La "valetaille" de ce temps là comportait dans les familles à particule, une pyramide de grades, maître d'hôtel tout en haut, puis valets de chambre, cuisinière, marmiton, tous assimilés à du mobilier sourd-muet mais, comme dans Molière, confidents et soubrettes délurés recueillaient toutes les confidences, toutes.
Curieux je me trouvais ici ou là pour voir le déroulement du quotidien. Je voyais cette troupe de "domestiques" courbant l'échine à l'arrivée du Comte et de sa suite. Je constatais leur obséquiosité penchée, leur désir d'être remarqués, leur souci de prévenir le désir...
L'envers du décor, dans la "salle des gens", à savoir le réfectoire du personnel. Une fois le service terminé, les patrons s'éparpillaient selon les goûts et les humeurs, qui au fumoir livre en main, qui dans l'un des deux salons pour le piano ou les bavardages, qui dans sa chambre seul(e) ou accompagné(e). Le "personnel" pouvait aller se refaire des forces dans la salle des gens, une bonne quinzaine de convives qui se défoulaient : une débauche de racontars de préférence négatifs, un déballage de faits divers croustillants, une volonté de ridiculiser les patrons...Moi, en bout de table, bien éveillé, je notais ces explosions hargneuses qui compensaient les courbatures variées.
Pour moi, des travaux pratiques, une instruction sur la duplicité des humains.
Toujours au château, dans la cuisine. Tout y était immense, le fourneau, l'évier, la table et, dans un coin retiré, la maie, rarement ouverte mon terrain de jeu, dans la pénombre. On m'y oubliait avec mon mécano et mes cubes. Un seul impératif : ne pas troubler le travail alentour des domestiques en transit.
Chaque année pour alimenter le chauffage central, le Comte avait les moyens, un grossiste en charbon et bois de Gien accompagnait les camions de livraison. Le château était un énorme client à ménager. On engouffrait dans d'immenses casiers des tonnes d'anthracite et de briquettes au sous- sol. Les stères de bois mis à l'abri attendaient les moments de loisir de mon grand-père pour être sciés.
La livraison achevée le patron et son commis s'installaient dans la cuisine avec mon grand-père pour ingurgiter une ou deux chopines et bavarder. Depuis ma maie mon oreille attentive enregistrait.
Celle là par exemple : Une certaine bourgeoise huppée de Gien avait commandé" un camion de bois. Le commis livreur revient avec sa livraison refusée : "une qualité indigne d'elle !" Le patron informée fait un saut chez la sus-dite et s'excuse platement de cette "erreur". Rendez-vous est pris pour le lendemain. Le patron conduit lui-même le camion refusé la veille, avec la même marchandise...rigoureusement la même. La bourgeoise prétentieuse s'extasie alors sur la qualité de ce même chargement "je savais que le camion d'hier ne pouvait m'être destiné"
Tous les auditeurs de cette histoire vraie de se taper sur les cuisses, de s'envoyer des claques dans le dos, le rire ébranlant les mûrs.
Ne vous étonnez plus de ma méfiance pathologique à durée indéterminée après une telle éducation clandestine...dés mes 11 ans!
l'Ancien
[première publication en aout 2006]