Lorsque je regarde, comme ce matin, le soleil se lever sur le plan d’eau qui se trouve devant moi, tandis que le barrage Vauban et que les tours du Pont couvert commencent à se colorer, j’apprécie l’importance de vivre encore au rythme des saisons.
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours eu besoin de savoir où se trouvaient les oiseaux, à quelles espèces ils appartenaient et quelles destinations ils se proposaient d’atteindre. C’était le cas dans les jardins de mon enfance où se succédaient au cours de la journée les sifflements des merles qui se rappelaient leurs territoires les uns aux autres, les trilles perçants des troglodytes, puis enfin les jeux criards des mésanges le long des troncs et les appels plus discrets des rouges gorges qui attendaient que le terre soit remuées en semblant remercier la compagnie des hommes.
Vers la fin de la journée quand la chaleur de l’été tombait un peu, les hirondelles et les martinets criaient que le ciel leur appartenait de droit, le temps des beaux jours. Il arrivait même, à l’automne, que la tempête déroutât un vol de cigogne ou d’oies sauvages au-dessus de la banlieue où j’habitais.
Et puis un jour ils ont accompagné en arrière fond mes excursions botaniques. Ils étaient trop nombreux, cachés entre les feuilles et j’étais de mon côté trop occupé à retrouver les noms des plantes. Pourtant ils faisaient partie d’un ensemble où ils contribuaient à propager les sorbiers, les houx et où ils disputaient les graines de pin ou les glands aux écureuils.
Je suis, en grande partie et grâce à mes grands-parents, devenu un citadin rural qui a vécu l’expérience d’une étrange greffe familiale issue d’une migration vers la ville. Je le suis resté, au-delà de leur disparition, tandis qu’au centre de Paris j’apprenais la nature à mes étudiants en leur recommandant de la comprendre dans les caniveaux, dans les interstices des pierres le long de la Seine ou sur les étals des marchés.
Vivre pendant une quinzaine d’années à la frontière du Luxembourg et de l’Allemagne, en regardant les forêts qui se reflétaient, derrière une frontière pacifiée, dans l’écoulement tranquille de la Sûre, en grimpant dans les éboulements de la Petite Suisse Luxembourgeoise, en tentant aussi quand je le pouvais des escapades sur les alpages du Lac de Genève dans la maison d’où j’aperçois les choucas amorcer leur double migration quotidienne, sans perturber les chamailleries des pies du voisinage, a suffi à me combler, à éviter que la greffe ne meure.
Alors j’avais un peu peur que le retour à Strasbourg ne fasse disparaître définitivement cette fragile membrane qui m’entoure et me protège de la minéralisation ambiante.
Mais les oiseaux ne m’ont pas oublié.
Après deux saisons continues, je me suis réconcilié avec le vol des mouettes qui s’amusent du début de l’automne à la fin du printemps à effrayer les poules d’eau, ou Foulques macroules qui hivernent sur les berges de l’Ill et à se partager le terrain avec les canards et les cygnes qui ne traîneront leur famille derrière eux qu’à la fin de l’été. De temps à autre des grèbes huppés explorent les environs en s’éloignant avec prudence des forêts inondables de la vallée du Rhin. Les cigognes migrantes ne s’aventurent plus en ville où elles étaient encore présentes durant mon enfance sur les toitures de la petite France. Elles ne veulent certainement pas qu’on les confonde avec celles du Parc de l’Orangerie dont on taille les ailes pour les garder comme un ornement millénaire planant au-dessus des institutions européennes.
Mais depuis deux mois, je contemple le manège inédit à cet endroit d’un couple de cormorans.
Fin septembre, au moment de la Fête du vent, quand d’étranges bateaux se sont installés sur le plan d’eau, un tronc d’arbre s’est échoué. Début octobre, quand les mouettes sont revenues, elles en ont pris possession en se répartissant harmonieusement sur toute la longueur. Et puis les oiseaux noirs sont venus se percher aux extrémités en se donnant régulièrement en spectacle pour faire sécher leurs ailes après avoir plongé dans les profondeurs pourtant restreintes du bassin.
Cela fait une vingtaine d’années que la pression de leurs populations sur les rivières et les fleuves d’Europe s’est accentuée. Un samedi matin du mois d’octobre 1996, avant que je ne parte au Luxembourg il y a même eu un défilé des pêcheurs alsaciens, belges, luxembourgeois, italiens et allemands aux cris de : «Cormoran, t'es foutu, les pêcheurs sont dans la rue!». Je ne plaisante pas ! J’ai pu constater lors de mes promenades le long de la Moselle ou de la Sûre, combien en effet les individus de cette espèce protégée depuis la fin des années soixante-dix augmentaient en nombre d’année en année.
Mais voilà, je ne suis ni pêcheur, ni pisciculteur, même si j’apprécie les ombles chevaliers et le brochet du dernier pêcheur du Rhin qui vient encore la samedi présenter le résultat de son travail. Je sais que l’autorisation a été donnée de chasser au tir un certain quota annuel de cormorans, tout comme on le fait pour les sangliers qui cherchent à pénétrer dans les jardins des villages d’Ardenne et jusqu’au centre de Liège.
Ce retour de la nature en ville ne peut pourtant me déplaire. Je me souviens de la voix de Jean Giono lisant à la radio quelques mois avant sa mort en 1970, ces phrases de « Solitude de la pitié » : «Viens, suis-moi. J'ai ici ma vigne et mon vin ; mes oliviers, et je vais surveiller l'huile moi-même au vieux moulin... Tu as vu l'amour de mon chien ? Ça ne te fait pas réfléchir, ça ?... Viens, venez tous, il n'y aura de bonheur pour vous que le jour où les grands arbres crèveront les rues, où le poids des lianes fera crouler l'obélisque et courber la Tour Eiffel ; où, devant les guichets du Louvre, on n'entendra plus que le léger bruit des cosses mûres qui s'ouvrent et des graines sauvages qui tombent ; le jour où, des cavernes du métro, des sangliers éblouis sortiront en tremblant de la queue.»
En attendant l’arrivée des lianes sur la tour de la cathédrale de Strasbourg, je regarde deux cormorans faire les beaux devant les appareils photo des touristes…