Crise de l’hôpital et du système de soins : un état des lieux
Publié Par Contrepoints, le 3 janvier 2014 dans SantéGouffre financier, désorganisation, dysfonctionnement des soins : l’hôpital français se dégrade.
Par Docteur Bernard Kron, membre de l’Académie Nationale de Chirurgie.
Résumé : Depuis la loi sur les 35 heures et malgré les plans hospitaliers 2002/2007/2012, la qualité de l’hôpital se dégrade : « est-elle en train de s’effondrer » ? Les hôpitaux français, comme de nombreuses entreprises sont dans la tourmente. La descente aux enfers semble sans fin. Malgré les plans, ils sont toujours en déficit. 74% des Français ont confiance dans la qualité des hôpitaux, mais est-ce la réalité ? Pour certains la qualité de l’hôpital s’écroule depuis qu’on a voulu le gérer comme une entreprise. Croire que la rentabilité est devenue l’objectif premier et que le patient est considéré comme un client est totalement faux ! L’arrivée d’une sélection, en fonction de l’âge et de la gravité de la maladie est une nouvelle menace. L’idée de guérir des malades reste cependant la priorité. L’hôpital n’est pas devenu une machine à sous, mais il doit tendre vers l’équilibre et pour cela il doit être plus efficient. Le plan national Santé ne pourra pas changer cette donne sans une profonde réforme organisationnelle.
« Au fait, c’est quoi un patient ? » Une urgence, un client, un malade, un malade rentable, un numéro ou un être humain ? Peut-il accéder librement aux données ?
Dans les années 90 le système de santé français était classé au premier rang mondial par l’OMS. Il faisait des envieux. Il faut revenir en arrière pour comprendre cette dégradation. La réforme Debré a créé le plein temps qui a permis de moderniser l’hôpital et de garder en son sein des médecins performants. La dérive hospitalière a commencé en mai 1968 avec la suppression des concours les uns après les autres. Nombre de chefs de clinique devant l’absence de lisibilité et d’attractivité des carrières hospitalières sont partis vers le privé. En clinique, le malade est reçu, suivi, sans délégation de tâche par celui qui va l’opérer. L’hôpital s’éloigne de ce mode de fonctionnement.
La réforme de 1991 commença son travail de sape. La loi instaure une double hiérarchie hospitalière afin que les personnels paramédicaux ne dépendent plus de l’autorité médicale. La dérive s’accélère. Sous l’instigation des élus et des tutelles, les CHU se multiplient. Les pleins temps sont écartelés entre les tâches administratives et organisationnelles, la FMC, la CME, les congrès, la formation des internes, la bonne marche des services, leur clientèle privée et l’évolution de leurs carrières. Pendant ce temps les chirurgiens du privé « inventent » la cœlio chirurgie, c’est la « French Révolution ». 70% des actes de chirurgie se font en clinique.
Cette dégradation s’est poursuivie en 2002 avec la mise à mort de l’Internat (Kouchner). Les plans Hôpital 2002/2007/2012 ont mal cerné cette descente aux enfers. La concentration des plateaux techniques, des hommes, les 35 heures, les luttes syndicales et le gigantisme hospitalier en sont la raison principale. La Loi HSPT (2011) a aggravé cette situation alors que les cliniques regroupées dans des chaines se restructuraient, se mettaient aux normes et attiraient les meilleurs opérateurs.
Quelles sont les raisons de cette descente aux enfers ?
« Diviser pour régner ». Manipulation politique commencée en fait sous le règne de Giscard d’Estaing
L’esprit de Mai 68 s’est répandu dans tout l’hôpital. Faire échapper les soignants, infirmiers, aide soignants, externes et toutes les corporations au pouvoir du Mandarin ne choqua personne. Les voix des opposants furent étouffées. La pensée unique régnait déjà. Les services se Balkanisent. On promit aux infirmières monts et merveilles en reconnaissance, salaire, pouvoir quasi médical, master. C’est l’époque du « diagnostic infirmier » qui allait les transformer en officiers de santé (bientôt frustrés de ne pas avoir les mêmes droits sur les patients). Combien de belles vocations gâchées par cette manipulation. Le Tutoiement devient familier entre les médecins et le personnel, il n’y a plus de respect « hiérarchique ».
L’effectif
Avec 100 000 médecins et un million de salariés, il est pléthorique. 30 000 médecins ne sont pas titulaires ou issus de notre cursus. Le temps consacré aux soins diminue avec la multiplication des contraintes. Le déséquilibre entre le nombre d’administratifs et de soignants s’aggrave. Il y a en effet jusqu’à 9 strates administratives dans les grands ensembles hospitaliers1. L’effectif de l’AP-HP est supérieur de 44% à celui observé en moyenne dans l’ensemble des hôpitaux pour la même part d’activité. L’écart entre le personnel médical de l’AP-HP et celui des autres CHU représente 550 équivalents temps plein. Le nombre de médecins présents pour les soins varie de un à six au sein du même service, et sur une même semaine et le nombre de personnel pour un même acte varie de 1 à 3 entre le privé et le public.
Le sureffectif n’empêche pas les dysfonctionnements, mais des ilots de vraie médecine ont pu se préserver, où tout le monde peine pour travailler à l’ancienne et résister aux pressions administratives. Les soignants s’usent face aux obligations administratives, à la traçabilité, aux référentiels, aux mises aux normes, aux principes de précautions et à l’accréditation, souvent illusoires pour la qualité.
Les Internes
Au nombre de 26 000, classés de façon aléatoire par l’ECN sont mis à contributions pour faire marcher les services, alors que les externes font de la paperasse et du secrétariat au dépens de leur formation clinique. Les CCA seront bientôt de moins bons opérateurs que les mono appartenant qui opéreront beaucoup plus compte tenu de la réforme en cours.
Les élèves infirmières et les IBODES
Les infirmières sont devenues des étudiantes. Elles sont en route vers le master, au prix d’un allongement de la durée des études de plus en plus théoriques et éloignées du contact avec les patients. On les hyperspécialisa sans en faire « des officiers de santé ». C’est ainsi qu’on créa une sur- spécialité, les IBODES, infirmiers de bloc opératoire au prix de 18 mois d’école supplémentaire, leur demandant d’acquérir des connaissances en techniques de stérilisation, en procédures juridiques et des notions chirurgicales.
Les IBODES tomberont de haut au contact des réalités du bloc. Les plaintes actuelles de cette corporation en témoignent. Certes elles connaissent tout des procédures « de qualité », formatés aux référentiels multiples à appliquer pour obtenir les accréditations et satisfaire aux audits. Mais ils sont bien mal préparés aux aides opératoires.
IBODES : Cursus avec 14 spécialités chirurgicales censées être acquises en 14 semaines !
Un minimum de 3 mois est nécessaire à un étudiant en médecine, qui a déjà 5 ans d’études pour être « utile » comme aide opératoire pour une spécialité chirurgicale précise. Les chirurgiens préfèrent se faire aider par des étudiants ou médecins (éventuellement étrangers), qu’ils forment à leur exercice particulier. Ce psychodrame est induit par le « syndrome de l’école » qui forment des professionnels inadaptés au terrain, il en est de même pour les cadres infirmiers ou les jeunes directeurs d’hôpitaux. L’école de Rennes (Hautes Études de Santé Publique) participe à cette évolution néfaste qui permet à certains directeurs de faire des carrières plus brillantes lorsqu’ils sont à la tête des « nouveaux monstres hospitaliers ».
Le parc hospitalier
Le total de ce parc français est de 60 millions de m2 (Cour des comptes). Il comprend en outre des logements dont 20% seraient inoccupés), des forêts, des domaines, des vignobles.
« Un hôpital pensé il y a quinze ans n’a aucune chance de correspondre aux bonnes pratiques de la santé moderne » (déclaration de la directrice de l’AP-HP). « Si on réfléchit au visage futur de l’AP-HP, nous devons envisager de reconfigurer la surface hospitalière et de la réduire de 40 à 50 % lors des quinze prochaines années. » « Aujourd’hui, les 38 établissements de l’AP-HP sont répartis sur une surface bien trop massive de 3 millions de m2. »
L’hôpital reste extrêmement dépensier et peu efficace. Son déficit cumulé serait de 24Mds d’euros. En 2008 le budget hospitalier représentait 36% du budget soins, il serait maintenant de 45% (Cour des Comptes). Les regroupements réalisés au détriment des cliniques privées (transformées en grand nombre en « soins de suites ») sont coûteux mais font plaisir à leurs directeurs qui peuvent ainsi faire de plus belles carrières et aux élus.
L’hypertrophie de l’Hôpital a créé des monstres de plus de 100 000 m2 carnivores des cliniques privées et budgétivores. 99% de la dotation MIGAC est allée aux hôpitaux (soit 8,3 Mds d’euros).
C’est la même erreur de conception que celle qui, au Moyen-Âge, a consisté à installer les Hôtels Dieux au milieu des villes, ce qui a entrainé de graves épidémies. L’éloignement impose transferts et attentes. On va maintenant réinstaller les hôpitaux au centre des villes comme pour le nouveau CHU de l’ile de Nantes. À Nantes on prévoit de construire un super CHU qui regrouperait les deux sites actuels. Coût estimé à plus d’un milliard d’euros.
Ces réalités n’ont pas empêché le nouvel Hôpital Sud Francilien de voir le jour. Il est encore plus gigantesque que les précédents (Strasbourg et Toulouse) : 110 000 m². Il regroupe l’offre de soins des hôpitaux « Gilles de Corbeil » de Corbeil-Essonnes, « Louise Michel » d’Évry/Courcouronnes et « Albert Calmette » de Yerres. Il compte 1100 chambres, 26 blocs opératoires. Les mal façons et les surcoûts le rendent largement déficitaire. Les hôpitaux de Poissy et Saint germain en Laye malgré leur fusion présentaient un déficit de 140 millions en 2011. Ils devaient être reconstruits à Chambourcy, mais Claude Evin, échaudé par l’HSF déjà en déficit, a annulé ce projet.
L’organisation hospitalière
L’évolution vers l’hospitalo-centrisme découle de la « fausse bonne idée » de la concentration, des hommes et des plateaux techniques (PTL). Depuis les « ordonnances Juppé » de 1996 et les lois Kouchner de 2002, elle s’est accélérée. Cette organisation multiplie les structures administratives, les directeurs, adjoints et secrétaires.
L’hôpital est ainsi sur-administré. Nombre de spécialistes performants, lassés par la tutelle administrative et l’absence de lisibilité des carrières sont partis. La chirurgie se fait pour 70% en clinique conventionnée par les anciens chefs de cliniques qui ont coupé le cordon ombilical avec l’hôpital.
La réforme prévoit de développer la coopération entre les établissements. Les activités seraient réparties sur plusieurs sites grâce à la création de communautés hospitalières (CHT). On estime qu’elles pourraient être au nombre de 300. L’idée de créer à la tête de ces communautés une nouvelle structure administrative, avec un directoire et un conseil de surveillance sera une « nouvelle usine à gaz » qui ira à l’inverse du but recherché.
L’organisation en pôles est également une utopie ! « Les pilotes des structures hospitalières gigantesques des Assistance Publiques ne sont pas prêts à envisager de délégation de pouvoir pour donner aux pôles le niveau d’autonomie que leur est nécessaire. » « Personne ne veut des groupements de coopération hospitalière de moyens, qui ne semblent rien apporter par rapport à la signature de simples conventions. »
Il y a maintenant 9 échelons administratifs : ARS, Communautés hospitalières, Direction centrale des AP, directions hospitalières, Directoire, Conseil de surveillance, CME, Pôles, Chefferie de service.
De plus les plannings des anesthésistes et des chirurgiens sont mal coordonnés et l’on ne compte plus le nombre d’interventions reportées. Les jeunes directeurs alignent des chiffres, font des remontrances : « on a trop transfusé, posé trop de prothèses, ce qui dépassait l’enveloppe prévue ». « C’est maintenant la faute de la nouvelle T2A qui converge avec le privé ». Nos hôpitaux ont des personnels de qualité parfois d’exception, mais les liens sont cassés, l’équipe n’est plus soudée au sein d’une École.
Les blocs opératoires et les dysfonctionnements
Nombres sont sous utilisés. 80% des actes chirurgicaux sont pratiqués dans 22% des blocs opératoires. 112 blocs de petits hôpitaux ont une activité en dessous du seuil fixé par la HAS (moins de 2000 interventions par an). 8000 salles d’opérations existantes de petits hôpitaux pratiquent une moyenne de moins de 2 interventions par jour.
Ces petits hôpitaux peuvent être dangereux quand l’activité est trop faible avec un taux de complication qui peut atteindre 50%. Ils peuvent être l’objet de très graves « dysfonctionnements » tel le retard de prise en charge d’une rupture de rate ou d’une section de doigt. L’éloignement entraîne un surcroît de dépenses en VSL, avec des attentes excessives qui dépassent souvent 6 heures.
Vers une augmentation des accidents opératoires liés au stress ?
L’on recense une moyenne de 10.000 morts chaque année par « accidents médicaux » ou par affections nosocomiales. Effectuée auprès de 1.204 praticiens en « plateaux techniques lourds » (chirurgiens, anesthésistes, obstétriciens), l’enquête de l’association ASSPRO montre que les spécialistes de bloc évaluent leur stress à un niveau 8 sur une échelle de 10. Le stress des praticiens de bloc peut avoir de graves conséquences pour ces professionnels (taux de suicide deux fois plus élevé que la moyenne à 6,3%), et pour les patients. Chaque année, d’après les statistiques les plus récentes, on dénombre de 60 à 95.000 « événements indésirables graves » sur un total de 1,5 million d’interventions chirurgicales (soit 4 à 6%). La Check list va-t-elle améliorer la donne et supprimer « les maillons faibles » ?
La chirurgie ambulatoire
Le « plan Hôpital 2012 » prévoyait le développement de la chirurgie ambulatoire « priorité Nationale ». Largement développée en clinique, elle est en retard à l’hôpital. Le développement de l’ambulatoire entrainerait la fermeture de 40% des lits de chirurgie. Cela n’empêche pas les élus de continuer de vouloir développer des monstres hospitaliers de 100.000 m2, car cela rapporte des impôts et plait à l’électorat. En parallèle, les fermetures de clinique privées se multiplient à raison d’une chaque semaine. 43% des cliniques sont déficitaires. Leur cahier des charges avec les mises aux normes se sont alourdis, sans que la convergence tarifaire avec l’Hôpital soit au rendez-vous. Le ministère veut stopper la convergence publique/ privé de la T2A. Casser le thermomètre ne supprimera pas la maladie « l’hôpital dépense trop ».
Conclusions
Le projet de socialisation et d’étatisation de la médecine est-il en marche ?
L’État est actuellement dans l’incapacité financière d’assumer son projet politique Énarchique et socialiste d’étatisation et de nationalisation larvée de la médecine.
Une politique hospitalière contraire à notre culture sociale
Notre système de santé, comme tous ceux des pays développés, est étroitement imbriqué dans la culture et l’histoire de notre pays. Il repose sur les fondements philosophiques hérités du siècle des Lumières, repris dans notre devise Républicaine « liberté, égalité, fraternité » et par les idées du CNR en 1945, rebaptisées « justice sociale ». Chaque individu dispose de droits inaliénables et égaux pour tous. Une médecine publique, contrôlée par l’État, repose sur des principes incompatibles avec la réalité. Le non respect du droit de certains est acceptable s’il sert l’intérêt de la majorité. En médecine, ce serait une catastrophe. Une baisse de la qualité, une sélection des malades et les listes d’attentes en serait la rançon.
Depuis les ordonnances de 1996, l’Étatisation de la médecine est en marche. L’hospitalo-centrisme et les mises aux normes ont détruit les cliniques « familiales » au profit des chaines. La mise en place d’une « médecine publique intégrale » en France devrait passer par la nationalisation des biens médicaux du secteur privé. Qui en a les moyens aujourd’hui ? L’État avec ses 1850 milliards € de dettes et ses 4,5% de déficit par rapport au PIB (il ne sera pas ramené sous les 3% avant plusieurs années) n’en a pas les moyens. L’Assurance Maladie a cumulé ces dix dernières années un déficit de 84 milliards € (déficit de la sécurité sociale 140Mds). Les hôpitaux publics affichent un endettement de plus de 24 milliards €. Les deux tiers d’entre eux ont des difficultés à trouver des liquidités pour payer leurs frais de fonctionnement2.
- Avec les Ministères de la Santé et des Universités, les ARS, les communautés hospitalières et les administrations centrales des AP, il faut ajouter la direction hospitalière, le directoire, le conseil de surveillance, la CME, les pôles et les services. ↩
- « Le naufrage de Dexia entraîne des hôpitaux dans la tourmente ». Certains directeurs imprudents ont souscrits des emprunts toxiques car indexés. Ils ont reçu 99% de la dotation MIGAC soit 8,3 Mds d’euros. Ils dépensent 45% du budget santé pour n’assurer que 25% des soins. ↩