L’ami n’est pas un autre moi, mais une altérité immanente dans la mêmeté, un devenir autre du même.
Dans philosophie, il y a philos, l’ami : le philosophe est l’ami de la sagesse. Tel est le point de départ de la (brève) réflexion de Giorgio Agamben sur l’amitié et de sa lecture d’un passage de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. Car, au fond, qu’est-ce que l’amitié? Ce n’est pas, affirme Agamben, un prédicat, une qualité que l’on pourrait attribuer à quelqu’un et le classer, pour cela, dans une catégorie, celles des « amis ». La véritable amitié est plus complexe que cela, elle relève de l’existence, du sentiment de l’existence de l’autre au coeur de notre propre existence : elle se fonde sur une intimité, une identité, rare et précieuse. Aussi la phrase « tu es mon ami » est-elle aussi mystérieuse, difficile à analyser, que la locution « je t’aime ».
A travers ce court essai sur l’amitié, Giorgio Agamben déploie toute l’énigme de l’amitié et nous laisse comme charmés par l’éloge souterrain qu’il en dresse. « Qui a beaucoup d’amis n’en a pas » : la phrase d’Aristote telle que revue par Casaubon est limpide, elle pointe l’extrême rareté des amitiés réelles. En ce sens, l’amitié prend le pas sur l’amour pour ce qui est de la force, du mystère, de l’étroitesse du lien. Nos siècles ont exalté le modèle amoureux comme summum de toute vie affective; il n’est pas inutile de rappeler que d’autres ères lui avaient préféré l’amitié. C’était ce que relevait Stéphane Audeguy dans son Petit éloge de la douceur : l’amitié est plus douce que l’amour et c’est légitimement qu’on a pu, longtemps, de l’Antiquité à la Renaissance, la préférer aux affres de la passion amoureuse telle que l’ont exalté les âges classique et romantique.
Enfin, soulignons, dans ce court opuscule d’Agamben, l’idée aristotélicienne qu’être ami implique toujours un vivre-ensemble qui engage, à son tour, le partage « d’actions et de pensées ». Agamben oublie assez vite que ce partage porte bien sur deux « objets » : les actions, les pensées. Il s’agit bien, ici, de se trouver des points communs d’opinion, d’en fonder via la menée d’actions collectives, lesquelles créent et soudent une communauté. Pour le philosophe italien, seul importe le partage existentiel du sentiment de la douceur de vivre ; certes, mais je serai tentée de répondre : pas seulement.
L’amitié est donc liée à la douceur : généreuse et indulgente, elle n’est ni jalouse ni avide. Et si l’éloge de sa possible intensité peut la faire envisager sur le modèle du sentiment amoureux, en réalité c’est bien plutôt le sentiment amoureux qui devrait s’inspirer des bonheurs simples de l’amitié.