Eugène CARRIERE, l'enfant malade, 1885
Quand les parents filment ou photographient leurs enfants malades, quelle en est la signification et la fonction? Ne serait-ce pas souvent une inquiétante régression?
Les médecins aiment aussi beaucoup voir: cette "pulsion scopique" débouche sur le développement inédit du visuel. Ne dit-on pas aux parents inquiets pour leur enfant malade: " je veux le voir ", ce qui veut dire bien sûr " je souhaite l’examiner "…
Le développement du visuel, et partant celui incroyable de l’imagerie médicale moderne, se fait aux dépens des autres sensorialités ou sensitivités du clinicien. Celles-ci s’atrophient progressivement car n’étant plus exploitées. Humer un écoulement d’oreilles et y retrouver le fumet - violent parfum? - du pyocyanique (1) est jugé peu élégant. Ecouter, ausculter, percuter, toucher semblent désuets. Tout se passe presque comme si le radiologue qui déclenche une douleur abdominale au passage de sa sonde d’échographie serait en passe de supplanter le clinicien qui recherche, à main nue, une défense en fosse iliaque droite lors d’une appendicite. Ressentir voire goûter sont indécents, qui oserait encore pratiquer le signe du " baiser salé "(2) pour évoquer le diagnostic de mucoviscidose? Tout cela est considéré comme inefficace, obsolète et chronophage …
La photographie des lésions dermatologiques a certes un grand intérêt, fixant une réalité possiblement transitoire et évolutive (exanthème infectieux). Elle permet, en transmettant le document, de demander rapidement et à peu de frais, l’avis d’un collègue contacté par courrier électronique. L’efficacité, la rapidité, (j’allais écrire la convivialité de cette méthode) la font utiliser en routine par le pédiatre. Il ne faut pas alors s’étonner que les parents se l’approprient sans toutefois y être toujours conviés et nous bombardent, via Internet, de photos floues de leurs rejetons boutonneux. Comment diable ont-ils eu notre adresse électronique?
Ce qui semble alors une collaboration naturelle et sympathique dans l’intérêt du diagnostic et donc de l’enfant (est-ce bien sûr?) peut quelquefois se révéler une dérive très problématique.
Vignette N°1, un père réfugié derrière l'objectif.
Lors d’une consultation pour ses petites jumelles, Madame W. me dit: « Mon mari a surpris récemment Eric (le grand frère alors âgé de 11 ans) qui escaladait un immeuble pour épater sa bande de copains. Il n’est pas intervenu pour lui dire de descendre mais l’a pris en photo avec son téléphone portable puis est rentré à la maison pour me montrer les photos. Est-ce que vous voulez les voir? » Bien sûr je me rappelle avoir refusé. Et je crois avoir dit (ou bien aurais-je du dire?) que la bonne attitude parentale était de le faire descendre et que je ne n’étais ni un substitut parental ni d’ailleurs le substitut du procureur de la République!
Eric arrive à l'âge de 14 ans lorsque je réussis enfin à le faire prendre en charge par un pédopsychiatre. Il est en échec scolaire complet. Il souffre d’une dysmorphophobie (3) suite à une rixe survenue dans la cour du collège 2 ans 1/2 auparavant et il est persuadé depuis que son nez n’est plus droit. Il multiplie incivilités et actes délictueux. Je suis inquiet sur une évolution psychotique ou psychopathique.
J’assure son suivi depuis sa naissance et j'ai été confronté à cette occasion et à de multiples reprises à la fragilité des deux parents. La mère, victime d’inceste intra- familial, est trop proche de ses garçons tandis que le père parait immature, faible, sans autorité. La mère me disait souvent en parlant de son mari : " C’est mon quatrième enfant ! ". Le père est toujours à la recherche de ses parents naturels. Il m’a confié avoir été adopté à l’âge de 5 ans. Ses parents adoptants, Belges aujourd’hui décédés, avaient perdu une petite fille à la naissance, 2 ans avant cette adoption. Il a bien conscience d’être un enfant de remplacement. J’ai bien tenté à de nombreuses reprises d’envoyer Eric chez le « psy » mais c’est bien une véritable thérapie familiale qu’il aurait fallu entreprendre. Les parents, toujours d’accord sur le papier, s’arrangent pour ne pas donner suite et, dans la foulée, font rater les rendez-vous qu’Eric a pris avec moi. « Paternalité » - parentalité? - impossible pour ce père qui a besoin d’être cru par des preuves palpables. Ces photos par exemple, pourraient faire évoquer des photos d’identité, de sa propre identité?. Il compense ainsi sa parole disqualifiée, depuis toujours et encore aujourd’hui, par sa femme et son grand fils.
Vignette n°2, court métrage d'une crise familiale
Jérémy est un deuxième enfant. Il a une grande sœur qui a 9 ans de plus que lui. Depuis l’âge de 4 ans, il fait des crises épileptiques partielles de type “Rolandique” (4). La neuropédiatre qui le suit, pense qu’un traitement anti-comitial n’est pas indiqué car les crises sont de courte durée et épisodiques, environ une fois par mois. Ce type d’épilepsie fonctionnelle, c’est-à-dire non lésionnelle (le cerveau est normal) a un très bon pronostic car elle disparaît à l’adolescence. Les crises sont souvent déclenchées par des émotions ce qui est le cas pour Jérémy et notamment sensations joyeuses (anniversaires) ou désagréables (séparations, disputes avec sa mère)… La séméiologie est univoque chez Jérémy. Il suspend sa parole qui devient bredouillée et incompréhensible (on parle de dysarthrie), salive, devient pâle, décrit des fourmillements, présente des tremblements de la lèvre et quelquefois du membre supérieur. Il n’y a jamais eu de perte de connaissance ni d'amnésie de la crise. A l’âge de 8 ans, sur demande de la neuropédiatre qui le suit parallèlement, je reçois Jérémy une fois par mois régulièrement. J’ai compris très vite qu’il avait investi mon bureau comme un lieu que sa mère ne pouvait pas contrôler.
Cependant, à l’âge de 10 ans, il doit être hospitalisé dans le service de Pédiatrie pour des crises répétées et qui, surtout, ne s’arrêtent pas et fusionnent pour presque constituer un état de mal. Cette grande crise survient juste avant le départ de sa mère dans un établissement de cure pour trois semaines motivée par la prise en charge de son obésité. La mère demande à me rencontrer me reprochant implicitement mon inefficacité et dépose sur mon bureau un CD, vidéo prise par le père de la grande crise prolongée qui a conduit à l’hospitalisation. Elle me demande de le visionner avec Jérémy « Afin que cela le motive » pour qu’il prenne bien son traitement antiépileptique (Micropakine*).
J’accepte de visionner la vidéo plus tard mais sans Jérémy qui, à l’évidence, n’a pas besoin d’être le spectateur de sa propre crise… spectacle assez peu soutenable même pour un médecin et qui dure et qui dure ! J’imagine le père, agrippé à sa caméra, se cachant derrière l’objectif en attendant le SAMU. Obscénité du son qui fait entendre en boucle un « C’est fini, c’est fini » comme un disque rayé. C’est la "voix off" inaffective et non contenante du père, sidéré par la crise de son fils qui filme de façon automatique tel un correspondant de guerre sur le terrain des opérations.
Je rappelle que le diagnostic était déjà posé depuis plus de 6 ans et que les médecins n’attendaient bien sûr rien de cette vidéo. J’apprends alors que Jérémy a déjà regardé le CD avec ses parents. Plus tard, il a pu me dire que cet visionnage lui avait fait ressentir à nouveau une grande angoisse de mort. On comprend bien pourquoi et on le serait à moins!
Vignette n°3, la chute d'Icare
Adam a 7 ans. Je le vois pour la première fois, un mois après une chute très grave d’une quinzaine de mètres survenue dans un grand complexe aquatique de la région bordelaise. Il s’en ai tiré miraculeusement avec simplement une fracture de la clavicule, une luxation du coude et une plaie de la jambe. Son médecin traitant a souhaité que je le reçoive car, depuis l’accident, il dort très mal (avec sa mère). Il est agressif avec elle et lui tient des propos inquiétants du style "Je voudrais être mort ».BRUEGEL l'ancien, la chute d'Icare, 1558
Dans la salle d’attente, comme maintenant beaucoup d’autres enfants, il est rivé sur sa tablette mais, contrairement à certains, ne proteste pas quand je l’interromps en venant le chercher. Durant la consultation il est d’abord triste et mutique, la tête reposant soit sur mon bureau, soit sur les genoux de sa mère. Il répond alors uniquement en secouant la tête, puis il devient logorrhéique et agité. Sa mère me propose alors de voir une photo prise sur son portable de la fracture de la clavicule. Puis elle me propose un enregistrement d’une colère d’Adam qui fait suite semble-t-il à un cauchemar anxieux. Je regarde rapidement la clavicule mais refuse d'observer la colère. Je dis à cette mère que je la crois volontiers et qu’elle n’a pas besoin de me montrer ces photos et cette vidéo. Elle me parle également du film de vidéo-surveillance qui a enregistré la chute qu’elle a dû visionner pour les besoins de l’enquête et l’assurance! Ces lieux publics sont évidemment munis de caméras de surveillance. Elle me dit qu’Adam souhaiterait voir cette vidéo. Je dis qu’il n’en est pas question mais qu’il peut regarder des vidéos de foot ou de tennis avec son père.Je songe alors à « la chute d’Icare », le fameux tableau de Pieter Bruegel, dit l’Ancien, exposé au musée Royal de Belgique de Bruxelles. Ce pauvre Icare qui s’abîme dans les flots dans l’indifférence générale (marins sur le bateau, pécheur sur la rive, laboureur le nez dans la terre, berger qui observe le ciel…). Je commence à me demander pour Adam s’il s’agit vraiment d’un accident et non pas d’une défenestration volontaire. Je recueille d'autres éléments en faveur de cette dernière hypothèse et propose une évaluation pédopsychiatrique rapide.
Une façon comme une autre de gommer dans ma tête toutes ces photos ou vidéos obscènes et mortifères! Les remplacer par un chef d’œuvre de la peinture qui lui, me permet de penser comment sauver concrètement Adam-Icare de la récidive.
Que peut-on retirer de ces histoires?
Il est possible de réagir à ces trois vignettes cliniques en m'objectant qu'elles sont des cas limites, que la psychopathologie des parents y est caricaturale. Le père d'Eric est castré de toute autorité, la mère de Jérémy est quasi paranoïaque et la mère d'Adam est à la limite du syndrome de Münchhausen par procuration (5)...
On peut répondre qu'elles sont tirées non de la pratique d'un CMPP (6) mais de celle d’une consultation de pédiatrie libérale.
La bonne question à se poser serait à mon avis double: 1- pourquoi ces photos et vidéos, quelle en est la fonction? 2- que doit en faire le soignant?
Historiquement, il convient de rappeler que la médecine a largement donné l'exemple de l'obscénité du visuel. Qu'on se rappelle les présentations de malades de l'hôpital St Louis ou Tarnier où les malades de dermatologie étaient transportés ou défilaient nus dans un amphithéâtre pour la plus grande édification des étudiants et la plus grande jouissance de leurs patrons. Je me rappelle, dans le même état d’esprit, m’être attiré les foudres du chef de service de médecine interne (célébrité transitoire de l’hôpital) lors de mon passage dans cette unité (ce qui date quelque peu). J’avais en effet refusé qu'un vieux malade atteint de tétanos, égaré en médecine interne, soit “brouetté” sur un fauteuil en salle de présentation et que je l'avais ensuite muté en réanimation, là où il aurait dû être surveillé et soigné dès son entrée à l’hôpital.
Les photos, les vidéos, ça fait moderne et " branché"! Le médecin pourrait s'en trouver irrité se trouvant sur ce terrain en rivalité avec les parents. Un peu comme quand les parents vont consulter Internet, s'inquiètant à tort plus souvent qu'ils ne se rassurent à bon compte...
A quoi servirait-il de braquer les parents en refusant dédaigneusement ce qu'ils apportent au pédiatre, à savoir des images, faute de pouvoir protéger leur enfant efficacement? Il faudrait au contraire ne pas s'en froisser et se poser des questions sur ces parents-là qui en sont réduits à se cacher derrière l'objectif de la caméra, de l'appareil photo ou derrière la prétendue objectivité d'un paquet de radios et d'examens de laboratoire. Se demander si ces parents-là ne sont pas en grande souffrance passée ou présente, en défaillance aigüe ou chronique de leur subjectivité aimante, soutenante, donneuse de limites. Bref en défaillance de leur parentalité, eux qui ne protègent guère ou même exposent leurs enfants à leurs projections massives issues de leur propres histoires. Alain QUESNEY
Notes:(1) Pseudomonas aeruginosa, autrement connu sous le nom de bacille pyocyanique, bacille au pus bleu, pourvu d'une odeur de seringa(2) Le signe du « baiser salé » consistait à apprécier de façon tactile et approximative la teneur élevée en sel de la sueur d’un enfant par l’appui des lèvres de l’examinateur sur le front de l’enfant suspect de mucoviscidose.(3) La dysmorphophobie ou dysmorphobie est la crainte obsédante d'être laid ou malformé. (4) Crise « Rolandique »: Epilepsie bénigne de l'enfant à pointes rolandiques (centro-temporales) caractérisée par des crises partielles, principalement au cours du sommeil ou juste avant le réveil : la bouche, le visage, les organes de la parole, voire l'ensemble des organes sont touchés. C'est le plus fréquent de tous les syndromes épileptiques chez l'enfant. Ces crises disparaissent toujours avant le début de l'adolescence. Le recours aux antiépileptique est facultatif pour le traitement de cette maladie.(5) Le syndrome de Münchhausen par procuration est une forme grave de sévices à enfant au cours de laquelle l'adulte qui a la charge de l'enfant provoque de manière délibérée chez lui des problèmes de santé sérieux et répétés avant de le conduire auprès d'un médecin (forme de pathomimie par procuration). Toutes les couches sociales sont concernées et dans 90 % des cas, il s'agit de la mère biologique. Un pourcentage important de ces femmes exerce une profession médicale ou paramédicale (médecin, infirmière, aide-soignante, assistante sociale...) ou ont un lien avec ce milieu. Elles présentent un comportement stéréotypé de « bonne mère particulièrement attentionnée à l'égard de son enfant et extrêmement présente lors des séjours hospitaliers de ce dernier ». Elles sont généralement moins inquiètes que l'équipe soignante et tiennent un discours de type médical, n'hésitant pas à suggérer des examens complémentaires invasifs ou des interventions chirurgicales.(6) Les centres médico-psycho-pédagogique (CMPP) sont des établissements médico-sociaux, gérés le plus souvent par des associations privées loi de 1901 et des collectivités territoriales (municipalités, conseils généraux) ou de grands organismes (SNCF, CAF). Ils sont destinés à prendre en charge tout le spectre des difficultés et affections pédopsychiatriques et des difficultés d'apprentissage.