Mais revenons à François qui n’a toujours pas traversé le pont. Son allure semblait preste et, après le passage délicat du virage, rien ne paraissait pouvoir l’arrêter dans son élan vers son travail. Pourtant, voilà une tête rousse en arrêt devant deux panneaux d’interdiction de tourner à gauche, un sur chacune des colonnes qui bordent le pont. Les cheveux, disciplinés avec l’expérience de ceux qui savent cacher la véritable nature d’une crinière à épis, expriment néanmoins le doute que leur coiffure avait pour but de dissimuler. On les a aplatis, oui ; écrasés, rangés en ordre, mais voilà, leur maître vit un moment de faiblesse, et ils sont prêts à déclarer la rébellion : les épis se relèvent imperceptiblement. François aime que l’on ne perçoive pas sa nature bouillonnante et un peu brouillonne. Cette dernière reprend parfois le dessus sans qu’il ne s’en rende compte. C’est ce qui arrive en ce moment.
En quittant son appartement, il ne pensait qu’à une chose : vendredi = dernier jour de la semaine au bureau. Cela le mettait en joie et il avait hâte de commencer à travailler pour terminer en beauté avant de sortir avec des amis et de finir la nuit, peut-être en bonne compagnie (malheureusement pas Geneviève, puisqu’ils doivent se rencontrer sur le pont). Un chemin tout tracé se dessinait alors, et cela lui semblait simple et bon ; cette sensation l’accompagnait depuis que son réveil avait sonné à sept heures quinze.
Un chemin tout tracé, oui… Voilà ce qui maintenant l’arrête sur le pont. Ce satané chemin tout tracé. Il regarde le panneau interdisant de tourner à gauche et il souffle. La tête rousse se tourne alors en direction de Laumière. François ne fait que suivre un chemin tout tracé. Des années que cela dure.
Toutes les rues qui croisent la rue de Crimée entre l’avenue de Flandre et le boulevard Jean Jaurès sont à sens unique. Il le découvre ce matin. Il en déduit qu’il n’y a qu’un sens à sa vie. « Un seul putain de sens », pense-t-il. Tout coule de source et voilà que la rue de Crimée et ses interdictions de tourner à gauche l’exaspèrent ; lui-même ne fait que suivre les panneaux : il va toujours tout droit.
Ses joues rougissent. Sa tête se baisse ne laissant voir qu’une masse rougeâtre et presque en feu sur un costume bien taillé. Il serre ses poings et expire brutalement.
Heureusement François anticipe l’explosion ; il inspire une quantité d’air surprenante, puis l’extirpe de son corps en s’assurant une vidange totale de ses poumons ; il inspire à nouveau et reprend sa respiration normale ; il passe la main sur ses cheveux, s’assure que le tout est bien aplani, c’est le cas ; on a frôlé la catastrophe mais il a conjuré l’incendie. Il se sent plus calme. Il peut repartir.
François a vu les panneaux lui interdisant de tourner à gauche et cela l’a mis dans tous ses états. Qu’en aurait-il été, avec sa disposition d’esprit de ce matin, interprétant les moindres signes offerts par la voierie, s’il avait vu, à la place, les sens interdits qui sont accrochés juste de l’autre côté, à l’envers des panneaux qui l’ont tant ému ? Il aurait peut-être ressenti la satisfaction de transgresser le sens établi en opposant son mouvement à la direction imposée. Un soir, il verra ces panneaux. Ce qui lui passera dans la tête, alors, on ne peut pas le prévoir.
De toute façon, François se dira dans quelques heures que le sens de la circulation ne le touche en rien : il est destiné aux voitures, et lui n’a jamais conduit.