Sur un site comme il en existe des milliers sur la Toile, un musicien libanais révèle que sa mère, artiste célèbre elle aussi, « aime beaucoup » le Secrétaire général du Hezbollah. Un entretien mis en ligne le 17 décembre, sous le titre « Ziad Rahbani (…) : J’ai confiance dans la résistance ». On y parle de toutes sortes de sujets, des intempéries dans le pays à la situation en Syrie en passant par la scène médiatique locale. Mais une phrase, une seule, a suffi à déclencher un déluge de protestations, elles-mêmes submergées par un raz-de-marée de répliques indignées : « Feirouz aime beaucoup le Sayyid Hassan (فيروز تحبّ السيد حسن كثيراً ). Elle va me le reprocher, comme lors de cet entretien pour une télévision où j’avais parlé en public d’affaires privées et où elle m’avait interrompu. (Sourire) »
La belle affaire ! Donc, celle qu’on appelle la Sayyida – un des surnoms de Feirouz, littéralement « Madame », mais qui signifie aussi La Dame, y compris avec l’allusion à la vierge Marie (la chanteuse est née dans une famille chrétienne) – « aime beaucoup », aux dires de son fils, le Sayyid, littéralement « monsieur », mais il s’agit ici du titre donné à un descendant (mâle!) du prophète via ses petits-fils Hassan et Hussein et qui, employé de façon absolue, ne peut référer, sous une forme à la fois admirative et affectueuse, qu’au seul Secrétaire général du Hezbollah. Au vu du tollé suscité par sa déclaration, Ziad Rahbani « en a rajouté une couche » dans une émission de la chaîne Mayadeen (sur cette chaîne, voir ce billet) pour dire que « ceux qui attaquaient le Sayyid [Nasrallah]et la Sayyida [Feirouz] étaient les défenseurs d’Israël ».
Au Liban et ailleurs, la petite phrase du fils de Feirouz est devenue une véritable affaire d’Etat qui continue, deux semaines plus tard, à susciter de nombreux commentaires, en premier lieu chez les personnalités politiques. Ami d’enfance de Bachar El-Assad et héritier d’une famille politique maronite du Nord du pays considérée comme prosyrienne, Soleimane Frangié a ainsi « twitté » son appui à la chanteuse dont le soutien à la résistance « n’est pas étonnant » à ses yeux. Quant à Walid Joumblatt, autre féodal (druze, et dans le Sud cette fois), il a déclaré que la chanteuse était « trop éminente » pour être mêlée aux minables combats politiques du moment. Après Nabih Berri, le Président du Parlement libanais, qui a jugé bon de revenir lui aussi sur la question, le Secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah en personne, y a fait également une allusion transparente dans un discours prononcé le 20 décembre (courte vidéo ici) en ironisant sur la situation libanaise où certains réclament « un gouvernement neutre » (de technocrates) alors que le simple fait que quelqu’un dise apprécier quelqu’un d’autre – en l’occurrence la présumée sympathie de Feirouz pour sa propre personne – fait l’effet d’un tremblement de terre ! »
Bien entendu, les médias sont de la partie, et les réseaux sociaux plus encore. Parmi de très nombreux articles de presse, on doit signaler ceux du Al-Akhbar, qui a sans doute déclenché toute l’histoire en signalant le premier l’entretien de Ziad Rahbani dans un tout petit article en dernière page le 17 décembre. Deux jours après, le quotidien beyrouthin a publié une double-page (et un éditorial) en réponse à des réactions particulièrement violentes dans les médias sociaux. Parmi celles-ci, celle du célèbre éditorialiste Hazem Saghié utilisant sur sa page Facebook l’expression « feu Feirouz » (الراحلة) pour signifier ainsi que son idole d’hier n’existait plus désormais à ses yeux.
Ou encore, toujours sur les réseaux sociaux et sur un mode qui deviendra le principal argument des critiques des propos de Ziad Rahbani, l’argumentation développée par Fawwaz Traboulsi (le 19 décembre). Pour ce politologue et essayiste libanais, figure importante d’une partie de l’extrême-gauche locale (tendance plutôt trotskyste), il est pour le moins étonnant qu’une des plus belles voix arabes affiche son soutien à un religieux qui est « à la tête d’une parti qui interdit d’écouter la musique et les chants, sauf pour ce qui est des chants religieux et militants (hamâsiyya) et qui interdit d’écouter en particulier les chants interprétés par les femmes » (على رأس حزب يمنع الاستماع من الموسيقى والاغاني الا على الاناشيد الدينية او الحماسية وهو يمنع الاستماع خصوصا للاغاني التي تغنيها النساء بعامة). Un argument auxquels le camp opposé répond assez abruptement que « la voix de Feirouz l’emportera sur [celle du] Daash » (l’acronyme des combattants pour l’Etat islamique en Irak et au Levant).
Une semaine plus tard, la réaction de Fawwaz Traboulsi (voir par exemple le commentaire du 24 décembre toujours sur sa page Facebook, en réponse à une autre émission sur la chaîne Al-Mayadeen) fait encore couler beaucoup d’encre et plus encore de flux numériques, mais à cause d’une autre allusion. Il s’agit cette fois de « l’étroite relation » de Feirouz et des Rahbani « avec le gouvernement de la famille El-Assad et le régime bassiste syrien » (صلة وثيقة بحكم بيت الاسد وبالنظام البعثي السوري). Ce qui explique qu’il « n’est pas étonnant que cette vieille relation s’altère en une forme ‘d’amour’ pour le Secrétaire général du parti qui combat aujourd’hui en Syrie pour défendre le régime de la famille et du parti » (فلا عجب ان تنسحب تلك الصلة القديمة «حبّاً» لأمين عام الحزب الذي يقاتل الآن في سورية للحفاظ على نظام الاسرة والحزب).
On pourrait ajouter à ce dossier bien d’autres éléments encore, ce qui naturellement incite à s’étonner – ou même à se désespérer – de voir les « meilleurs esprits » du pays et de la région se perdre ainsi en considérations oiseuses sur les choix politiques d’individus qui ne sont, après tout, que de simples vedettes de la chanson, surtout à un moment où il y a tant de raisons d’intervenir sur des sujets autrement plus graves. Mais ce serait ignorer le fait que ces échanges en apparence futiles dans le champ artistique et culturel sont précisément l’expression, ou encore le prolongement, des combats politiques. Bien entendu, autour des propos attribués à Feirouz par son fils (et résolument démentis depuis par sa sœur Rima !), on retrouve, en rangs bien ordonnés, les partisans du 8 Mars et ceux du 14, ceux qui considèrent que les combats en Syrie sont désormais totalement dominés par une conspiration internationale visant à affaiblir le « front de la résistance » et ceux qui pensent que l’existence de soutiens très douteux, sur le terrain comme dans les chancelleries, n’altère en rien l’authenticité du soulèvement du peuple syrien.Futile et même désespérante par bien des côtés, cette polémique appelle encore d’autres remarques. On peut ainsi rappeler qu’elle a été provoquée par les propos d’un homme, Ziad Rahbani, dont on se plaisait à rappeler, il y a peu encore (cela veut dire quelques mois, deux ans tout au plus), qu’il symbolisait un certain esprit de révolte, une conscience refusant l’oppression politique, une sorte de modèle avant l’heure de l’esprit insurgé qui souffle depuis sur la région. Pourtant, en Egypte déjà (en mars 2013, à l’occasion d’un concert au Caire boycotté par une partie de la jeunesse révolutionnaire locale) mais plus encore en Syrie où on évoquait dans ce billet un concert donné en août 2008, l’image de Ziad Rahbani est désormais brouillée aux yeux d’une partie importante de son public.
Pour Feirouz, icône du monde arabe – la dernière sans doute car on ne rangera pas Haïfa Wehbé ou Tamer Hosny dans la même catégorie ! – le phénomène est encore plus visible, et même plus troublant. Pour plusieurs générations, depuis son apparition sur la scène arabe au milieu des années 1950 (en bonne partie via Radio Damas!), la diva est l’incarnation vivante d’un âge d’or marqué, entre autres choses, par la formulation d’un « être arabe » dont la « sensibilité politique » était illustrée par exemple par des chansons offertes à Jérusalem, Damas ou Beyrouth, autant de capitales d’un « être ensemble » rendu possible par un projet commun.
Ceux qui se déchirent aujourd’hui autour des propos prêtés par Ziad Rahbani à sa mère le pressentent, le savent même : briser cette icône qu’est devenue Feirouz, c’est prendre le risque de rompre définitivement avec ce projet, c’est choisir un divorce qui risque fort de rendre impossible à l’avenir toute vie commune. Emportée par la passion, par la haine qui s’est installée sur la douleur des uns et des autres, la conciliation semble néanmoins impossible.
Formons malgré tout des vœux puisque c’est le moment de le faire…