[critique] Dino Buzzati – Orfi aux Enfers

Publié le 04 novembre 2013 par Consuelo

Des regrets? C’est comme ça, jeune étranger. Le regret c’est la maladie du pays. Elle est très mal vue. La pire faute, interdite, c’est de regarder dans le monde des vivants à travers certaines fenêtres, clandestinement, pour savourer les paradis perdus.

De Dino Buzzati, on connaît Le K, recueil de nouvelles dont la plus célèbre figure le jeune Hitler en prise avec des conflits d’enfants apparemment anondins, en réalité décisifs. On connaît aussi son roman, Un amour, roman tardif sur le tardif éveil à l’amour d’un homme pour une jeune fille. Un pan de son oeuvre reste à découvrir : le fumetti (bande dessinée).

Première et dernière oeuvre graphique de Buzzati, Orfi aux enfers consiste, comme son nom l’indique, en la reprise du mythe d’Orphée implantée au coeur du Milan des années 60. Orphée devient Orfi, jeune musicien pop en vogue ; sa résidence fait face à une maison étrange, par la porte de laquelle il voit un soir s’engouffrer celle qu’il aime, Eura (diminutif d’Eurydice). Apprenant le lendemain sa mort, il découvre que cette maison voisine de la sienne est en fait la porte des Enfers et décide d’en extirper Eura, entreprenant, pour convaincre le gardien des nuits, de mettre à profit ses dons de musicien.

Le mythe d’Orphée est universel ; nombre de contes populaires (bretons, notamment) en reprennent la trame en l’agrémentant de détails folkloriques propres – car c’est le propre des mythes d’appeler la reprise et la réactualisation. Que dit, ici, la reprise par Buzzati du mythe d’Orphée? Est-ce la folie d’un amour malheureux? Est-ce l‘impossibilité de conjurer une séparation? Est-ce le pouvoir de séduction de l’art d’où de l’artiste?

L’Orfi de Buzzati accorde plutôt son intérêt aux chansons composées par le héros, et à leur contenu. Les prisonniers des Enfers demandent à Orfi de leur raconter ce qu’ils ont perdu : le goût du temps qui passe. Prisonniers d’un éternel présent, ils ne vivent plus que l’instant, qui toujours se répète, toujours se renouvelle, jusqu’à perdre toute saveur, tout prix. On trouve là une mélancolie commune à L’invention de Morel de Bioy Casares : c’est le caractère changeant, mortel des choses qui fait leur prix.

Tu te rappelles, quand tard dans la nuit, devant la porte de ta maison, alors que la lune disparaissait derrière les toits de Milan, l’ami te disait : Tout cela n’est-il pas épouvantable, la vie le travail l’argent le succès l’amour? Tu répondais Oui oui. Et au bout du compte, la mort? ça ne vaudrait pas mieux d’en finir une fois pour toutes? Tu répondais Oui, oui, Tu ne comprenais pas que justement cette angoisse était la beauté, la lumière, le sel de la vie.
Puis naturellement, tu laissais tomber.

Comme par un long poème, Orfi aux enfers évoque tout ce qui, au fond même de son caractère pénible, est précieux, car vivant. Et c’est plutôt une méditation sur ce qui fait « le sel de la vie », sur l’inanité du désir d’immortalité, que se concentre l’Orfi de Buzzati : Eurydice, encore une fois, sera perdue, mais non par la faute d’Orphée. Il ne se retournera pas sur elle pour s’assurer qu’elle le suit, il n’aura pas de doute, elle ne se changera pas en statue de sel – seulement, elle ne le suivra pas, engourdie par son éternel sommeil.

C’est peut-être aussi ces pertes qui font le sel de certaines vies.