Vision sombre d’un Stambouliote sur sa ville

Publié le 04 janvier 2014 par Romuald Le Peru @SwedishParrot

Vendeur de salep dans la lumière du matin - Vieux pont de Galata - Istanbul - 1957

Le photographe est l’esclave du monde réel, et d’ailleurs c’est pour cette raison que je ne photographie plus İstanbul, parce que c’est de la merde (ou alors seulement si c’est une commande, pour prendre l’argent). J’ai assisté à la destruction de la ville, j’ai vu le vieux cimetière arménien, près de l’église Notre-Dame-de-Sion, retourné par les bulldozers pour établir les fondations de deux hôtels, le Divan et le Hilton ; j’ai suivi les travaux qui ont éventré la ville pour ouvrir la route de l’aéroport ; en 1958, pendant la deuxième vague de démolition, j’ai vu d’énormes machines, des dinosaures à moteur, écraser des maisons les unes après les autres. A cette époque, j’ai photographié jour et nuit ce qu’on était en train de détruire. Avec les maisons, c’est un mode de vie qu’on a balayé. Quand j’étais enfant, les habitants pouvaient être pauvres ou riches, mais il y avait des gens chics, des gens sympathiques, on soulevait son chapeau pour se saluer, maintenant ce ne sont plus que des paysans, İstanbul a été conquis une seconde fois, nous sommes occupés par quatorze millions d’Anatoliens. Bien sûr, on me dit que les Ottomans faisaient déjà venir ce genre de paysans, mais ils ne les utilisaient que pour le métier des armes, les Stambouliotes n’allaient jamais à la guerre, ils se contentaient sagement d’applaudir le départ et le retour de l’armée. Il est arrivé ce qui devait arriver ; les Anatoliens ont pris leur revanche. Aujourd’hui, il n’y a plus un milliardaire turc qui ne soit né en Anatolie. C’est pour toutes ces raisons que je sors maintenant sans mon Leica. D’ailleurs, il n’y a pas qu’İstanbul, le monde entier s’enlaidit. Le béton gagne. Bien sûr que j’aime le Bosphore, et les fumées des bateaux. Ces fumées, c’est la vie — c’est la guerre aussi— oui, la guerre et la vie, et ces quais, c’est la porte sur un autre monde, nulle part au monde vous ne trouverez une ville où l’on change de continent en cinq minutes.

Mosquée Süleymaniye Camii - Corne d’Or - Istanbul - 1962

Celui qui parle est un Stambouliote pur jus, un photographe émérite qu’on peut s’étonner d’entendre parler avec ces mots si durs à l’encontre des Anatoliens et des paysans. Ce photographe, c’est Ara Güler, celui que partout dans le monde on considère comme le chantre d’Istanbul, celui qui dit mieux que quiconque au travers de ses 800.000 clichés le passé d’une ville depuis les années 50 jusqu’à aujourd’hui, même si, comme il le dit lui-même, il ne photographie plus de la même manière parce qu’il a vu sa ville métamorphosée.
Ara Güler fait partie du club très fermé des masters of Leica et un très beau livre de ses photos a été édité en 2009 aux éditions du Pacifique, avec un texte admirable d’Orhan Pamuk. Ces mots si durs ont été recueillis par Daniel Rondeau dans İstanbul, NiL Editions, 2002.
Les trois photos de cet article proviennent du site de Magnum.

Esplanade de la Yeni Camii - Eminönü - Istanbul - 1972