La réalité chinoise peut être impertinente
Passionné par la société chinoise, le sinologue et spécialiste de l’internet Renaud de Spens a publié son tout premier ouvrage « Dictionnaire impertinent de la Chine ». Une manière originale d’explorer la Chine d’aujourd’hui.Comment l’idée du dictionnaire impertinent sur la Chine est-elle née ?Jean-Jacques Augier m’avait repéré au moment où je rédigeais les revues de presse de l’Ambassade de France à Pékin. Il m’avait déjà fait écrire deux ou trois textes pour des ouvrages collectifs. Ensuite, il y a trois ans, il est venu me voir car l’éditeur Bourin avait publié une collection de dictionnaires impertinents, et Jean-Jacques trouvait qu’aborder un sujet comme la Chine sous forme de dictionnaire allait être un excellent moyen pour parler de ce thème difficile, grâce à des multi-entrées. Ce dictionnaire correspond aussi à une nouvelle habitude de lecture, de plus en plus façonnée par internet. Il y a de plus en plus de personnes qui picorent, partent d’un endroit, reviennent à un autre.
Après les dictionnaires amoureux qui marchaient très bien, il fallait faire des collections de dictionnaires impertinents dans lesquels il fallait montrer par l’humour qu’on pouvait arriver à cerner un sujet avec une approche plus oblique et toujours subjective, mais moins dans l’adoration.
Pour la petite histoire, quand Jean-Jacques Augier m’a proposé d’écrire ce dictionnaire impertinent, je venais juste de quitter l’Ambassade. Je me suis dit « Super ! Je vais me prendre six mois sabbatiques pour écrire ce livre… » Et cela m’a pris trois ans !!!
Quelle a été la plus grande difficulté pour l’écriture de ce premier ouvrage ?
Il y en a plusieurs. En plus du temps de l’écriture, c’était l’angle d’approche. On se dit « C’est sympa d’écrire des choses impertinentes et de mettre une touche d’humour dessus ». Mais cela n’est pas si évident que ça. Par exemple, la forme d’humour n’est pas universelle. Il peut arriver que cela tombe à plat, que ce ne soit pas drôle ou que cela puisse choquer. Du coup, l’impertinence n’était pas dans chaque article, mais j’ai essayé de prendre des positions qui ne sont complaisantes ni envers la Chine et la propagande et ni envers les déclinistes occidentaux ou ceux qui parlent du Péril Jaune. Voilà, l’idée n'est pas de faire plaisir à qui que ce soit, mais de décrire une réalité qui, en soi, est peut-être impertinente.
L’autre difficulté c’est qu’il a fallu que je me penche sur des sujets que je ne connaissais pas. Ce que je connaissais le mieux, c’est bien évidemment la culture internet et les mouvements sociaux sur internet mais quand on écrit un dictionnaire, on est obligé d’avoir une vision beaucoup plus large que ça. Je me suis donc penché sur des sujets que je ne connaissais pas ou moins bien, comme l’automobile, et j’ai essayé d’avoir des idées dessus. J’ai fait un gros effort de recherches que j’ai dirigé vers les sources chinoises. J’ai pris pas mal de temps à lire ce que les Chinois disaient sur tous les sujets, notamment à travers les meilleurs titres de la presse magazine chinoise. Malgré la censure, on a de très bons titres chinois. Ils font d’excellents dossiers où des infos sont suggérées et que les lecteurs chinois arrivent à décrypter, mais que les lecteurs occidentaux ne décryptent pas forcément.
Et enfin, les premiers articles que j’ai rédigés, je les ai presque tous refaits. La Chine évolue tellement vite et c’est aussi le fruit de l’écriture de ce livre ! C’est une difficulté mais aussi un avantage, car cela m’a aidé à prendre conscience de la rapidité de certaines évolutions et de la rapidité avec laquelle certains concepts qui sont très à la mode peuvent devenir caducs. Par exemple, l’un des premiers articles que j’ai écrit était sur l’atelier du monde. J’ai commencé à l’écrire en 2010, mais il n’était plus d’actualité en 2013. Du coup, c’est devenu plus un article de témoignage d’une époque.
Ce que vous avez aimé en écrivant ce dictionnaire.
Il a fallu à chaque fois, sur chaque sujet, trouver une pluralité de sources et d’approches et se faire sa propre opinion, essayer de vulgariser tout en me demandant quel allait être mon lecteur. J’ai essayé d’expliquer au maximum pour quelqu’un qui a des connaissances de base sur la Chine et en même temps, j’ai aimé mettre des petits détails qui peuvent intéresser le spécialiste qui est déjà au courant du sujet, qui en connaît plus que moi et qui n’aurait peut-être pas tellement lu telle ou telle source !
Ce qu’il me plaît, c’est cette liberté de présenter des idées qui ont mûri chez moi depuis la première fois que je suis venu en Chine, en 1993. Il y a une idée pour laquelle j’ai apporté une valeur ajoutée : c’est la définition opposition. En Chine, on ne dit jamais qu’il y a une opposition, mais on parle plutôt de dissidence. Par exemple, pour le Nanfang Zhoumo ou ces groupes de presse : bien entendu ils sont extrêmement contrôlés, bien entendu il y a des agents de la propagande qui sont dans le groupe… Mais quand même, lorsqu’on se place sur le plan de la philosophie politique, dans une optique utilitariste, on a quand même un embryon de presse d’opposition en Chine. Elle joue le rôle d’une opposition, c’est à dire de faire passer des idées qui ne sont pas à l’agenda du gouvernement et qui engendrent un débat. Ces intellectuels ne veulent pas devenir des dissidents, mais ils ont une pratique combative et militante au sein du système.
Il y a plein de sujets notamment, comme la corruption ou même l’amour, l’amitié ou le sexe, tout ça a fait évoluer mon regard sur la Chine. Et ca continue ! Il y a certaines idées que j’avais entraperçues, et grâce à cette rédaction, elles ont mûrit chez moi. Aujourd’hui, je me dis que je devrais changer la conclusion…
Quelle est votre définition préférée ?
J’aime la définition l’idiot utile ! C’est une forme d’autocritique. Lorsqu’on écrit sur la Chine, on peut être rapidement l’idiot utile de quelqu’un. On peut avoir une idée qui n’est pas mauvaise mais qui peut être récupérée d’un côté ou de l’autre. J’ai essayé dans la définition de l’idiot utile de dire que quelquefois, on rate, quelquefois, on est idiot. Il faut essayer d’être le moins idiot possible ou le moins utile possible.
Il y a une autre définition que j’aime bien : trou du cul… Ca montre cette truculence que l’on trouve sur le web chinois, c’est ce vocabulaire qu’on trouve en Chine. J’ai essayé de traduire beaucoup de morceaux de l’internet chinois, des petites chansons qui sont composées et diffusées sur le web, où l’on voit cette impertinence et cette montée de choses qui sont difficilement palpables, telles que l’humour chinois, l’humour au second degré… Quand j’ai débarqué en 2006, il y avait peu de second degré sur l’internet chinois. Et maintenant on se rend compte qu’en 2013, le second degré, qui, avant, était quelque chose de mal vu et même soupçonné de méchanceté, est de plus en plus présent sur le web chinois. La culture de l’internet chinois a permis l’éclosion d’une forme de méchanceté jubilatoire chinoise, d’un second degré. Ce qui n’est pas sans rappeler l’évolution que nous avons connue en France dans les années 70, avec le comique du Splendid, avec le Père Noël est une ordure… et l’irruption d’un humour méchant.
C’est intéressant d’avoir vécu cette transition là et d’essayer de le montrer par des petits exemples concrets, comme l’utilisation d’un vocabulaire impertinent.
Ce qui a changé pour vous ?
Grâce à cette expérience, je crois que j’ai compris une nouvelle chose : que c’est aussi un travail sur le regard qu’on porte sur la Chine. On se rend compte qu’on peut très bien vivre dans un pays en croyant le connaître, car on n’a pas vraiment besoin dans la vie quotidienne d’en avoir une image juste, on peut très bien vivre avec ses préjugés, et acheter ses baozi. Si on ne se pose pas de questions, on n’est pas forcément mis en cause par une expatriation.
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