Il s’interrogea sur le sort qui était réservé à ces garçons, là-bas, dans l’Empire lointain et fraternel. Interrogation vaine car il n’est pas donné à l’homme de connaître son avenir. De l’ignorer est, peut-être sa seule béatitude ici-bas, et c’est mieux ainsi car si le très honorable commandant Yourat Isakovic avait eu, ce matin-là à son départ de Tokay, le don de divination, il aurait été horrifié et aurait détourné la tête pour ne pas regarder son avenir en face.
Migrations : de Serbie en Autriche, puis en Russie. Nous sommes au XVIIIe siècle, l’Empire austro-hongrois décrète de donner pour seule récompense à ses soldats serbes une terre et le droit de la cultiver au compte de la nation. Refusant ce déclassement, de nombreuses familles prennent le parti de gagner la Russie, slave et orthodoxe. Mais cette migration, d’abord accréditée par les autorités russes, est bientôt jugée suspecte, criminelle, voire punie de mort. Jusqu’où faut-il aller pour retrouver son honneur? Quels sacrifices accepter? Quelles épreuves endurer? A quoi renoncer, et où trouver cette « Nouvelle Serbie » tant rêvée?
Telles sont les questions que soulève la saga familiale de Milos Crnjanski, Migrations. Suivant le périple de la famille Isakovic sur deux générations, c’est la genèse de ce choix décisif (partir pour ne pas avoir à se renier) que le romancier déroule sous nos yeux, prenant pour héros Vouk et Archange Isakovic d’une part – frères en tout opposés, l’un guerrier l’autre marchand, dont le centre vital est incarné par la même femme, Daphina, femme de l’un et maîtresse de l’autre – et Pavle Isakovic d’autre part, fils adoptif de Vouk – suivis de ceux qu’il appelle ses « cousins », enfants biologiques de Vouk : Yourat et sa femme Anna, Trifoun et son épouse Varvara.
L’histoire de Vouk et d’Archange, c’est celle du rêve d’une patrie idéale, d’un ailleurs, auquel on songe sans jamais préparer son départ. L’histoire de cet adultère, de son issue tragique, est celle de la naissance d’une consolation que l’on ne s’autorise pas encore à saisir. L’histoire de Pavle et de ses cousins, c’est celle de l’accomplissement, laborieux, de cet espoir – lesté, par sa confrontation au réel, de tout ce qu’il pouvait avoir, de loin, d’enchanteur et de magique. Le désenchantement de l’exil commence avec les embûches qui se dressent entre lui et ses aspirants : les silences, vexations, cachettes, toutes ensemble traduites par cette scène grandiose où Pavle, confiné dans une auberge de Vienne dans l’attente de son passeport russe, reconnaît, dans le couloir, la silhouette d’une femme jadis aimée et qu’il ne peut rejoindre. – Choix qu’il ne regrettera qu’un instant, pour l’oublier ensuite ; car Migrations est aussi le portrait d’un caractère, familial sans doute, serbe peut-être : décidé et fonceur, courageux et fier, parfois impétueux et impulsif, mais jamais résigné ni soumis.
L’arrivée en Russie (qui n’advient que dans les dernières pages du livre) se fera comme l’air de rien. La grande réception à la cour de la tsarine n’aura pas lieu : rien qui fasse écho, dans le monde, à la mesure de la victoire que constitue cet exil. Rien qui reconnaisse ce qu’il fallut de courage et de persévérance (et aussi, peut être surtout, de folie) pour tout quitter, seulement animé par l’espoir de trouver mieux, ailleurs, plus loin.
Migrations écrit l’histoire de tous les rêves d’un monde meilleur, ceux-là même qui ne se réalisent jamais tout à fait mais dont le demi-échec est toujours plus grand que le servile contentement du reste.