Dans une précédente note, je décrivais la mésaventure d'un octogénaire dans la rue, après une chute brutale, il fut transporté à l'hôpital et plongé dans un coma artificiel pour quelques jours. Un homme simple, touchant, à l'intelligence subtile, aujourd'hui, bonne nouvelle, Daco va mieux, j’ai eu l’occasion de lui parler hier, mon ami Émilio m’a communiqué son numéro de téléphone à l’hôpital. La gueule cassée n’est plus sanglée à son lit, lui qui a échappé à la mort est heureux, il ne cesse de répéter :
- Et bien que veux-tu, c’est la vie… Tu te rends compte, heureusement que ça m’est arrivé dans la rue, si ça m’était arrivé chez moi, j’avais un caillaux qui me bouchait l’artère, je n’aurais jamais pu me relever pour appeler de l’aide et je ne serais plus là à te parler. Me dit Daco avec une voix chevrotante d’émotion.
- Oui, dans ton malheur tu as eu de la chance… lui répondis-je stoïque.
- Mais bien sûr… Je te remercie de m’appeler, c’est gentil. Ma fille m’a lu le texte que tu as écrit sur moi, et bien, merci, vraiment, merci, je lui ai dit à ma fille, tu vois cet homme là, c’est un homme d’expérience, qui sait que c’est que la souffrance, il comprend…
- Ne me remercie pas, c’est normal, on devrait passer plus de temps avec ceux qui nous entourent, après, c’est trop tard.
Daco éprouva de la pudeur, une pudeur simple et modeste, il était au comble du bonheur de réaliser qu’il comptait encore pour quelques uns et qu’il n’était pas complètement inutile, il avait des copains, comme dans le temps, des copains qu’il ne savait pas qu’il possédait et ça lui donnait envie de vivre et de s’accrocher encore un peu. Souvent Émilio me disait comme Daco l’énervait à lui parler sans relâche des Chinois :
- Daco, tu nous casses les couilles avec tes Chinois… disait Émilio dans sa barbe en grognant comme un putois, agacé par tant de discours répétés à longueur de journée.
Et naturellement, sans se vexer, Daco sautait du coq à l’âne et entreprenait alors les fonctionnaires, les politiques, l’économie du pays :
- « Foutue qu’elle est notre économie, elle est foutue et depuis belle lurette… ils ont vendu la France, regarde le PSG qui appartient au Qatar, on n’a jamais vu ça, et Arcelor… et…»
Enfin, tout y passait. Dans sa tête, c’était l’Assemblée Nationale, Gauche caviar, Droite hypocrite, pauvre FN, pas assez nombreux selon lui :
- Pour foutre la merde.
« Foutre la merde », donner un bon coup de pied dans cette fourmilière de corrompus qui gèrent leurs intérêts personnels avant de gérer ceux de leurs électeurs.
- C'est bien tous des salauds, des salauds je te dis...
Ah, il était lucide notre camarade Daco et bien plus que certains qui le prenaient pour un vieux con qu’il n’était pas, loin de la.
Il était si touché par mon appel, qu’il voulait déjà raccrocher pour ne pas s’épancher, pour ne pas flancher, le pauvre, gueule cassée, pouvant à peine marcher, il était ragaillardi, et il ne voulait pas craquer, il ne voulait pas pleurer devant un copain, il était fier Daco, c’est un homme fier sous ses allures de « je m’en foutiste » et il en sait plus qu’il ne le parait. Il a raccroché, il était fatigué, mais je me demande si notre bon camarade n’a pas versé sa petite larme, si ce petit coup de fil n’a pas mis un peu de baume sur son cœur fatigué, sur sa solitude pesante et pour lui, si intérieure, une solitude soudaine et tellement insupportable.
Pour comprendre Daco, il faut imaginer un clown qui a terminé son spectacle, et qui verse une larme devant sa glace en se démaquillant, tout en regardant la photo de son épouse parti rejoindre les anges il y a si peu, c’est tout Daco, avec sa petite chienne à ses pieds qui lui jette un regard de bienveillante bénédiction et qui se rendort en se disant comme elle aime son maître, qui est un brave maître, comme c’est un brave copain, comme dans la chanson de Brassens, « les copains d’abord », et oui, les copains, c’est sacré, c’est plus sacré qu’une femme, car une femme, c’est un jardin secret, mais les copains, c’est comme le soleil dans le ciel, c’est la vie quoi, et Daco, il a au moins deux copains avec certitude, Émilio et moi, et ça, ça vaut tout l’or du monde, après ses chats bien sûr.
Plus tard, mon épouse me demanda comment allait Daco :
- Il m’a parlé de politique et d’économie, ça prouve qu’il va mieux.
Comme il me disait :
- Je crois qu’ils n’ont pas vraiment l’intention de me garder encore longtemps ici, ils vont m’envoyer dans une maison de repos pendant un mois.
- Et bien on viendra te voir, ne t’inquiète pas.
Il ne s’inquiétait pas le brave homme, fataliste, il attendait que cela passe pour reprendre le cours de son existence paisible avec sa chienne et ses chats, ses ballades et ses discussions à n’en plus finir… sur les Chinois…
Ah, les Chinois, c’est tout un poème…
Nous vivons une époque formidiable…