Magazine Côté Femmes

[critique] Annie Leclerc – L’amour selon Mme de Rênal

Publié le 28 octobre 2013 par Consuelo

Quel rapport entre le bonheur de ce soir, son baiser furtif sur mon bras nu, à l’insu de M. de R. tout à ses discours, cette morsure, blessure délicieuse d’amour qui se transporte au corps entier et fait défaillir, et ses autres baisers pressants, fiévreux sur ma main, baisers, baisers tellement audacieux, défiant le ciel, quel rapport, je le demande à Dieu, entre cette ferveur immense, cet abîme d’adoration céleste et la hideuse ignominie d’une femme adultère? Quel rapport? Il n’y a pas de rapport.

Stendhal, Le rouge et le noir. Julien Sorel y est un jeune ambitieux, embrassant une carrière écclésiastique par soif de renommée sociale, de prestige. Son but est de se faire un nom : en chemin, il croisera Mme de Rênal, épouse de l’homme installé (maire de la ville) dont il instruit les enfants. Ce qui devait n’être qu’une étape sur le chemin de son ascension sociale se révèlera être un obstacle : abandonnée par son amant, Mme de Rênal dénoncera sa vénalité et empêchera le mariage de celui-ci (d’où son annoblissement) avec une aristocrate strasbourgeoise. Furieux, Julien la tuera de balles dans le coeur ; il aura, avant d’être exécuté en châtiment, le temps de comprendre que le lien qui l’unissait à elle était le seul lien véritable de son existence. – Histoire romanesque, Le rouge et le noir épousait le point de vue de Julien Sorel ; Annie Leclerc, dans L’amour selon Mme de Rênal, adopte, elle, la perspective de cette dernière sous forme d’un journal (Pensées de vie et méditations morales de Mme de Rênal) – histoire romanesque aussi, donc.

Empruntant aux codes de l’écriture introspective, Mme de Rênal déploie la même gamme de sentiments que celle par laquelle est passée l’Elénore d’Adolphe de Benjamin Constant : tour à tour maîtresse coupable, mère dévouée, épousée déçue, elle découvre le sentiment amoureux en même temps que la condamnation sociale et vit son drame jusqu’au bout : jusqu’à l’abandon de son amant et ses trahisons, car liaisons, à répétition.

Ce qui touche dans le court opuscule d’A; Leclerc, c’est la précision avec laquelle elle retranscrit une voix qui semble émerger directement du 19e siècle, qui en a la retenue et l’exaltation : l’illusion est parfaite ; on croyait entendre Mme de Rênal elle-même. Le tout se lit comme une Madame Bovary condensée, un poème dont la désuétude parle, pourtant, un langage contemporain. Le bouquet (s’il s’agissait d’un parfum) est chargé, entêtant, pourtant lumineux et limpide ; grisant et terrible. On sent déjà le drame poindre dans la psychologie de cette femme exaltée, et qui découvre tout juste ses puissances d’exaltation - qui comprend, en goûtant au bonheur, que jusqu’ici elle n’a jamais été heureuse. Et qui ne veut plus accepter autre chose que ce bonheur-là.

Le texte est malheureusement trop court : A. Leclerc s’est éteinte avant de l’achever. Mme de Rênal n’apprendra jamais les tromperies répétées de son Julien, ne recevra jamais de lui des balles dans le coeur, ne saura jamais que s’il n’y avait dû en avoir qu’une, ç’aurait été elle. – Histoire romanesque, jusqu’au bout.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Consuelo 27 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine