Dans ce champ d’expérience que nous fréquentons souvent, les fruits et les fleurs, « qui semblaient délicieux » parmi les « allées sablées et ombragées », sont à la portée de la main qui cherche à les cueillir. C’est l’espace où s’exercent nos impulsions premières : celles qui nous persuadent que nous avons raison de les suivre, qu’elles vont nous apporter le bonheur. En réalité, c’est le royaume des illusions, de cet imaginaire flamboyant qui nous attire à chaque instant et nous détourne du réel en nous faisant miroiter une réalité idéale… Sans trêve, nous « cherch[ons] à y entrer ». Une petite voix en nous (celle du « bon ange ») a beau nous souffler continuellement que là ne se trouve pas la clef de notre bonheur, nous persistons à ne pas l’écouter, comme le fait Sophie ici. Ces impulsions incessantes nous tirent en réalité hors du champ de la conscience de nous-mêmes : nous nous laissons « arrach[er] » ou déraciner du monde réel par ces désirs immédiats, accomplis sans conscience d’être et d’agir…
Pensons à la toute dernière fois où nous avons succombé ne serait-ce qu’au plus minuscule de ces désirs : un léger glissement vers une pensée de trop, vers un jugement factice, vers l’espoir d’une existence meilleure que la nôtre, un de ces pâles mirages où nous avons cru découvrir une foisonnante promesse de fruits et de fleurs… Cherchons-en un seul exemple, concret et récent, et flairons-le attentivement : ce simple souvenir ne répand-il pas encore en nous son « odeur infecte et empoisonnée » ?
Ce "jardin du mal" est celui du mal-être, de la division intérieure, même infime. Un léger malaise n'empoisonne-t-il pas sans cesse les fruits de la vie que nous avons cherché à goûter trop précipitamment ? Un vague mal-être, un arrière-goût d’insatisfaction… Vous le reconnaissez ?Insidieusement, nous tournons en rond dans une « souffrance » et une « tristesse » dont nous soupçonnons même pas l’omniprésence et l’intensité toujours croissante…
Vous le voyez bien : non seulement Sophie « hésit[e] » entre les deux chemins, mais elle sent aussi qu’elle doit vérifier par elle-même que le sentier de ses impulsions est source de souffrance. Il lui est nécessaire d’expérimenter cette souffrance dans différents domaines : la relation aux autres, dépourvue d’amour (représentée par les enfants aux sourires enjôleurs) et la quête de jouissance personnelle, irréalisable (symbolisée par le goût « détestable » des fruits et « l’odeur affreuse » des fleurs). C’est à ce prix qu’elle peut enfin se convaincre que le chemin authentique du Bonheur vaut la peine d’être emprunté...
De fait, ce chemin est paradoxal : les obstacles apparents qui le jalonnent sont des fruits de la vie comme les autres, qui valent la peine d’être goûtés en conscience !
Vous remarquerez qu’à la fin du texte, Sophie « allait entrer dans le jardin du bien »… Son rêve de sagesse ne suffit donc pas à l’y faire pénétrer. Pour se diriger vers le béatitude, il faut sortir du rêve et accepter de se réveiller pleinement, « agit[é] et baign[é] de sueur ». Il faut ensuite penser « longtemps à ce rêve », c'est-à-dire méditer sa signification : le sens profond du rêve pourra alors éclairer notre chemin de vie, pavé d’événements toujours renouvelés qui nous invitent au mouvement et à l’Action consciente.
Ce Chemin de notre existence n’est autre que le « chemin raboteux, plein de pierres » que finit par suivre Sophie. Si nous le parcourons vraiment, en conscience, c’est-à-dire en acceptant de sentir nos pieds et notre cœur devenir vulnérables, voire s'écorcher un instant, cette voie nous emmènera immanquablement vers le pays des « délices » que nous n’avons jamais quitté, sinon… en rêve !
Sabine