LETTRES D'HUMOUR
Pour Alphonse Allais
La nouvelle que j'ai reçus que vous étiez candidat à l'Académie (I) n'a rien pour me surprendre. Nul n'ignore vos travaux. Je meurs encore de joie (tant que je vivrais, je mourrais de joie) au souvenir de nos conversations sur la linguistique comparée.Gabriel de LAUTREC.
Vous vous rappelez nos expériences et le vieux clergyman anglais auquel nous avions entrepris d'apprendre le français ? On lui persuada que, pour apprendre une langue, il faut de toute nécessité commencer par oublier l'autre.
Afin d'éviter les confusions.
Il se mit courageusement à oublier sa langue maternelle.
Tous les jours il désapprenait un nombre variable de mots.
Quelquefois plus, quand il n'était pas dérangé par les visiteurs.
Au bout de trois mois, il avait désappris douze mille huit cent cinquante mots.
Au bout de six mois, il avait oublié tous les mots anglais exactement.
Seulement, il n'avait pas encore appris un mot de français. Il se trouva donc très sot, ayant donné aux chiens ses deux langues, - dans la situation la plus inextricable qu'on puisse rêver.
Comme saint Luc entre deux chaises.
Il est maintenant sourd-muet.
Mais je vous raconte des histoires.
Où donc avais-je la tête ?
Est-elle sur le tapis, roulant par les pattes noires de mon chat, ou bien posée confortablement sur une potiche japonaise ?
Vous êtes académicien, c'est entendu.
Et c'est à l'académicien que modestement je soumets, rouleau de papier ministre entouré d'une faveur bleue, mon projet de « La répartition intégrale des mots du Dictionnaire entre tous les citoyens français. »
Nous assistons, sans nous en douter, à une injustice criante.
C'est insupportable. Faisons la taire.
Devant le dictionnaire, les hommes ne sont pas égaux.
Certains, comme vous et moi, jonglent avec les vernes pronominaux ou jettent le mouchoir de leur fantaisie au troupeau lascif des épithètes.
Le vocabulaire de certains autres (les joueurs de manille, par exemple) est très limité.
Où est l'égalité, où la justice ?
Il y a en français environs trente-six mille communes et trente à quarante mille mots.
Je demande que les habitants de chaque commune disposent d'un mot du dictionnaire en toute propriété.
Aux communes les plus importantes on attribuera les plus longs.
S'il manque quelques vocables pour parfaire le chiffre exact correspondant aux communes, on commandera quelques mots nouveaux aux poètes décadents.
Défense expresse sera faite à chacun de prononcer jamais un mot autre que l'unique dont il sera détenteur.
Voilà mon projet.
Je serais bien venu, moi-même, un de ces matins, chez vous, pour vous le développer.
Les avantages seront par exemple, chez le sexe auquel nous devons Mme X... (*) et le respect, une moindre loquacité.
Il sera, d'autre part, désagréable d'enter au restaurant pour un bifteck, et de n'avoir le droit de prononcer que le mot « réverbère » ou le mot « palingénésie .»
Je serais donc venu, mais j'avais une peur horrible que la conversation finie, en prenant congé de vous, pendant que je tournerais le dos, vous ne me lanciez traîtreusement à la tête un des flambeaux de la cheminée.
(*) Cases à louer.
(I) Les frères Veber, Jean et Pierre, dans une (fausse) interview d'Allais parue dans Le Journal le 6 janvier 1896 annoncent la candidature d'Alphonse Allais à l'Académie française, en remplacement du Comte d'Haussonville, toujours vivant.
Cette "lettre d'humour" fut publiée dans le numéro 92, 2e année, du 8 août 1896 du journal humoristique Le Rire.