"Cymbeline" de William Shakespeare

Par Alexandra Bourdin @bouteillemer

Edward BURNE-JONES, Sleeping Beauty (1871) – Manchester Art Gallery

"Fear no more the heat o’ the sun,

Nor the furious winter’s rages;"

Cymbeline, Acte IV, Scène 2.

La Belle au Bois Dormant, c’est un peu La Bouteille à la Mer ces derniers temps. Que je vous rassure, depuis Being Human (qui a eu son petit succès après la publication de cet article, Aidan Turner fait toujours ce petit effet-là), j’ai lu, vu et découvert bien d’autres choses mais faute de temps, je n’ai pas pu vous le partager comme d’habitude. Peut-être aussi que je n’en ai pas ressenti le besoin et qu’il me fallait faire une (énième ?) pause pour profiter du quotidien.

Mais ça, c’était avant Cymbeline de notre ami William Shakespeare. (Shakespeare est un remède à tous les maux, c’est bien connu.)

Imogène (Illustration du Shakespeare’s Heroines d’Anna Jameson)

D’autant plus que la vraie Belle au Bois Dormant dans cette histoire, c’est Imogène, l’héroïne de la pièce. Pas littéralement, je vous rassure, sinon il n’y aurait pas eu beaucoup d’action pour du Shakespeare si tout le monde avait été endormi. (Et on se serait ennuyé ferme.) C’est juste l’image que j’ai eu d’elle durant l’une des scènes cruciales de la pièce où elle dort. Au lieu de lui voler un baiser telle Aurora, Iachimo, une espèce  de Don Juan beau-parleur et manipulateur,  va lui subtiliser un bracelet qui va servir de prétexte pour un long quiproquo sur la perte ou non de la vertu de la damoiselle et de son infidélité puisqu’elle s’est mariée à Léonatus Posthumus et, comble du scandale, sans le consentement de son roi de père, Cymbeline.

Posthumus & Imogène : Gravure de Robert Dudley (1858-1893,) 
Posthumus: "My queen! My mistress! O lady weep no more!" in Cymbeline

Orphelin et pupille du roi (donc sans le sous !), Posthumus n’est certes pas le parti idéal pour l’héritière du royaume de Bretagne depuis la disparition de ses deux frères aînés qu’elle n’a jamais connu. La force de caractère d’Imogène va valoir pour Posthumus, tel Roméo,  un bannissement ad vitam aeternam. Enfin, presque.  Sinon, ça ne serait pas drôle. 

Vous allez me dire, qu’est-ce qui m’a pris de lire une pièce si peu connue de Shakespeare alors que j’aurais pu continuer dans ma lancée après Richard III avec Le marchand de VeniseLa Tempête ou Le Conte d’Hiver (c’est de saison, en plus) que j’avais sous la main ?

Tout est parti par fangirling intelligent de la vidéo d’une interview de Tom Hiddleston (plus à présenter) qui, en bon homme parfait shakespearien, a cité de mémoire une réplique de Posthumus (qu’il a interprété en 2010 sous la direction de Declan Donnellan). Et comme le Monsieur s’y connait en belles choses et aime les partager, ça donne ça :

"Reste là, ô mon âme, suspendue comme un fruit

Jusqu’à ce que l’arbre  ne meurt."

Autant vous dire, que ni une, ni deux après un petit arrêt sur image (pas désagréable) et quelques "que c’est beau !", je l’ai noté dans mon carnet fourre-tout. First step. Puis, un samedi alors que j’avais clairement d’autres choses de prévu,  Adeline et Matilda se sont mises à se crêper intelligemment le chignon sur un statut FB à propos de cette pièce et surtout de Posthumus. Crétin influençable et jaloux ou héros romantique badass et imperturbable ? Curieuse comme pas deux et comme j’avais eu droit à un panégyrique depuis quelques jours à son sujet par la première, il fallait que je sois fixée.

Cymbeline (David Colling dans la mise en scène de Declan Donnellan par la compagnie Cheek by Jowl en 2010)

Trêve de bavardage, parlons de Cymbeline ! Il ne faut pas se fier au titre de la pièce : ce roi celte est plus secondaire qu’autre chose, réduit à un père tyrannique, un roi ingrat et aveuglé par sa reine, la belle-mère d’Imogène. Un bougre d’idiot, en somme. Pourtant, c’est un personnage historiquement attesté et qui a nourri de nombreuses légendes. Il aurait ressuscité d’entre les morts, rien que ça, avec les parallèles que vous imaginez. Mais tout ça est mis de coté même si bien sûr, Shakespeare raffole (et nous avec!) des sorcières et des esprits revenus d’entre les morts. Cymbeline ne fera pas exception avec une scène où Posthumus est visité par les esprits bienveillants de sa famille, non comme les esprits des victimes de Richard III qui lui font passer un mauvais quart d’heure. Mais, si la part de reconstruction historique est très présente (avec une vraie scène de bataille entre Romains et Bretons qui doit être assez coton à mettre en scène), ce n’est moins la légende plus ou moins fantasmée du roi Cymbeline qui est mise en avant que le conflit domestique entre le roi et son héritière, la marâtre et sa belle-fille et surtout autour de la mésalliance entre Imogène et Posthumus.

Affiche de Cymbeline au Timms Centre  (Canada, 2012)

C’est d’ailleurs ce qui rend Cymbeline si unique, à mi chemin entre la tragédie  et la comédie, et donc si plaisante à lire. Comme certaines pièces tardives du Barde, il s’agit d’une "romance" qui réinvestie un genre médiéval (avec les codes de la chevalerie qui vont avec) nourri d’aventures, d’éventements fantastiques, d’allégories et surtout d’une opposition entre la vie de cour et la vie pastorale. A titre personnel, même si c’est un peu anachronique, j’y vois plutôt une pièce qui annonce la comedy of manners (ou comédie de mœurs) appliquée à une satire de la société de cour et des rivalités et autres complots qui s’y jouent. Cette petite classification peut paraître idiote et artificielle mais cela montre à quel point cette pièce, en apparence simple et qui pourrait être réduite à un pauvre conte de fée (Imogène en Cendrillon dotée d’une méchante marâtre, Posthumus en prince banni, les petits princes enlevés au berceau, etc), est assez complexe pour emprunter de nombreux motifs à des genres  très différents.

Imogène dans la grotte – Gravure de Boydell d’après Richard Westfall (1803)

Mais ce qui m’a le plus touchée, c’est le traitement du personnage d’Imogène qui, comme la délicieuse Viola dans La Nuit des Rois, doit se travestir en homme pour quitter la cour et prendre en main son destin. Elle est aidée par l’un des personnages de valets le plus développé que je connaisse chez Shakespeare, capable de désobéir à son maître Posthumus pour le bien d’Imogène. Je ne sais pas si Beaumarchais a lu Cymbeline mais Pisanio m’a beaucoup fait pensé à Figaro pour ses paroles libres et je l’ai aimé presque au même titre. Si Imogène est bien guidée, elle reste un personnage féminin très fort comme souvent chez Shakespeare. Mais, contrairement à une Juliette (qui est pourtant aussi séparée de son bien-aimé), Imogène a beaucoup plus de sang froid, revendiquant son indépendance non seulement envers son père mais aussi et surtout envers Posthumus alors qu’il la croit indigne de sa confiance.

Illustration d’Arthur Rackham des Tales from Shakespeare de Charles & Mary Lamb

L’épisode du déguisement d’Imogène entraîne l’une de mes scènes préférées : la rencontre avec une famille de marginaux dans les montagnes galloises. Si Bélarius, le seigneur déchu, peut paraître un peu plat, ce sont surtout ses "fils" qui m’ont touchés, à la fois droits, fougueux et drôles (surtout malgré eux : les mots d’amour et les "je vous aime comme une soeur" à leur première rencontre avec Imogène, c’était un peu gros!).  Mais c’est surtout le chant funèbre qu’ils chantent ensemble (dont j’ai cité les premiers vers au début de ce billet) qui m’a toute émotionnée quand Imogène a toutes les apparences de la mort (là encore, toute ressemblance avec Juliette serait purement fortuite…) Si vous voulez apprécier pleinement quoique différemment ce passage, vous pouvez écouter la magnifique interprétation de chant funèbre par l’harpiste Loreena McKennitt qui l’a mis en musique et chanté. C ‘est de toute beauté :

Pour la petite anecdote, selon l’un de ses professeurs, le jeune John Keats aurait versé sa petite larme lors de la scène des adieux entre Imogène et Posthumus, le laissant incapable de continuer sa lecture. Pourtant, cette scène n’a rien de larmoyante. Tout sonne juste, sans pathos surtout l’image qu’Imogène utilise lorsqu’elle enguirlande son valet pour n’avoir pas attendu le départ complet du bateau pour l’Italie alors qu’elle serait restée jusqu’à ce que Posthumus soit plus petit au loin qu’une mouche :

"I would have broke mine eye-strings; crack’d them, but
To look upon him, till the diminution
Of space had pointed him sharp as my needle,
Nay, follow’d him, till he had melted from
The smallness of a gnat to air.

(Acte I, Scène III)

Même si Cymbeline a pour thème principal la jalousie de Posthumus (ce qui ne lui rend pas hommage), c’est surtout son honneur et sa droiture tout en étant  un marginal qui lui donne sa force dramatique. Vous aurez remarqué que j’ai été plus touchée par Imogène que par Posthumus mais pour une analyse plus complète et totalement subjective de ce marginal au grand coeur, Adeline a fait ça très bien ! Ni la jalousie de Posthumus, ni l’innocence d’Imogène se sont stéréotypées dans la mesure où le conflit qui les opposent – se faire confiance malgré l’adversité – participent d’une sorte de parcours initiatique ce qui rejoint l’apparence de conte de fée que peut avoir cette pièce. Mais qui a dit que nous étions trop vieux pour lire des contes de fée ?

C.S Lewis dans la préface de The Lion, The Witch and the Wardrobe adressée à sa filleule 

J’espère avoir la chance un jour de voir une mise en scène de cette pièce mais, pour l’instant, je bave devant celle de Declan Donnellan non seulement parce que je suis assez emballée par le choix d’avoir fait interpréter par Tom Hiddleston à la fois Posthumus et son rival Cloten, le fils de la reine, mais surtout parce que j’avais eu la chance de voir son Macbeth modernisé au Théâtre des Gémeaux à Sceaux et que c’était une vraie merveille. Heureusement, Arte et Youtube permettent de voir un reportage passionnant (et sous-titré, les enfants !) sur les coulisses de la représentation et l’intérêt (si c’était encore à prouver) de jouer aujourd’hui Shakespeare et Cymbeline !

Josie McNee & Tom Hiddleston  dans Cymbeline : une linogravure  de Rosie Haghighi

D’ailleurs, en fouillant pour illustrer mon billet, je suis tombée sur le tumblr, puis la page FB et même le compte twitter de la merveilleuse Rosie Haghighi qui a créé une linogravure dont je suis tombée amoureuse justement inspirée de la mise en scène de Declan Donnellan. Rosie a gentillement accepter que je l’utilise. Courez voir ce qu’elle fait, toutes ses œuvres ont de l’idée et pour avoir un peu échangé avec elle, vu sa gentillesse, Rosie mérite son talent ! Thank you so much for your kindness, Rosie! I can’t wait to see your future well-designed work!


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