Voilà une œuvre de loisir, dans la plus pleine acception du terme. Je n’en tire pas argument contre elle. Sans doute le loisir est-il la condition essentielle de l’œuvre d’art ? Il peut aussi la rendre vaine. – Toute la question est de savoir, si l’excès de loisir n’a pas conduit l’auteur à passer ici la mesure et si quelque plaisir que nous prenions à le suivre, nous pouvons le suivre toujours. On sent que M. Marcel Proust a devant lui tout le temps qu’il faut pour mûrir, combiner, réussir un ouvrage considérable. Tout le temps est à lui : il en profite à sa façon. Il le considère d’avance comme du temps perdu. Il ne saurait donc le mieux employer qu’à rassembler les souvenirs, encore vivants en lui, d’un temps déjà perdu aussi ! il nous l’avoue, et d’enregistrer une faillite dont il n’aura garde de se vanter, mais dont il tient loyalement à nous rendre compte. Sa vie passée n’est pas un drame et il n’en veut pas faire un drame. Il a vu bien des choses, lu bien des livres, il a fréquenté bien des gens. Le loisir même a entretenu ses sens et son esprit dans un état de réceptivité totale. N’ayant pas à juger, il n’a pas eu à refuser ; il n’a refusé rien… Ainsi, la moindre image de rencontre, le moindre souffle printanier, comme le moindre passant de la rue, ont pris dans sa mémoire une place aussi grande et non moins privilégiée, que les plus rares aventures, que les plus déchirantes passions, que les êtres le plus attachés à sa vie. Loin de lui le dessein de choisir et de « préférer » dans tout cela ! Toutes choses sont égales. Toutes choses, à qui les sait bien observer, renferment un trésor de nuances que l’on n’est pas près d’épuiser et peuvent mettre en jeu les plus subtiles facultés d’analyse que le ciel nous a départies. Après que le loisir de vivre à permis à M. Proust de prendre intérêt et plaisir à chaque moment de la vie, le loisir d’écrire va le mener à n’en tenir aucun pour négligeable, et à faire ce qui est proprement le contraire de l’œuvre d’art, c’est-à-dire l’inventaire de ses sensations, le recensement de ses connaissances et à dresser le tableau successif, jamais « d’ensemble », jamais entier, de la mobilité des paysages et des âmes. – M. Marcel Proust au lieu de se résumer, de se contracter, s’abandonne. Il ne recherche pas la ligne de développement d’un caractère mais ses aspects contradictoires et divers. Il ne prend même pas la peine d’être logique et encore moins de « composer ». Cette satisfaction organique, que nous procure une œuvre dont nous embrassons d’un regard tous les membres, la forme, il nous la refuse obstinément. Le temps qu’un autre eût employé à faire du jour dans cette forêt, à y ménager des espaces, à y ouvrir des perspectives, il le donne à compter les arbres, les diverses sortes d’essences, les feuilles aux branches et les feuilles tombées. Et il décrira chaque feuille, comme différente des autres, nervure par nervure, et l’endroit, et l’envers. Voilà son amusement et sa coquetterie. Il écrit des « morceaux ». Il place son orgueil dans le « morceau » : que dis-je ? dans la phrase. Et quand je dis morceau ou phrase, je dis mal. Nul n’est plus loin des formistes, de Gautier, de Flaubert, de Goncourt, de Renard, que M. Proust. Il ne cultive pas une esthétique le moins du monde parnassienne. Il ne caresse ni la période pleine et sonore, ni l’assemblage juste et poli des mots ; il n’aiguise pas la phrase sèche, ni n’arrondit la phrase ronde… Dans l’affectation à laquelle va fatalement le conduire son repliement sur les détails infinitésimaux qu’a enregistrés sa mémoire, il manifeste sans relâche une extraordinaire spontanéité. S’il doit faire le précieux, c’est la faute du sujet qu’il traite et de l’abondance d’objets qui lui sont toujours proposés : or la phrase n’est là que pour en rassembler le plus grand nombre. Elle tend une sorte de filet, indéfiniment extensible, qui traîne sur le fond océanique du passé et en ramasse toute la flore et toute la faune à la fois. Elle n’est ni aigre, ni menue, ni volontairement contournée ou guindée : elle n’est rien en soi. Elle épouse le tout d’un moment, elle s’y modèle : loin de nous imposer un choix, l’auteur s’en remet à nous de choisir, étalant devant nous à mesure et confusément ce que chaque coup de filet ramène. – Une citation au hasard. Il s’agit des verrières de l’église de Combray : « Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que, fît-il gris dehors, on était sûr qu’il ferait beau dans l’église ; l’un était rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut sous un dais architectural entre ciel et terre ; (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il n’y a pas d’office, – à l’un de ces rares moments où l’église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l’air presque habitable comme le hall de pierre sculptée et de verre peint d’un hôtel de style moyen-âge – on voyait s’agenouiller un instant Mme Sazerat posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours qu’elle venait de prendre chez le pâtissier d’en face et qu’elle allait rapporter pour le déjeuner) ; dans une autre, une montagne de neige rose au pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière, de son trouble grésil comme d’une vitre à laquelle il serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans doute qui empourprait le rétable de l’autel de tons si frais qu’ils semblaient plutôt posés là momentanément par une lueur du dehors prête à s’évanouir que par des couleurs attachées à jamais à la pierre ; et tous étaient si anciens qu’on voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles et montrer brillante et usée jusqu’à la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. » Voilà le feu d’artifice d’images et de notations que suscitera un vitrail et M. Proust ne nous fera pas même grâce de Mme Sazerat avec son paquet de gâteaux ; il suffit qu’il se souvienne de l’avoir vue à l’église une fois ! Qu’est donc Mme Sazerat ? Un comparse, dont à peine il reparlera. Mais M. Proust croirait mentir s'il nous celait sa présence fortuite. Qu’il s’agisse d’un vitrail, d’un paysage, d’une figure humaine, d’un cas de conscience, d’un fait-divers, il en va tout de même, et tout est expressément dit. Ce livre a la folie de la sincérité ; il a l’affectation et la préciosité de ce qui se veut trop sincère… Comment donc le juger ? En vain chercherons-nous à relier ensemble les premiers rêves d’un enfant et cette aventure de M. Swann avec Odette de Crécy que M. Proust ne dut sans doute apprendre que longtemps après son enfance, mais qu’il intercale dans le récit sans raison palpable entre ses promenades d’été à Combray et ses jeux aux Champs-Élysées. Celui qui parle a tantôt sept ans, tantôt quinze ans et tantôt trente. Il mêle les événements et les âges. Sa logique n’est pas la nôtre, non ! Mais aussi bien son livre n’est pas un roman, ni un récit, ni même une confession. C’est une « somme », la somme de faits et d’observations, de sensations et de sentiments, la plus complexe que notre âge nous ait livrée. Son livre n’est pas de ceux qu’on juge du point de vue de l’œuvre d’art, sur l’harmonie de l’ensemble ou la beauté de l’épisode et de la phrase… Nous ne l’avons pas pris comme il fallait. Il ne convenait pas de mettre si peu de temps à le lire. Son livre est « temps perdu » : il se lit page à page, à temps perdu, comme on lit les Essais. Avec tous ses défauts, il nous apporte un vrai trésor de documents sur l’hypersensibilité moderne. On y trouve de la poésie – et de la plus belle, de la psychologie – et de la plus neuve, de l’ironie – et de la plus originale, une peinture du « monde », que nul n’avait faite avant M. Proust, et enfin le spectacle d’une nature infiniment douée, qui veut donner ses preuves avant d’avoir trouvé et sans même chercher sa « forme ». Il faut y prendre, y goûter chaque chose pour ce qu’elle est, quand elle vient. Nous n’avons pas fini d’y puiser, je vous le jure. – Surmontons notre agacement ; même ce qui nous agace ici est sincère. M. Proust raille quelque part ses parents d’oser prétendre « qu’on doit mettre devant les enfants et qu’ils font preuve de goût en admirant d’abord les œuvres que parvenus à la maturité on admire définitivement. » Il avoue humblement qu’il admirait dans son jeune âge « un paysage de Gleyre, ou quelque roman de Saintine ». Et il ajoute que « les mérites esthétiques » ne sont pas « des objets matériels qu’un œil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir lentement les équivalents dans son cœur. » Voilà qui suffirait à nous rassurer sur son esthétisme. Pour esthète qu’il soit, ce n’est pas un esthète de l’espèce commune et ce qu’il nous donne aujourd’hui, personne ne nous l’avait donné, ni la pénombre d’une chambre d'enfant précoce, ni les propos de ces étonnants Verdurin, qui sont les deux réussites extrêmes du livre.
H. G.