Variation sur un même thème #2

Par Mademoizela


Dans ce duel littéraire tournant autour de la toute-puissance du mot, s'affronteront Françoise Héritier, auteure de Le goût des mots et mon auteur chéri, adoré, Philippe Delerm avec le livre .

Deux auteurs différents, deux écoles, deux points de vue, deux angles mais un seul thème: le pouvoir du MOT.

Dans le coin droit, on a une petite Dame, linguiste loquace mais humble, drôle, amusante et passionnée que j'ai découverte dans l'émission de François Busnel La Grande Librairie.... Françoise Héritier. J'ai adoré le concept même de son livre Le Goût des mots.

"Un mot qui emplit la bouche qui le prononce, qui engloutit l'énonciateur dans la sensation."

Elle y explore non pas les différents sens des mots mais leurs sons: "C'est à partir du mot prononcé, écrit, entendu, mis en bouche, que je cherche à retrouver une définition qui, au-delà de la dénomination, à partir de toutes les évocations qu'il suscite en esprit et dans le corps, lesquelles ne sont pas toutes immédiatement déchiffrables de la même manière, le fera entrer dans un monde parallèle où il jouira d'une pleine autonomie et d'une efficacité d'autant plus grande que cette définition est plus fidèle à son être."

"Chacun possède en son for intérieur, un petit trésor de mots reconfigurés pour soi seul."

Elle explique que lorsqu'on est enfant, on entend d'abord le mot, on se fait une idée de ce qu'il peut représenter et ensuite on le confronte à sa véritable définition. Elle s'amuse à analyser de façon primitive certains mots. Elle se base d'abord sur les sentiments et les sensations que provoquent les sonorités.

"Libellule est une demoiselle fière en organdi blanc."/ "Innocence est un doux murmure."

" Elle ne se laisse pas tellement déborder par l'affectif, elle théorise beaucoup. Elle analyse. Elle rend technique ce qui ne l'est pas de prime abord. Cette scientifique du langage fait la même chose avec les lettres et leurs formes. A est plein de noirceur, de rancune et de bile. [...] U a le déroulé ondoyant du piano. D tranquille, attentif, ouvert, clair. E a la douceur sucrée de la vanille."

C'est ludique, c'est amusant et c'est très intéressant. Finalement, cette analyse en dit plus sur l'interprète que sur le mot lui-même. Elle s'amuse -oui, cette femme tout à fait honorable et compétente ne se prend pas au sérieux, elle rend même les leçons de vocabulaire attrayantes- à ressortir des fonds de tiroir des bonnes vieilles expressions du terroir. Elle rend tout leur noblesse déchue à ces proverbes mal perçus, ces expressions toutes faites qui nous sont quand même bien utiles pour rendre compte d'une réalité. "Avoir une araignée dans le citron"; "aller à la va comme je te pousse". Elle les liste dans une sorte de registre, puis elle crée une petite histoire composée uniquement de ces expressions. On peut ne parler que par image et par idée figée...

"Ce gamin est plus éveillé qu'une potée de souris. Il tuerait père et mère pour n'en faire qu'à sa tête. Il faut voir comme il se débat comme un beau diable quand on le prend à rebrousse-poil. Pourtant, à le voir, on lui donnerait le Bon-Dieu sans confession quand il fait sa voix douce comme un Petit Jésus en culotte de velours...."

Malgré l'amusement et la ludicité, les analyses atteignent un haut niveau de voltige en terme de linguistique. En tant qu'amatrice de sciences du langage, de stylistique, de rhétorique et de grammaire, ce livre m'a vraiment plu. Il reste quand même accessible. Ce n'est en aucun cas un ouvrage à la Saussure ou à la Riegel.

Le seul petit point noir: des répétitions. Des expressions et des mots sont souvent répétés dans des listes infinies.
Dans le coin gauche, nous avons un homme, la soixantaine -tout juste- triomphante, un magicien des mots, le prestidigitateur du quotidien qui transforme le banal en extraordinaire, le poète des instants précieux: Philippe Delerm. Auteur fétiche -le Mien- de longue date... Dans son livre, il nous parle des mots qu'il aime d'où le titre...

Comme Françoise Héritier, il va d'abord parler de ce que le mot provoque chez lui, ce que les sonorités vont mettre en place dans son esprit. Si la première va davantage être du côté de la raison, de la technique, Philippe Delerm laisse le poète qui est en lui s'exprimer. Il n'est pas aussi rationnel et technique que Françoise Héritier, mais il laisse libre cours à son imagination sans jamais théoriser quoi que ce soit.

"C'est bien de s'ennuyer, de donner de la longueur au temps. Ce ne serait pas le début de l'adolescence, s'il n'y avait pas ce sentiment d'attendre. Vacances. Le v de vide, et la lenteur de l'espérance. [...] Ceux dont le temps est compressé, rempli de mille activités trop programmées, ont perdu le meilleur de sa cadence. En vacances surtout, il faut rêver du manque."

Ce sont deux façons différentes de percevoir les mots, leur pouvoir et leur portée, qui se complètent.

Philippe Delerm déroule un fil d'Ariane de phrases pour arriver au cœur même du Mot et de son pouvoir évocateur. Cet homme est inspiré et inspirant.
"La senteur reste naturelle, elle n'a pas de poids, elle se trouve sur les sentiers. On la hume au passage, sans renverser exagérément la tête en arrière, les yeux fermés, avec une expression pâmée, comme on respire le parfum du chèvrefeuille ou de la rose ancienne."
Une fois qu'on a lu ce "recueil", on ne peut plus considérer ces mots qu'il aime autrement. On calque toujours sur notre ressenti, sur la définition de chaque mot évoqué par Philippe Delerm, ses sensations à lui comme si elles étaient universelles. Oui je souris béatement quand on me parle de tapioca, quand on prononce grimoire, quand j'entends estaminet ou que je lis énergumène, volute ou dragée parce que je repense à ce qu'en a dit Monsieur Delerm. C'est sa force, son pouvoir, son talent...

"Energumène. On imagine un garçon plutôt jeune, un maigrichon, un écorché vif à la gestuelle brouillonnante. Tellement dérisoire qu'on le regarde avec pitié. [...] Les quatre syllabes épousent sans repos les convulsions de cet agité du bocal qui se cogne à toutes les parois, pirouette et salue, le regard niais, bêtement triomphant. Eloignez ce gugusse fatigant."

Le point négatif: Malgré l'originalité du concept, c'est toujours du Delerm. J'ai beau adorer cet homme, j'ai toujours l'impression de lire le même livre. Comme j'avais pointé du doigt un aspect négatif chez la première, il fallait en faire de même pour Monsieur Delerm. C'est un point "négatif" à nuancer qui peut lasser certains mais ce n'est absolument rédhibitoire pour moi. Si un jour Philippe ne fait plus du Delerm, j'arrête de le lire. la raison-même qui me pousse à savourer ses récits, c'est justement de retrouver ces moments-là que j'attends et que j'adore et qui sont mes Madeleines de Proust.

Donc la victoire revient à...


Philippe Delerm et Les Mots que j'aime.

Même si j'ai beaucoup aimé le côté intellectualisant de Françoise Héritier (son livre est classé dans les Sciences Humaines, sciences du langage), je lui ai préféré la poésie Delermienne.