Comment en est-il arrivé là? On se le demande et on va tarder à le savoir parce que l'auteur, qui tient pendant quelque 400 pages le lecteur en haleine, conte par le menu toutes les péripéties que Turambo va traverser pendant les 15 ans précédant ce prologue. L'occasion pour lui de restituer l'Algérie de l'entre-deux-guerres, sans manichéisme, mais sans fard non plus, dans son contexte, qui a toute son importance du fait que les mentalités ont - en tout cas faut-il l'espérer - considérablement changé.
Amayas est né en 1910 dans un petit village d'Algérie, Arthur-Rimbaud, Turambo pour faire court, d'où le surnom qui lui est donné par un boutiquier de Graba, un ghetto de Sidi Bel Abbes.
Sa famille s'y est réfugiée, alors qu'il a 11 ans. En effet son village natal venait d'être rayé de la carte à la suite d'un glissement de terrain... Toute sa famille? Non, parce que son père n'est pas revenu de la Grande Guerre, sans qu'on sache ce qu'il est devenu.
En fait, ils sont cinq, lui compris. Il y a sa mère, Taos, sa tante, Rokaya, dont le mari, colporteur, parti vendre des samovars, n'est pas réapparu, depuis une décennie, son oncle Mekki, de quatre ans son aîné, devenu chef de famille, Nora, sa cousine, du même âge que lui et dont, les années passant, il va devenir amoureux.
Turambo n'a pas fait d'études. Il est analphabète. Il va donc tenter de gagner sa vie en faisant des petits boulots. C'est ainsi qu'il va travailler entre autres pour Zane, le boutiquier qui lui a donné son surnom, et qui est tout à la fois "contre-bandier, maître chanteur, receleur, indic et maquereau", c'est-à-dire une belle âme...
Puis sa famille déménage à Oran, dans le quartier de Médine Jdida. Turambo désespère d'y trouver du travail quand il rencontre Pierre, qui se propose de lui en procurer à condition d'empocher la moitié de ses gains. Turambo accepte. Sa mère, de son côté, fait le ménage chez une femme impotente, dont le fils, Gino Ramoun se lie avec lui.
Pierre n'aime pas Gino et demande de choisir entre ce "youpin" et lui. Turambo rompt avec Pierre et se retrouve de nouveau sans travail. Gino arrive à le faire embaucher par son patron, Bébert, un garagiste. Les malheurs s'enchaînent alors: il étale d'un coup de poing un client de Bébert, qui lui manque de respect et se fait virer avec Gino, la mère de Gino décède, Nora, sa cousine est mariée, grâce à des entremetteuses, à un riche féodal de Frenda...
Turambo a l'impression que les tuiles n'arrêtent pas de lui tomber sur la tête... Le client de Bébert qu'il a allongé est un boxeur connu. Il ne s'est pas plaint à la police. Le directeur d'une écurie de boxeurs, DeStefano, ayant appris cet exploit, lui a proposé de le prendre avec lui. Il a d'abord refusé. Maintenant que Nora refuse ses avances parce qu'elle est mariée depuis six mois, il accepte:
"Il n'y avait pas mieux qu'un ring pour s'autoflageller."
A partir de 1932, il entame alors une carrière de boxeur à succès. Un organisateur de matchs de boxe, Michel Bolloq, dit Le Duc, le remarque alors et investit beaucoup sur lui. De match en match, il va connaître la gloire...
Côté coeur, il s'amourache d'une prostituée de luxe, Aïda, qui lui fait bien comprendre que, malgré toute la sympathie qu'elle a pour lui, il n'est pas question pour elle de l'épouser pour la sortir de ce qu'il appelle une vie indécente:
"Tu trouves décent de te faire casser la figure sur un ring? Ce n'est pas vendre ton corps aussi? La différence entre ton métier et le mien est qu'ici, dans ce palais, je ne reçois pas de coups, je reçois des cadeaux."
Quand il confie son éviction à son ami Gino, ce dernier lui répond:
"Tu as un problème affectif Turambo. Tu as été très mal materné. Aïda n'a pas tort. Tout compte fait, tu lui dois une fière chandelle. Ne tombe pas amoureux de chaque femme qui te gratifie d'un sourire."...
Pendant un an il va être chaste et se consacrer à ses entraînements. Jusqu'au jour où il rencontre Hélène, la fille d'un ancien boxeur qui a fini en chaise roulante et qui sait ce que boxer entraîne comme dégâts dans une famille.
Hélène a six ans de plus que Turambo et, quand il lui propose le mariage, elle lui explique ce qu'elle veut, car elle le sait très bien:
"Je n'aime pas dépendre de quelque chose qui m'échappe, soupira-t-elle. Je veux rester maîtresse
de mon couple, tu comprends? N'avoir pas à me ronger les sangs parce que mon mari joue notre vie à pile ou face sur un ring..."
Quand quelqu'un veut les séparer en évoquant son passé, elle lui répond:
"Dans ton monde à toi, la femme est le bien de son époux. Ce dernier lui fait croire qu'il est son destin, son salut, son maître absolu, qu'elle n'est qu'une côte issue de son squelette, et elle le croit. Dans mon monde à moi, les femmes ne sont pas une excroissance des hommes et la virginité n'est pas forcément un gage de bonne conduite. On se marie quand on s'aime, ce qui appartient aux jours d'avant ne compte pas."
Turambo et Hélène, un court moment fâchés, se réconcilient. Mais tous les éléments du drame sont maintenant réunis. Plus dure sera alors la chute pour Turambo... qui pourra dire finalement à son autre lui-même, enténébré:
"Sais-tu pourquoi nous n'incarnons plus que nos vieux démons? C'est parce que les anges sont morts de nos blessures."
Francis Richard
Les anges meurent de nos blessures, Yasmina Khadra, 408 pages, Julliard
Livre précédent:
L'équation
africaine, 336 pages, Julliard