La carte proposée par Le Monde, qui s'appuie sur notre carte mais propose des données actualisées au 25 novembre 2013 (nos cartes représentent la situation en octobre 2013), représente elle aussi la question des densités comme élément explicatif de la répartition des différents acteurs en guerre. Cette nouvelle utilisation de nos cartes pour Noria est l'occasion de discuter un autre aspect de la représentation de l'espace des conflits par la carte, soulevé mais non détaillé dans le précédent billet : celui de la question du "dessus des cartes" (et non seulement du "dessous des cartes" pour reprendre le nom de la célèbre émission sur Arte), c'est-à-dire de questionner brièvement la cartographie participative d'une part, et la diffusion de la production cartographique d'autre part.
En 2004, l'Institut supérieur pour l'étude du langage plastique (ISELP) proposait une exposition intitulée Le dessus des cartes, qui interrogeait la place de la carte dans les Arts. "La carte est à la fois une matière visuelle et un vocabulaire formel. Marque, repères, signes, mesures, échelles sont des éléments et notions partagés entre la cartographie, la topographie et la création artistique. Certes, les buts ne sont pas les mêmes: l’artiste use de la carte pour atteindre le sensible et l’esthésie, le géographe travaille généralement de manière scientifique, plus objective. Reste qu’il y a un espace commun entre les deux, espace que les artistes présentés habitent et cultivent, produisant des cartes et anti-cartes, voire des fictions géographiques. Ces dernières se veulent souvent détournement et peuvent contenir un message de nature idéologique ou convoquer les rites littéraires utopiques" (Laurent Grison, 2005, "Le dessus des cartes", Mappemonde, rubrique "A voir, à lire", n°78, n°2/2005). Etudier le dessus des cartes (et pas seulement leur "dessous"), c'est-à-dire le poids du langage cartographique et des choix opérés dans la production de la carte dans la lecture et la réception de la carte par ses lecteurs n'est pas habituel : le "dessous" des cartes (en particulier les motivations de leurs réalisations, notamment dans le cas de cartes-caricatures ou de cartes-propagande) est bien plus mis en avant. Pourtant, le "dessus" des cartes rappelle combien le lecteur est aussi un acteur de la co-construction du savoir et de sa transmission par la carte comme outil de connaissance, qui peut être modelée à la fois par son commanditaire/cartographe et par ceux qui la reçoivent.
La géographie des conflits à l'épreuve de la cartographie participative
Pourquoi parler du "dessus des cartes" ?
Le plus souvent, l'expression fait référence à la cartographie participative, c'est-à-dire à des cartes co-produites par leurs utilisateurs. Le plus souvent, il s'agit de fonds de cartes (Google Maps, OpenStreetMap) ou d'images satellites (Google Earth) fournis par un navigateur sur lesquels les utilisateurs peuvent ajouter des informations (photographies, toponymes, textes...). Ce phénomène a particulièrement interrogé des géographes tels que Thierry Joliveau (voir notamment Thierry Joliveau, 2010, "La géographie et la géomatique au crible de la néogéographie", Tracés, HSn°10, pp. 227-239), parce qu'il propose une réappropriation de la carte par les utilisateurs, via un support collaboratif. On peut définir la "néogéographie" comme "un nouvel usage des outils du cyberespace, non pas professionnel, mais un usage amateur, un usage commun" (Jérémie Valentin, 2010, "A quoi sert la néogéographie (introduction)", blog Géographie 2.0, 26 mars 2010). "La néogéographie concerne des personnes utilisant et créant leur propre carte, avec des données combinant différents outils existants. On est ici plus concerné par le partage d'informations, d'avis sur des lieux plus ou moins formelles" (Renaud Euvrad, 2007, "Questions sur la néogéographie...", blog GeoInWeb, 23 décembre 2007). Si le partage d'informations géolocalisées présente de nombreux intérêts - par exemple, Renaud Euvrad précise qu'au moment de la rédaction de son billet, "le dernier exemple pratique est le suivi en temps réel de la propagation des incendies à San Diego sur Google Maps" (Renaud Euvrad, 2007, op. cit.) et Jérémie Valentin présente une initiative de cartographie participative qui visent à contribuer à la connaissance partagée des lieux accessibles aux personnes en fauteuil roulant à Montpellier, dont la mobilité est fortement contrainte dans de nombreux quartiers du fait de l'inadaptation des équipements urbains à cet handicap (Jérémie Valentin, 2012, "Cartographie contributive deuxième journée (Montpellier)", blog Géographie 2.0, 23 mars 2012) -, cette mise en commun pose de véritables quant à l'utilisation, voire la manipulation, de ces savoirs co-construits : le problème des approximations et la question de la diffusion de ces savoirs/approximations.
Le problème des approximations :
En témoigne Google Earth où l'on trouve un bon nombre de photographies de vacances mal géolocalisées à l'échelle locale. Si les approximations ne relèvent pas toujours d'intentions politiques "cachées" (le plus souvent, il s'agit de l'expression de difficultés pour les utilisateurs à placer exactement sur la carte commune les lieux qu'ils ont découvert, et cela révèle davantage l'importance d'une éducation à la cartographie, son langage et ses codes pour pouvoir accéder aux supports collaboratifs de néogéographie), elles peuvent aussi exprimer des disputes territoriales. En effet, la néogéographie peut également être un outil à disposition des géographes pour comprendre la géographie des conflits : en témoignent les disputes toponymiques qui s'expriment sur des cartes collaboratives, ou encore la question de la représentation des frontières disputées/contestées sur ce type de supports (voir Jérôme Staub, 2011, "Les frontières dans Google Maps, un enjeu géopolitique", Lettre d'information géomatique, n11, avril 2011).
Un exemple d'approximation dans la mise en commun de données sur Google Earth :
Capture d'écran de Kosovska Mitrovica/Mitrovicë sur Google Earth (11 décembre 2013) :
exemple de la photographie intitulée "Trois Tours"
Le titre de la photographie fait référence à un micro-quartier constitué de trois tours identiques qui ont polarisé certaines violences lors de la guerre du Kosovo, et dans l'immédiat après-guerre. La composition de la population dans ses immeubles, avant la guerre, témoignait d'une coprésence intercommunautaire à l'échelle micro-locale, qui a fait de ses tours des hauts-lieux de la haine de ce vivre-ensemble pour les partisans du vivre-séparé. Lors du déploiement de la KFOR, ces trois tours sont devenues un point tactique important dans la présence militaire internationale, étant protégées par un poste militaire installé dans la maison au pied de la tour centrale. Une passerelle a, de plus, été construite en face de ces tours pour que les Albanais du Kosovo y vivant (c'est-à-dire se trouvant sur la rive Nord de la rivière Ibar/ibër, soit dans le quartier-territoire majoritairement serbe du Kosovo) puissent se rendre aisément et sans danger dans le Sud de la ville. Les Trois tours sont également un haut-lieu médiatique, témoin des conséquences de la géographie de la peur et de l'homogénéisation continue du peuplement à toutes les échelles.
Le cercle rouge indique l'emplacement de la photographie qui a été ajoutée par un utilisateur de Google Earth intitulée "Three Towers". L'approximation n'est pas grande ici : le lecteur se doute, en cliquant sur la photographie que les Trois tours sont sur l'une ou l'autre des rives de l'Ibar/Ibër, et non en plein milieu de la rivière. Pourtant, s'il n'y a pas d'enjeux politiques aussi grands que dans le cas des tracés de frontières examinés par Jérôme Staub dans des cartes Google Earth/Google Maps qui sont de véritables discours sur des revendications territoriales encore très conflictuelles, l'emplacement sur l'une ou l'autre des deux rives de la rivière-frontière entre deux quartiers fortement homogénéisés (très majoritairement serbe du Kosovo au Nord et albanais du Kosovo au Sud) n'est pas neutre pour ce type de haut-lieu de la dispute territoriale. Le cumul d'approximations peut conduire à de mauvais repères dans l'espace cartographié, et dans des cas plus extrêmes à des manipulations politiques sur l'appropriation et l'appartenance de certains lieux.
C'est sur ce point que s'attardera davantage ce billet, puisqu'il permet de revenir à la construction et à la diffusion de nos cartes sur la guerre en Syrie produites pour Noria. La question de la diffusion pose plusieurs questions : celles de sources d'une part, celles de l'ajout d'un nouveau filtre de représentation dès lors que s'ajoute, en plus du cartographe et/ou commanditaire de la première carte, la lecture d'un autre cartographe et/ou commanditaire, avant que la carte ne parvienne au lecteur.
L'exemple des cartes sur la guerre en Syrie pour Noria et de leur diffusion
Syria disunited: Regime and Rebel Military Positions (October 2013)
Source : Carte de Bénédicte Tratnjek, 2013, "Mapping competing Strategies in the Syrian Conflict",
Noria, 5 novembre 2013.
Source : "The Syrian civil war: Still no hint of a compromise", The Economist, 9 novembre 2013.
Depuis, deux autres médias ont réutilisé (et cité explicitement Noria comme source) notre carte : Le Monde (27 novembre 2013) et Spiegel (30 novembre 2013).Syrie : l'enlisement de l'insurrection Source : Le Monde, 27 novembre 2013.
Geteiltes Syrien: Das Land entwickelt sich auseinander
Source : "Teilung in Syrien: Der zerbrochene Staat", Spiegel Online, 30 novembre 2013.
- La question des données : notre carte, réalisée à partir des données empiriques recueillies sur le terrain par trois chercheurs, Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay (août/septembre 2013) et de recoupements avec la littérature produite sur la guerre en Syrie, pose la question de certaines approximations dans nos tracés, que nous avons voulu les plus faibles possibles, mais qui ne sont pas sans exister (voir l'explication détaillée dans "Syrie, cartographie d'une guerre : représenter l'espace des conflits"). Deux types de cartes produites à partir de ces mêmes données de terrain circulent :
- Des cartes reprenant exactement les données de terrain d'Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, comme dans le cas des cartes de The Economist et Spiegel, dont les cartes reprennent fidèlement les tracés des cartes produites pour Noria, mais sans préciser la date (sur les cartes sur le site de Noria, la mention "situation en octobre 2013" est explicitement indiquée, sur le titre même de la carte (pour la faire apparaître immédiatement aux yeux des lecteurs).
- Des cartes s'appuyant sur les données de terrain qui nous ont permis de construire les cartes pour Noria, et, notamment dans un souci d'actualisation les complétant par d'autres données : c'est le cas de la carte du Monde, qui, de plus, propose aux lecteurs des sources plus détaillées. La mention "situation au 25 novembre 2013" est explicitement indiquée, en italique en haut à gauche de la carte (le lecteur doit tout de même être vigilant pour la repérer).
- Citer les sources dans une carte : là encore, deux manières différentes de citer les sources peuvent être distinguées :
- Des sources citées, mais qui ne permettent pas de retrouver la carte originale : c'est le cas des cartes de The Economist et Spiegel. Si ces deux cartes citent bien Noria comme source (unique dans les deux cas), aucun hyperlien n'est proposé et la mention est relativement insuffisante pour que les lecteurs puissent, s'ils ne connaissent pas la carte d'origine, s'y référer, et donc lire le texte de présentation accompagnant nos cartes sur le site de Noria (qui précise explicitement que ces cartes ont été construites à partir des données de terrain des trois chercheurs), et ainsi connaître la méthodologie de la carte. De plus, cela présuppose que les lecteurs connaissent d'emblée suffisamment la cartographie, son langage et ses conditions de réalisation pour qu'ils repèrent l'importance des sources, et donc puissent éventuellement chercher dans quelles conditions ont été produites les cartes originales. Il y a donc une perte partielle d'informations, le lecteur devant faire confiance au média pour avoir sélectionné des sources à l'objectivité et la scientificité les plus grandes possibles (on rappelle qu'une carte n'est qu'une REprésentation des réalités spatiales, et non une présentation de l'espace réel).
- Des sources citées, identifiant clairement le travail de terrain d'Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay : c'est le cas de la carte du Monde, qui cite explicitement le site de Noria en en donnant l'adresse Internet et identifiant la cartographe, la source des données ("terrain") et les auteurs des données.
Sources de la carte de The Economist
Source : "The Syrian civil war: Still no hint of a compromise", The Economist, 9 novembre 2013.
Sources de la carte de Spiegel
Source : "Teilung in Syrien: Der zerbrochene Staat", Spiegel Online, 30 novembre 2013.
Sources de la carte du Monde Source : "Syrie : l'enlisement de l'insurrection", Le Monde, 27 novembre 2013.
Dans tous les cas, ces remarques rappellent surtout la question de l'éducation au langage et à la production cartographiques : les repères discutés ci-dessus ne sont "accessibles" qu'à une partie des lecteurs de ces cartes, tandis qu'une majorité d'entre eux reçoit la carte "telle quelle", sans que la question des données ou des sources ne fassent partie de leur lecture. Là encore, le décalage entre la carte comme REprésentation des réalités spatiales et la réception de la carte souvent conçue comme une présentation des réalités spatiales peut parfois être très important. De ce fait, la question de la carte comme vecteur de diffusion de sources uniques tend à rendre compte, sur des supports différents, d'une seule analyse, c'est-à-dire à mettre en avant des facteurs explicatifs qui sont ceux de la carte-source, sans chercher à produire d'autres formes de représentation qui complèteraient cette analyse, en discuteraient d'autres points, d'autres angles d'approche. Pour deux des cartes produites à partir de celles de Noria, les données de terrain d'Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay sont une source unique, bien que trois cartes différentes - au moins - soient proposées sur Internet, et peuvent donner la sensation de trois travaux de recherches et de compilation de données différentes : de fait, en utilisant les mêmes données pour produire des cartes différentes, on diffuse ces données comme étant le "vrai", puisqu'un lecteur retrouvera les mêmes découpages pour les aplats représentant les forces en présence. La production de différentes cartes à partir d'une seule tend à co-produire une connaissance "unique" des réalités spatiales représentées, sans pour autant que les cartes produites à partir de la carte originale appuient des textes qui vont dans le même sens que l'analyse des trois chercheurs Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay. Le contexte de production des cartes originales est important dans la production de nos carte : elles avaient pour objectif d'illustrer un rapport de recherche de ces trois auteurs, et donc d'être une véritable illustration des points importants de leur analyse, et notamment de leur prise en compte des espaces de faible densité syriens non pas comme "hors guerre" comme le sous-entendent les cartes qui font de ces espaces des zones "inhabitées" : voir le billet "Syrie, cartographie d'une guerre : représenter l'espace des conflits" qui explique les objectifs, les choix cartographiques et les difficultés de production de ces cartes).Le problème, ici, reste relativement restreint dans la mesure où ces cartes, si elles ne présentent pas "la" réalité, tendent à l'objectivité et à la scientificité les plus grandes possibles. Dès lors, la réutilisation de ces cartes pour en produire d'autres peut paraître tout à fait louable. Le problème devient bien plus grand si ces cartes avaient des objectifs politiques subjectifs : une carte posant la rigueur du langage cartographique comme "caution" (notamment en faisant une légende très détaillée par exemple) peut être un outil non d'illustration d'une démarche scientifique, mais de justification d'un discours ou d'une action politiques (voir, à ce propos, Fabrice Balanche, 2013, "L'insurrection syrienne et la guerre des cartes", Orient XXI, 24 octobre 2013). Dès lors, la diffusion des données de la carte-source sur d'autres cartes, par la circulation dans les médias et dans les espaces virtuels notamment, tend à diffuser un discours comme étant une "réalité". Rappelons que la carte est souvent perçue comme un outil "objectif", qui présente le "vrai", alors qu'elle n'est qu'une REprésentation (même pour les plus objectives d'entre elles). Mais, face à la multitude de cartes représentant les mêmes données (tout en n'étant pas la "même" carte, tout du moins en n'apparaissant pas ainsi par un changement de couleurs notamment), ce discours vient à s'imposer comme un seul discours sur des réalités spatiales, alors même que la diversité des cartes doit témoigner, lorsque chaque carte est produite de manière originale par un cartographe, d'une manière différente d'appréhender ces réalités spatiales, "chacun procédant forcément à des choix personnels et à des simplifications subjectives, à un moment ou un autre du processus de création. La carte thématique est une oeuvre artistique, interprétation originale et personnelle d'une réalité géographique" (Cécile Marin, 2007, "Du plagiat en cartographie (acte I)", Visions cartographiques, 2 décembre 2007). Dès lors que plusieurs cartes sont produites à partir d'une même carte-source, cette interprétation et REprésentation des réalités spatiales par le cartographe et/ou son commanditaire s'estompe, alors même que la pluralité des cartes produites donne l'impression que plusieurs interprétations sont données à voir aux lecteurs. Les langages cartographiques : Cette carte s'inscrit dans un langage cartographique proposé par le service infographie du journal Le Monde depuis maintenant quelques années (voir "L'évolution de la place de la cartographie dans le journal Le Monde", entretien avec Delphine Papin, Hérodote, n°146-147, n°3-4/2012, pp. 108-118). Depuis le début de la guerre en Syrie, le journal a ainsi proposé de multiples cartes, que l'on reconnaît notamment à la présence de textes dans la carte, ou à une légende très détaillée.
Géographie de la révolte syrienne
Source : Le Monde, 17 septembre 2013.
La carte du Monde ne propose pas seulement une actualisation des données : elle s'inscrit dans un langage cartographique cohérent proposé aux lecteurs assidus et attentifs aux cartes. On retrouve ainsi, d'une carte à l'autre, une certaine continuité dans l'utilisation des couleurs (bien que celle-ci ne soit pas totale), avec par exemple l'utilisation du vert pour désigner les "rebelles" dans les cartes datées du 17 septembre 2013 tout comme dans celle du 27 novembre. Une différence notable entre les deux cartes (et entre leurs légendes) est l'introduction des "zones de faible densité de population" dans la carte datée du 27 novembre 2013. Comme le montre la mention explicite dans la partie "sources", la carte produite pour Noria a, ici, eu un impact sur l'introduction de ces aplats, les mêmes zones étant représentées dans la carte datant du 17 septembre 2013 par un aplat blanc tacheté non mentionné dans la légende.
Syrie : l'enlisement de l'insurrection Source : Le Monde, 27 novembre 2013.
Pourtant, la diffusion de cet élément explicatif de la géographie de la guerre en Syrie n'est pas évidente à qui ne se référerait pas à la partie "Sources", tant le langage cartographique est différent. De plus, dans le cas de la carte du Monde, cet élément n'apparaît pas de manière aussi tranchée que dans notre carte produite pour Noria. Cela permet de rappeler ici combien les choix cartographiques vont "guider" l'oeil et l'amener à être plus ou moins interpelé par des éléments explicatifs, le tout à partir des mêmes éléments légendés. Là encore, le choix des couleurs, des figurés/aplats et des éléments présents dans la carte ne relèvent pas que de la technique, mais sont avant tout une Représentation d'une analyse, et non une présentation de la réalité. Les cartes, avec les mêmes sources, ne donnent pas la même lecture, et les cartographes/commanditaires guident le lecteur vers des éléments qui leur semblent faire sens dans la réalité spatiale qu'ils REprésentent. Tendre à l'objectivité en cartographie ne signifie pas, dans une carte thématique, pouvoir rendre compte de la réalité spatiale, mais d'en donner des éléments par une REprésentation cartographique (à ce propos, voir le blog Harmonies colorées de Laurent Jégou, Carine Calastrenc et Sidonie Christophe, lancé suite à la thèse de doctorat en géographie de Laurent Jégou : Vers une nouvelle prise en compte de l'esthétique dans la composition de la carte thématique : propositions de méthodes et d'outils et le billet de Laurent Jégou : "Améliorer l'esthétique des cartes thématiques", Mondes sociaux, 3 septembre 2013).La carte proposée par Spiegel Online propose une démarche différente de celle du Monde : il ne s'agit ni d'une actualisation, ni d'une nouvelle proposition de représentation cartographique, mais avant tout d'une traduction. Seule la couleur représentant les positions kurdes : en vert sur notre carte pour Noria, qui avait pour premier objectif d'illustrer un rapport publié dans un think-tank anglo-saxon. Dans les pays anglo-saxon, le vert est une couleur couramment utilisée pour représenter ce groupe dans les cartes représentant la guerre en Syrie, et plus généralement les conflits au Moyen-Orient. Il a donc été choisi, avec les trois chercheurs auteurs de ce rapport, de respecter cette "norme" (ou plus précisément cette habitude) cartographique (d'autant plus que nous savions que le choix du rose pour représenter les positions du régime risquait d'en surprendre plus d'un !). Ce "non-choix" a tout de même eu un grand avantage (qui nous a fait conserver le vert) : pour la seconde carte qui visait à représenter la présence des groupes terroristes dans le Nord de la Syrie, nous savions que pour plus de clarté, nous ne pourrions mettre tous les acteurs. Mais Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay voulaient que la présence kurde apparaisse, tant elle "formate" la géographie de la présence terroriste (voir les deux cartes pour Noria et le décryptage de ces choix dans le billet "Syrie, cartographie d'une guerre : représenter l'espace des conflits"). Dès lors que les médias n'ont représenté "que" les éléments présentés dans la première carte, ces choix ne s'imposaient pas avec tant de vitalité. Si le vert a été changé en jaune et le nom de certains postes-frontières (les 4 qui étaient ouverts en octobre 2013, au moment de la réalisation de notre carte, où nous avions choisi, pour plus de visibilité, de ne pas faire apparaître les postes-frontières totalement fermés) ont été ajoutés. Les tracés, les figurés (par exemple, les échelons choisis pour notre dégradé de poids démographiques des centres urbains), les routes (nous n'avons bien évidemment pas figuré dans notre carte tout le réseau urbain syrien, mais choisi des axes structurants à la fois de la géographie économique et de la géographie politique du pays)… ont été repris tels quels. Cette carte est donc l'expression d'une autre forme de diffusion de la carte comme outil d'explication d'une guerre : la traduction.
Geteiltes Syrien: Das Land entwickelt sich auseinander
Source : "Teilung in Syrien: Der zerbrochene Staat", Spiegel Online, 30 novembre 2013.
Des risques de plagiat et de manipulation de la carte : la diffusion du savoir cartographique et la question primordiale des sources
Revenons-en à la question posée plus haut de la cartographie participative. S'il ne s'agit pas là de cartographie collective, mais bien d'une carte réutilisée dans la production d'une autre carte, les deux cas ont en commun d'utiliser l'espace virtuel comme espace de diffusion (pour faire une carte par Internet pour la néogéographie, pour trouver les données pour produire une carte dans le second cas). L'occasion ici de rappeler que la production d'une carte à partir d'une carte-source sans en citer la source est du plagiat, comme l'explique fort à propos la cartographe Cécile Marin : "Du plagiat en cartographie (acte I)", Visions cartographiques, 2 décembre 2007.
Le plagiat cartographique dans l'histoire de la géographie
Pratique courante chez certains cartographes "L'élaboration de cartes étant un travail complexe, long et méticuleux il n'est pas étonnant que bon nombre de cartographes furent tenté de copier les travaux d'autres afin d'en tirer profit.Au XVIIe siècle il était normal d'utiliser le travail des autres car ce n'était pas perçu comme du vol. Certains cartographes se copiaient entre eux sans réellement ajouter de nouvelles informations et sans vérifier l'exactitude des documents recopiés. Ils reproduisaient des erreurs et les aggravaient parfois par l'ajout de données fantaisistes. Une autre pratique de l'époque consistait à publier de vieilles cartes en les rajeunissant par une nouvelle date, ce qui engendrait la réapparition de cartes désuètes, des années après des versions plus élaborées.
Emergence du droit d'auteur Au XVIIIe siècle, est reconnu le principe d'une cartographie d'auteur. L'Académie des sciences de Paris devient en Europe l'organisme de référence pouvant trancher en matière de nouveauté. Quelques procès pour plagiat en témoignent. Vers 1706 les cartographes français Delisle et Nollin s'opposent, le premier accusant l'autre, auteur d'une mappemonde, d'avoir copié son planisphère. A l'issue d'un procès de près de 5 ans, les cartes de Nollin furent saisies et mises au pilon. Si ces pratiques de plagiat se poursuivent un peu, bon nombre de cartographes commencent à rappeler le nom de l'auteur original (d'après le croquis de M....., réalisée selon les travaux de M....). Certaines des cartes que nous présentons reflètent ces pratiques et il n'est pas rare d'y rencontrer plusieurs représentations identiques de la Martinique à des années d'intervalles, ou d'observer la réapparition de vieilles cartes près d'une cinquantaine d'années après leur création.
Source : "L'histoire à la carte, 1528-1856", site Portail de la Banque Numérique des Patrimoines Martiniquais.
Si la diffusion des cartes par le biais d'Internet est un apport important, on trouve bien trop de cartes qui ne citent pas du tout (ou pas suffisamment pour certaines) la source : plusieurs règles pour rappeler que les cartes, tout comme une citation, doivent avoir leurs "guillemets" et être sourcées avec précision. La carte appartient à son/ses auteur(s), il convient, comme une citation, d'en donner la source précise (auteur, date, ouvrage/site/article, hyperlien), sans en oublier quelques éléments. C'est important dans la diffusion de la connaissance, parce que cela permet à chacun de retrouver la source première. En plus du respect du droit d'auteurs, une telle pratique permet aussi de dessiner des réseaux de connaissance qui se forment sur Internet. La carte, une fois encore, est une REprésentation. Et comme un article/ouvrage/billet, la carte doit, à ce titre, être référencée et citée avec précision. Pour tous, c'est un gage pour pouvoir trouver les sources premières des informations que nous lisons et analysons.