Il y a les gens qui font tout pour sembler bizarre, étudiant précisément leur allure, leur discours, leur style. Parce que le trop normal, le basique, n'a jamais été très vendeur dans le monde de l'art. Et puis il y a ceux qui sont bizarres naturellement. Qui vont tellement au bout de leurs idées, sans considération pour le regard de l'autre, qu'ils savent fasciner autant que déranger. Felix Kubin fait partie de cette seconde catégorie de personnes. En une trentaine d'années de carrière (alors qu'il n'a que quarante-quatre ans), l'Allemand est devenu une légende confidentielle, un personnage ignoré par beaucoup, mais reconnu voire vénéré par les amateurs de musique électronique expérimentale.
Felix Kubin est un personnage de roman de science-fiction à lui tout seul. Un héros déroutant et sympathique, à l'air toujours juvénile, brillant sur scène (son passage à Bruxelles en janvier dernier est un des meilleurs concerts qu'on ait pu voir cette année), doté d'un humour singulier et aux idées parfois difficiles à comprendre. On a pu le rencontrer début décembre, toujours en Belgique, avant un concert avec l'orchestre polonais Mitch&Mitch. Il était plus calme et terre à terre qu'on ne l'imaginait, mais ses propos ont quand même confirmé que Felix Kubin était tout sauf normal. En fait, il nous intrigue encore plus qu'avant.
INTERVIEW FELIX KUBIN
TEA : Tu rejoues à Bruxelles aujourd’hui, je t’ai déjà vu en janvier dernier et tu rejoues en début d’année prochaine. C’est pas mal, surtout pour quelqu’un qui ne tourne pas tant que ça en dehors d'Allemagne. Pourquoi Bruxelles ?
Felix Kubin : Je ne sais pas. Peut être que c’est quelque chose comme de l’amour.
Quand tu avais joué en janvier, tu avais parlé de l’atomium…
Oui mais je pense que le monument est seulement une expression de la mentalité. J’adore la mentalité des gens ici. C’est facile d’entrer en contact avec quelqu’un parce que… Comment l’expliquer… Il y a un certain humour noir ici et les gens ont une bonne connaissance de la culture en général, des films, de la musique, de la littérature. Ils sont très ouverts d’esprit, ils aiment les choses expérimentales, et je pense que c’est quelque chose qui me parle vraiment.
Plus qu’en Allemagne ?
Evidemment que je trouve des gens qui ont la même sensibilité que moi en Allemagne, il faut dire que c’est un pays beaucoup plus grand, donc c’est normal. Mais pas tellement à Hambourg en fait. J’ai quelques amis là-bas, mais mon travail est vraiment atypique par rapport aux autres choses qui s'y font.
Alors pourquoi restes-tu dans cette ville ?
Mmh, je partirai fort probablement un jour, mais dans ce cas, je quitterai Hambourg pour toujours je pense. Pour le moment j’ai un enfant là-bas, c’est pour ça que je reste. Mais sinon… Des fois ce n’est pas si mal si tu vis dans un environnement qui ne te correspond pas tout à fait, parce que tu dois te battre un peu. C’est mieux que d’être facilement accepté partout.
Je suis allée à Hambourg récemment et j’ai trouvé que cette ville n’avait pas l’air si artistique. Il y avait des musées effectivement, mais je n’avais pas l’impression qu’il y ait une vraie scène soutenue, une vraie dynamique. Comme si Hambourg préférait rester célèbre davantage pour ses sex shops et prostituées.
Oui. Tu as la bonne impression. Bon, parfois il y a de bonnes expositions. Et la ville d'Hambourg est connue pour être très ouverte à la culture en général. Mais la culture doit être faite par les gens eux-mêmes, et ils ont très peu d’argent pour faire ça. C’est une honte parce que la ville est très riche. Mais en matière de théâtre, ils sont plutôt bons, ils ont deux gros théâtres avec des budgets ok, pas le mieux, mais c’est ok.
En ce moment tu tournes avec Mitch & Mitch, quelle est l’histoire derrière ce projet ?
(rires) Je ne sais pas, tu penses quoi ? C’est une collaboration. Je connais les connais depuis des années et nous voulions jouer ensemble en concert à Cologne. Ils m’ont invité là-bas pour jouer avec eux. Et ensuite ils ont eu l’idée que nous fassions un album entier ensemble. Cet album est devenu réalité en sept jours. La plupart des morceaux et leurs enregistrements ont été faits en sept jours. On avait trois ou quatre idées avant, mais pas vraiment poussées. Donc ça a vraiment été une sorte de composition improvisée. Le résultat, pour moi, est très fort. C’est dû à plusieurs facteurs. D’abord, on a eu un très bon producteur, Tobias Levin, qui a su capturer les sons d’une belle façon. C’est plus comme une musique cinématographique, mais avec la brutalité du punk dedans. Et je pense aussi que les musiciens sont très bons. Ils ont un bagage différent, certains ont joué dans des groupes de punk, d’autres font plus dans l’impro et le jazz. Il y a aussi le joueur de vibraphone qui vient de la musique contemporaine, c’est un musicien brillant, il a des ensembles où il joue des pièces très exigeantes et minimales. Donc ce sont des personnages forts et c’était très facile de travailler avec eux et de développer des idées très rapidement. On n’a jamais eu de problème pour jouer quelque chose. Le plus important était de déterminer ce qu’on voulait faire, et ensuite tac tac tac tac, immédiatement, on a trouvé des idées pour ça. J’ai laissé jouer des séquences électroniques et les idées sont arrivées, et on a joué par dessus. Ça s’est passé très naturellement.
J’ai l’impression que tu travailles beaucoup avec d’autres artistes. Est-ce que c’est que tu t’ennuies de jouer en solo ou que tu aimes puiser une inspiration nouvelle grâce aux autres ?
Je n’en ai pas du tout marre de jouer en solo. C’est juste qu’en général je cherche à ne pas rester coincé à faire la même chose. J’aime expérimenter et jouer et essayer des choses. Je fais aussi des pièces radiophoniques. Ça me prend beaucoup de temps, c’est aussi une partie de ma vie. C’est quelque chose que les gens à l’étranger ignorent parce que c’est surtout en allemand. J’ai quelques pièces radiophoniques qui sont basées sur des sons et qu’on peut écouter en étant étranger, mais la plupart des pièces sont liées à la langue germanique.
Et ça ressemble à quoi ?
Ça dépend totalement des pièces. J’en ai fait une sur le lien entre les fantômes et l’électricité, ça s’appelle Paralektronoia. J’ai fait beaucoup d’interviews de personnes différentes pour ça. Parfois je fais des interviews et je les transforme en fiction, je fictionnalise des interviews, ou les mélange avec des acteurs. J’ai des interviews, des acteurs, et les acteurs écoutent les interviews et ensuite interagissent avec les personnes interviewées comme si elles étaient elles aussi sur la scène. Tu arrives à imaginer ? Parce que c’est ça qui est génial avec l’audio, comme tu ne dois pas créer une illusion d'optique, tu peux mélanger autant que tu veux tes sources. C’est très simple à faire. J’ai aussi fait une autre pièce sur les manuels d’instructions. Donc j’ai collecté beaucoup d’instructions, je les ai reliées entre elles, dans une démarche assez surréaliste, pour pervertir ces ordres. Par exemple j’ai croisé une explication pour monter un jouet en forme de cerveau avec une interview dans laquelle un type explique comment il assemble un fusil. Des choses du genre. Et entre les deux, quelque chose nait. Et ensuite, j’ai connecté tout ça avec des séquences musicales. Donc c’est comme des pièces musicales avec des parties parlées. J’avais aussi une chorale qui chantait des mises en garde pour l’usage de batteries.
Et je suppose que ces pièces radiophoniques sont aussi importantes pour toi que tes albums et tes concerts ?
Oui absolument. Je travaille sur une pièce radiophonique pendant trois mois ou plus. C’est très long parce que l’Allemagne a le plus haut standard en matière de pièces radiophoniques du monde. C’est comme faire un court métrage, parfois c’est même plus long. Tu as les meilleurs acteurs, des financements raisonnables de la part de la station radio, et ça doit durer 55 minutes. Et ce n’est pas juste lire un bout de papier et faire quelques sons, c’est vraiment très pensé. Chaque seconde doit faire partie de la construction. Tu peux travailler sur une minute pendant toute une demie journée parfois.
C’est super que ça existe. En France et en Belgique, on n’a pas trop ça.
Oui, y a quelques trucs en France, mais ça ressemble plus à du collage sonore. En Allemagne il y a toutes sortes de genres de pièces radiophoniques et différentes façons de les travailler. Certaines personnes par exemple enregistrent les sons comme s’ils étaient faits pour un film, donc ils ne prennent que les sons originaux. D’autres vont dans le studio et ont des acteurs qui prétendent qu’ils sont dans une certaine scène et ils ajoutent des sons de la nature derrière.
[les pièces radiophoniques de Felix Kubin sont écoutables ici, ndlr]
Tu as commencé la musique très très jeune. J’ai lu que tu avais fondé et joué avec ton groupe de punk Die Egozentrischen 2 quand tu n’avais que treize ans. C’est super, mais désolée, j’ai du mal à concevoir ça. Quand tu as treize ans, si tu fais de la musique, ce qui est déjà bien, tu joues des reprises du genre "Hotel California" à la fête de ton collège et c’est tout.
Je n’ai jamais fait de reprises non. Enfin, d’une certaine façon, je reprenais un style. J’étais très inspiré par la musique fascinante qui était faite à cette époque en Allemagne. Je suis né au bon moment, une période où beaucoup de gens se disaient "Oh, s’ils peuvent le faire, moi aussi je peux le faire !". Y avait pas mal d’enregistrements DIY à la maison. Et ce qu’on appelait la Neue Deutsche Welle. Mais le terme a tout de suite été récupéré par l’industrie. A vrai dire l’industrie a tué toute cette créativité qui était là à ce moment. Parce qu’ils ont fait des choses commerciales stupides, créé des imitations de vraies personnes de la scène underground pour les faire rentrer dans les charts.
Qui sont les vrais artistes de la Neue Deutsche Welle alors ?
Il y en avait tellement. Les plus connus sont Einstürzende Neubauten, Die Tödliche Doris, Der Plan, Holger Hiller, Palais Schaumburg, Liaisons Dangereuses, Freiwillige Selbstkontrolle, Abwärts…
Et quels sont les faux ?
Les faux sont Hubert Kah, Markus, Fräulein Menke, Nena.
Sérieusement, ils disaient que Nena faisait de la Neue Deutsche Welle ?
Carrément. Carrément Neue Deutsche Welle.
Je dois dire que je ne connais que "99 Luftballons"…
Aha oui, c’est devenu super connu. C’est de la Neue Deutsche Welle commerciale. Je ne dis pas que ces trucs commerciaux étaient si mauvais, c’était tout de même mieux que ces merdes Schlager que nous avions eu avant. Mais c’était des imitations. J’ai édité un double album qui sortira au printemps je crois chez Finders Keepers, un label de Manchester, où dessus je collecte beaucoup de musiques enregistrées sur des cassettes maisons de groupes venant de toute l’Allemagne. Beaucoup de groupes dont personne n’a jamais entendu parler, ou presque. Parce qu’ils viennent de la campagne, de très petits villages. Et tu remarques ainsi à quel point les gens produisaient de la musique à cette époque. Des choses fantastiques.
Est-ce que tu as l’impression que dans la musique aujourd’hui, les jeunes ne retrouvent pas la même énergie créatrice qui était en œuvre à ton époque ? Et que du coup, maintenant, les jeunes ne peuvent pas vraiment faire grand chose, car ils n’ont pas cette impulsion ?
Non, je pense que ça se passe encore, mais peut être dans d’autres endroits. Tu as ce groupe, Odd Future, ces jeunes gamins de Los Angeles, ou encore, je viens aussi de lire qu’il y a cette nouvelle scène de jeunes producteurs de club music à Bristol, etc. Donc je ne pense pas que ce soit si différent de mon époque. La seule chose que je remarque c’est que l’idée de créer quelque chose qui n’est pas évident, pas facile au premier abord, plus expérimental, n’est pas si forte aujourd’hui qu’à mon époque. Mais peut être qu’à mon époque aussi les gens auraient fait beaucoup plus de pop musique si cela avait été en vogue. J’ai toujours été intéressé par des approches expérimentales, par l’idée de créer une musique pleine, ouverte d’esprit… C’est pour ça aussi que je travaille avec différentes personnes, que je compose aussi des pièces de musique contemporaine pour des ensembles.
Tu sais à peu près combien de morceaux tu as écris depuis le début de ta carrière ?
Non. Je pense que rien que quand j’étais adolescent, j’avais déjà composé 50 ou 60 morceaux. Et puis après… Je peux vérifier… Mais je n’en ai aucune idée comme ça de tête.
Puisque tu travailles pour la radio, n’as-tu pas peur qu’un jour elle disparaisse complètement ?
Je ne pense pas. Sur internet il y a beaucoup de stations radio. Mais bien sûr elles n’ont pas la même qualité que les grandes radios parce qu’ils n’ont pas assez d’argent, donc ils ne peuvent pas faire de recherches. C’est comme le journalisme. La qualité du journalisme décline avec la baisse des salaires. Moins tu paies les gens, moins la qualité sera présente. Je crois vraiment à ça. A moins que quelqu’un accepte de se faire complètement exploiter ou hérite de beaucoup d'argent de sa famille. Mais si l’Etat, ou la société disons, veut vraiment des productions de qualité, elle doit investir de l’argent. C’est très simple. Comment peux-tu attendre de quelqu’un qu’il fasse une bonne et longue recherche pour un article dans un journal s'ils sont si mal payés. Ils doivent survivre, ils doivent payer des putains de loyers super cher. Je pense que la première chose qui doit changer en fait, c’est de faire une régulation de l’Etat sur les loyers. Je pense même que l’Etat devrait prendre le contrôle de la plupart des bâtiments. Je pense que toute cette privatisation des bâtiments et des appartements est criminelle. Les gens devraient avoir un accès facile à un toit. Et cela enlèverait beaucoup de poids à de nombreuses personnes qui se tuent à la tâche tous les mois pour payer leur loyer. Je pense que ça aiderait beaucoup. Ce n’est pas communiste hein, je pense cela uniquement pour les loyers.
En parlant de communisme, je voulais savoir pourquoi tu avais décidé d’appeler ton label "Gagarin Records". Tu étais fasciné par l’URSS ?
Non, je suis fasciné par les cosmonautes. Je voulais être astronaute quand j’étais jeune. Et puis en fait j’ai choisi la musique (rires).
Si tu étais une femme célèbre, qui serais-tu ?
Comme équivalent féminin, je pense à des personnages comme Daphne Oram et Delia Derbyshire. Ou Else Marie Pade mais je ne la connais pas si bien, c’est une compositrice de musique electroacoustique. Et si je pouvais être quelqu’un, je ne sais pas… Peut être Hedy Lamarr, c’était une actrice et ensuite elle a inventé un code pour guider les torpilles.
Certaines personnes te voient comme un weirdo, ça te va comme qualificatif ?
Ils veulent probablement dire autre chose.
Des gens te trouvent étrange voire fou, même. Tu préfères ça ou être normal ?
Je ne suis pas une personne normale, c’est sûr. Mais je suis heureux quand je peux m’entendre avec tout le monde. Je pense que je suis assez sociable, mais en même temps, quand je fais mon travail, mon art, je dois être capable de travailler complètement indépendamment, car je ne peux pas me permettre de dépendre d’une quelconque opinion, du public, des critiques, même de mes amis. Je dois seulement savoir ce que je veux faire, et je le fais. Et si les gens disent soudainement "Oh non, on n’aime plus ce que tu fais", ce n’est pas mon problème. Ça veut dire que je dois d’abord réaliser que je dois être très indépendant dans ma tête, et c’est assez difficile. Parfois ça me rend un peu seul. Socialement, j’aime vraiment être autour des gens. La raison qui fait que je joue souvent en solo c’est que d’un côté, j’aime avoir mon esprit occupé tout le temps, et c’est évidemment le cas quand tu es seul sur scène, et l’autre raison, c’est que c’est l’une des façons de vivre de la musique. Si je devais partager mon salaire avec dix personnes, comme c’est le cas ce soir, ce serait impossible. Mais cela a aussi un avantage de jouer avec autant de personnes, c’est qu’il y a vraiment une super énergie sur scène. C’est vraiment chouette.
J’ai l’impression que tu donnes beaucoup de place à l’humour dans ton travail…
Pas toi ?
Je veux dire, tu n’as pas l’air de te prendre tellement au sérieux. Alors que dans le milieu expérimental justement, il y a pas mal de gens qui se prennent bien la tête quand même et sont assez poseurs.
Ach so ! Ja ja ja… Après un moment tu te rends compte à quel point beaucoup d’artistes ne sont pas libres. A partir du moment où leur argent vient de riches mafieux qui achètent leurs peintures, que vaut l’argent ? Qu’est ce que l’argent ? J’essaie simplement de garder ma liberté. Et j’essaye évidemment de faire en sorte que les gens qui s’intéressent à mon art comprennent quand j’essaye quelque chose de nouveau, même si des fois ils devraient aussi ne pas comprendre pendant un moment. Mais voilà, j’aime vraiment avoir un lien, une connexion. Ce n’est pas que je ne m’intéresse pas du tout à ce qu’ils aiment, à ce qu’ils pensent de mon travail. Je ne prépare pas quelque chose pour que ça leur plaise à coup sûr, mais j’aime communiquer avec les gens, je trouve cela important. Donc par exemple, je ne me suis jamais plaint de mon public, parce que je pense que je suis responsable de lui. Si je vais sur scène et pense "Oh, cette audience est mauvaise", dans ce cas cela veut dire que c’est moi qui ai fait quelque chose de mal. A moins que je sois invité quelque part dans le mauvais contexte, c’est autre chose. Mais en général, je n’ai jamais compris pourquoi certains artistes se plaignaient de leur public. Je leur dis "peut être que tu attires les mauvaises personnes parce que tu fais les mauvaises choses, tu ne fais pas ce que tu veux faire", etc.
C’est assez logique oui…
Pour moi, l’œuvre ne nait que dans l’espace entre l’artiste et le public. Donc le public est aussi une partie de l’œuvre, et c’est vraiment important de savoir ça parce que quand tu fais un film, par exemple, et que le film n’utilise pas l’intelligence et l’imagination du spectateur, évidemment le film est idiot, ce n’est pas riche. Dès que tu déclenches l’imagination du public et que tu les incites à ajouter leurs propres idées imaginaires au truc, alors le résultat, l’œuvre d’art, est un mélange de leur imagination, de leur perception et de la volonté de l’artiste qui irradie l’œuvre. C’est très important de voir que c’est entre les deux que l’œuvre nait. Je peux créer quelque chose avec une certaine signification et peut-être que si je le joue en Amérique du Sud, les gens auront une réception totalement différente. Ils ont une autre histoire, une autre culture, mais ils trouvent quelque chose dedans qui peut-être leur parle universellement. Donc pour moi c’est très intéressant de parler aux gens, et ils pourront dire que ça leur a fait penser à un autre truc, quelque chose de local, dont je n’avais jamais entendu parler avant. Ce n’est pas du genre c’est mon art, je dois le garder pour moi seul à moins qu’il soit compris uniquement de la façon dont je le souhaite. Je dois comprendre qu’une œuvre, c’est une part de moi et une part du public.
Est-ce que quelque part, un jour, tu as quand même eu une mauvaise expérience ? Un horrible concert par exemple ?
Généralement j’ai toujours de bons organisateurs. J’ai parfois été placé dans la mauvaise pièce, où le son était mauvais ou les gens étaient plus intéressés par la techno. Le divertissement. Je ne travaille pas que sur ce niveau. J’aime la sauvagerie et l’énergie, oui, mais je veux aussi capter l’intellect, la compréhension des cultures, de l’art. Tu peux appeler ça par l’humour, tu peux par penser à plusieurs niveaux, exprimer ses peurs, exprimer son côté sombre, toutes les choses pas forcément politiquement correctes… J’aime vraiment travailler sur le concept. Avoir une idée pour tout un album par exemple, et expérimenter le plus possible à l’intérieur de ce cadre. Et si tu regardes les productions que j’ai sorties, il y a beaucoup de différentes approches. Comme le disque Echohaus, qui était basé sur l’idée de pièces qui sonnaient différemment et de l’acoustique naturelle, était l’idée de comment créer de la musique pour un ensemble et l’enregistrer de façon à ce qu’il ne sonne pas comme un enregistrement classique bien carré mais quelque chose qui ferai plus penser à une bande originale de film.
Généralement, ce sont des idées qui te viennent comme ça, soudainement, ou tu es plutôt du genre à te creuser et creuser la tête jusqu’à ce que tu trouves quelque chose de pertinent ?
C’est très différent. Tu sais, je suis tout le temps dans cet état d’esprit. Ce n’est pas comme si d’un coup j’activais mon cerveau. Mon cerveau réfléchit tout le temps à cela, tout mon bureau chez moi est couvert d’idées et de trucs. C’est comme de l’archéologie des fois, pour retrouver un papier caché sous d’autres. J’ai beaucoup d’idées sur le mur et je pense constamment à d’autres projets, plus grands, plus petits… J’ai des collections de paroles, j’ai une énorme archive de bruits que j’ai enregistrés moi-même, dans la rue, que je trouve partout… C’est fatigant. Mais c’est aussi magnifique. C’est le mieux que tu puisses faire. C’est ce que j’aime. Je fais ce que j’aime. Ce qui peut être fatigant, dans une société capitaliste. Car le capitalisme veut dire que tu dois non seulement créer quelque chose de qualité mais tu dois aussi toujours l’emballer et le vendre, et emballer et vendre ne dit rien sur la qualité du contenu, mais je dois faire ça tout le temps.