simple « connaissance livrée de l’intérieur d’un monde social saisi à une échelle microscopique », de l’enquête anthropologique.

Bernard Traimond

[1]   J’en profite pour signaler que les jeunes de ma commune dont Charles Tariq, conduisaient à cette époque des prisonniers africains évadés en zone libre. La seule reconnaissance qu’il ait jamais eue, ce fut des lettres de personnes qu’il avait sauvées.



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