l’interprétation iconologique Par Audrey Rieber

Publié le 26 décembre 2013 par Dadasou

La question des rouages et des dérapages de l' interprétation se pose avec une acuité particulière dans le cas de l'élucidation de la signification des œuvres de l'art. Fruits d'une libre imagination elles suscitent de toutes aussi libres interprétations. Mais où se situe la limite entre la liberté, la fantaisie et l'arbitraire ? L' interprétation des œuvres de l'art peut-elle, doit-elle être régulée ou son objet rend-il impossible voire indésirable toute tentative d'appréhender objectivement les productions artistiques ? Pour éclairer la question de l'interprétation des œuvres de l'art, de son fonctionnement et de ses errements, j 'examinerai les implications de la méthode d'analyse des œuvres d'art d'Erwin Panofsky (1892- 1968). La méthode iconologique qu'il développe constitue une remarquable tentative de décryptage de la signification des œuvres de l'art. Au-delà de son influence considérable dans le champ de l'histoire de l'art de par la postérité ou les critiques qu'elle a suscitées, c'est son importance épistémologique qui nous intéresse ici dans la mesure où elle met en œuvre un ensemble de garde-fous régulateurs de l'interprétation dont les implications méritent d'être interrogées. Mais l'élaboration de correcteurs n'est-elle pas à son tour problématique? En quoi consistent-ils et peut-on s'assurer de leur fiabilité? Ne conduisent-ils pas à méconnaître la part irréductible de subjectivité des productions artistiques tant de la part du créateur que du spectateur ? Et qu'en est-il de la prétention de l'historien de l'art à fournir la lecture légitime de l'œuvre d'art? C'est à l'aide de l'outillage conceptuel panofskien que je vais essayer d'éclairer la délicate question du contrôle de l'interprétation historique des œuvres de l'art.

1.L'histoire de la tradition, principe régulateur de l'interprétation.

L'iconologie peut être définie comme "cette branche de l'histoire de l'art qui se rapporte au sujet ou à la signification des œuvres d'art, par opposition à leur forme "142 Dans l'introduction aux Essais d'iconologie qui présente de façon synthétique la démarche iconologique, Panofsky distingue plusieurs strates de signification et précise quels sont les moyens de les dégager. Il est remarquable pour notre propos que cet exposé aille de pair avec l'instauration de mesures propres à juguler la partialité des interprétations. Plus exactement, la difficulté réside dans le caractère paradoxal de l'interprétation : d'une part, et parce qu' elle ne se veut pas un simple constat, elle doit faire violence au phénomène analysé pour en presser la signification ; d'autre part elle doit se garder de tout arbitraire. Cette double nature de l'interprétation a selon Panofsky été mise en lumière par Heidegger dans son Kant et le problème de la métaphysique où il s'agit de comprendre Kant mieux qu'il ne s'est compris lui-même. Heidegger revendique la dimension active, créatrice de l'interprétation - idée qu'il concentre dans le terme de "violence ".

"Si une interprétation reproduit seulement ce que Kant a expressément dit, alors au départ déjà, ce n'est plus une interprétation dans la mesure où celle-ci a pour tâche de rendre expressément visible ce que, par-delà sa formulation explicite, Kant a mis en lumière dans son fondement même; mais cela, Kant n'était plus en mesure de le dire de même que, dans toute connaissance philosophique, ce n'est pas ce que celle-ci dit expressis verbis qui doit être décisif, mais l'inexprimé qu'elle met sous les yeux en l'exprimant. [...] Bien sûr, toute interprétation pour arracher, à ce que les mots disent, ce qu'ils veulent dire doit nécessairement employer la violence "143

"Mais une telle violence ne peut pas être un arbitraire errant "144 Ce double mouvement est repris par Panofsky qui souligne qu' une interprétation engage un positionnement théorique à la violence duquel il faut néanmoins "assign[er] une limite Ce n'est pas tant les limites "externes " de l'interprétation (les données matérielles) qui posent problème que les limites " internes ", à savoir le contrôle de la subjectivité irréductible et indispensable de l'interprète. Si Panofsky retient de Heidegger la position du problème de l'interprétation, il ne retient pas son correctif auquel il reproche précisément sa subjectivité. Pour Heidegger, "la force d'une idée initiale qui nous éclaire doit mener et diriger l'interprétation "146* Cette idée n'est rien d'autre que l'idée de l'être dont la saisie implique la "tâche d'une destruction de l'histoire de l'ontologie Si la compréhension de "l'historialité élémentaire" du Dasein peut être favorisée par la découverte de la tradition, la saisie de son "historialité essentielle" implique en revanche sa destruction puisque la tradition recouvre la signification fondamentale des rapports de l'être et du temps'48. Panofsky, prenant ttès vraisemblablement parti pour Cassirer dans le débat qui l'opposé à Heidegger, retourne l'argument de ce dernier contre lui-même en faisant jouer à l'histoire (de la tradition) le rôle de "correctif objectif "149 de l'idée subjective de l'interprète.

" cette idée elle aussi peut induire en erreur, elle le fera même nécessairement dans de nombreux cas puis qu'elle prend sa source à la même subjectivité qui promeut, en tant que tel, l'usage de la violence " 150

Laissant là le champ de l'interprétation philosophique, Panofsky poursuit en soutenant que dans le cas qui l'occupe, le développement de chacun des trois moments de l'interprétation iconologique doit s'accompagner d'un " principe régulateur "'' de nature historique. Passons-les successivement en revue.

1.1. L'histoire du style

L'interprétation iconologique au sens large fait intervenir une description, pré-iconographique, une analyse iconographique (dans le cas des oeuvres - pour le dire vite - allégoriques) et d'une interprétation iconologique (au sens strict cette fois). Bien que ces moments soient organiquement liés, je les traiterai, pour la commodité de l'exposé et à l'instar de Panofsky lui-même, de façon successive. La description pré-iconographique consiste à identifier le sujet primaire d'une oeuvre d'art: les objets, les événements, les qualités expressives. Elle repose sur l'expérience pratique de l'interprète, c'est-à-dire sûr sa familiarité avec des objets et des événements. Dans le cas de 1' Ultima cena de Léonard de Vinci par exemple (Milan, Santa Maria delle Grazie, 1494- 1498), il s'agit de repérer des hommes attablés. Il est important de relever que ce qui pourrait sembler être de l'ordre d'une description est déjà de l'ordre de l'interprétation pour la double raison qu'il n'existe ni description ni représentation " naturelles ". Pour ce qui est du premier point - nous y reviendrons - Panofsky souligne avec vigueur, contre l'approche formaliste de Wiilfflin, l'impossibilité d'une description purement formelle. Pour ce qui est du second point, Panofsky souligne le caractère conventionnel de la représentation. Il n'affirme pas simplement qu'il existe différentes façons de représenter la nature mais il soutient qu'il n'existe pas de " nature absolue "152* Panofsky déclare s'opposer à Worringer qui selon lui consacre la représentation traditionnelle de la nature en distinguant l'art imitatif de celui qui ne l'est pas ; il fait en revanche explicitement sienfle la position de Riegl qui conçoit l'art en termes d'expression.

" Si l'on est fidèle à Riegl, on iie dira pas avec Worringer: " Ce style abstrait ses représentations depuis la réalité naturelle ". Au contraire, il faudrait dire : " La réalité telle qu'elle est représentée dans ce style ne correspond pas à notre concept de la nature du naturel " "153

Cette thèse ne veut pas dire que chaque style imite différemment la (même) nature mais que chaque style va de pair avec une autre conception du réel qu'il a pour tâche non d'imiter mais d'exprimer - l'imitation pouvant bien évidemment être le mode d'expression adopté. Ainsi, parce que toute représentation est culturelle, la description du sujet primaire d'une oeuvre de l'art doit être régulée par l'histoire du style, c'est-à-dire par une " enquête sur la manière dont, en diverses conditions historiques, des objets et événements furent exprimés par des formes "154*

" Ainsi, pour pouvoir décrire de façon pertinente une oeuvre d'art, ne serait-ce que d'un point de vue purement phénoménal, nous devons - même si cela se fait en l'espace d'une fraction de seconde et de façon parfaitement inconsciente - l'avoir déjà classée stylistiquement "155

Si dails le cas de la Cène l'identification du sujet nous semble évidente, la nécessité d'une connaissance stylistique apparaît de façon éclatante dans le cas du Mandrill de Franz Marc (Hambourg, Kunsthalle). En 1913 les contemporains n'ont pu identifier la présence de l'animal faute de connaître les codes de l'expressionnisme. L'historicité des normes de la représentation rend donc nécessaire le recours à l'histoire de la tradition.

1. 2. L'histoire des types.

L'analyse iconographique constitue le second moment de la méthode iconologique. Elle a pour objet de dégager le sujet secondaire d'une oeuvre d'art, c'est-à-dire de décrypter les images, les histoires et les allégories qu'elle contient. Elle ne vaut évidemment pas pour les "oeuvres d'art où se trouve éliminé le domaine entier des significations secondaires ou conventionnelles, et où [est] tenté un passage direct des motifs au contenu "156* Pour reprendre notre exemple léonardesque, c'est à l'iconographie qu'il incombe de montrer que le groupe de personnages attablés représente la Sainte Cène. Que cette identification relève d'une interprétation est manifeste.

Cette identification requiert une "familiarité avec des thèmes ou concepts spécifiques, tels qu'ils sont transmis par des sources littéraires, et assimilés au moyen soit de lectures orientées en ce sens, soit d'une tradition orale "158 s'agit ici de lire la Sainte Cène à la lumière d'un passage de l'évangile selon saint Jean (XIII, 21 sq.). Mais cette mise en relation des motifs avec leurs sources littéraires doit elle aussi être vérifiée. C'est l'" histoire des types " qui intervient ici, c'est-à-dire une "enquête sur la manière dont, en diverses conditions historiques, des thèmes ou des concepts ont été exprimés par des objets et par des événements "159 C'est elle qui permet d'élucider le sujet d'un tableau de Francesco Maffei (Los Angeles, Paul Getty Museum) dont on ignore s'il représente Judith ou Salomé. La source textuelle ne permet pas de trancher puisque la Bible évoque dans les deux cas "une belle jeune femme dont l'histoire est en rapport avec un homme décapité >160* " Voilà donc deux sources littéraires, qui s'appliqueraient au tableau avec un droit égal, et un égal manque d'à-propos "'' : s'il s'agit d'une Salomé, on ne peut rendre compte de l'épée ; s'il s'agit d'une Judith on ne peut rendre compte du plat. Mais l'historien peut finalement établir qu'il s'agit de Judith avec la tête d'Holopherne parce qu'il n'existe aucune Salorné armée d'une épée tandis qu'on trouve en Allemagne et en Ilalie du Nord

plusieurs tableaux du XVIe siècle représentant Judith avec un plateau. Il existait donc un type de " Judith avec le plateau ", mais non un type de " Salomé avec l'épée "162, L'histoire du style permet donc de "justifier l'affirmation selon laquelle une notion extra-artistique, c'est-à-dire dans ce cas un contenu transmis littérairement, se réfère bien au phénomène pictural donné "163*

1. 3. L'histoire des symptômes culturels. Au niveau iconologique enfin, le savoir est une nouvelle fois nécessaire à la correcte mise au jour des significations. L'iconologie au sens strict saisit le contenu d'une œuvre d'art "en prenant connaissance de ces principes sous-jacents qui révèlent la mentalité de base d'une nation, d'une période, d'une classe, d'une conviction religieuse ou philosophique "164* Elle ambitionne par exemple de comprendre en quoi le traitement de l'espace ou des proportions par Léonard de Vinci est symptomatique d'une " idéologie "165, du " substrat [d'une] civilisation "166 de " l'esprit général de l'époque'67" ou encore d'une " attitude fondamentale envers la vie "168*

"Lorsque nous essayons de comprendre cette fresque en tant que document sur la personnalité de Léonard, ou sur la civilisation de la Renaissance italienne, ou sur un mode particulier de sensibilité religieuse, nous envisageons l'œuvre d'art en tant que symptôme de quelque " autre chose ", qui s'exprime en une infinie diversité d'autres symptômes ; et nous interprétons les caractères de sa composition et de son iconographie en tant que manifestations plus particulières de cette "autre chose > "169

Pour dégager cette signification intrinsèque, l'historien s'appuie sur une "intuition synthétique ", c'est-à-dire sur "une familiarité avec les tendances essentielles de l'esprit humain "170* Mais cette source d'interprétation est subjective et irrationnelle car elle est conditionnée par la psychologie et par la Weltanschauung de l'interprète. Elle doit donc elle aussi être corrigée par la prise en compte cette fois d'" une histoire des symptômes culturels - ou symboles, au sens de Cassirer "171 c'est-à-dire d'" une enquête sur la manière dont, en diverses conditions historiques, les tendances essentielles de l'esprit humain ont été exprimées par des thèmes et concepts spécifiques "172

Cette présentation de la méthode iconologique et de ses garde-fous herméneutiques laisse donc à penser que la juste compréhension d'une œuvre d'art ne peut se faire sans "une connaissance surajoutée par la culture "173 L'historicité des contenus et des modes de représentation rend nécessaire le recours à une "superinstance "174 qui contrôle le déroulement de l'analyse. Mais cette affirmation soulève plusieurs questions. Tout d'abord on peut se demander si le savoir constitue vraiment le seul accès légitime aux œuvres de l'art. En d'autres termes, faut-il vraiment posséder un savoir pour bien voir? Et si tel est le cas, faut-il en conclure que l'interprétation historienne est seule légitime ? La compréhension des œuvres n'est-elle réservée qu'à une minorité instruite et faut-il dénier toute pertinence au jugement du public non spécialisé ? Ensuite, on peut se poser la question de savoir si le décodage, le déchiffrage des significations auxquels 1' iconologue se livre tel un détective175 ne le conduit pas à sur-interpréter

certaines œuvres. Le problème apparaît tout particulièrement au niveau iconographique où l'on peut se demander si le peintre a vraiment eu connaissance des sources littéraires complexes auxquelles l'historien se réfère et s'il était vraiment dans ses intentions d'illustrer de telles sources. Au-delà du risque de mésinterprétation ou de surinterprétation se pose la question de la pertinence qu'il y a à vouloir décoder la signification d'œuvres visuelles à partir de leurs (prétendues) sources textuelles. Cette démarche ne conduit-elle pas à nier l'autonomie et la spécificité du visuel?

2. Savoir pour (bien) voir?

Panofsky considère qu'un jugement de connaissance fonde la correcte appréhension des productions esthétiques l'interprétation "a sa source dans le pouvoir de connaissance et dans l'avoir en connaissances du sujet interprétant" 176 Mais l'affirmation selon laquelle la compréhension des œuvres de l'art repose sur un savoir (historique) est problématique, d'autant que l'historien ne se contente pas de soutenir que le savoir régule l'interprétation mais aussi qu'il conditionne la perception (en forgeant l'oeil et la sensibilité) et le jugement de goût. Voilà ce qu'il affirme à propos de l'Allégorie de la Prudence du Titien (Londres, National Gallery, 1565-1570):

"On peut douter que ce document humain [...] nous eût pleinement révélé la beauté et la convenance de son style, si nous n'avions eu la patience de déchiffrer son vocabulaire obscur. Dans une œuvre d'art, la "forme" ne peut se dissocier du "contenu" : la répartition du coloris et des lignes, de la lumière et des ombres, des volumes et des plans, toute délicieuse qu'elle est en tant que spectacle visuel, doit aussi être comprise comme investie d'une signification plus que visuelle "

Non seulement un savoir théorique règle la juste interprétation d'une œuvre de l'art mais il garantit l'élaboration d'un jugement esthétique fondé. L' approche érudite semble donc être la seule légitime et l'historien seul habilité à porter un jugement adéquat sur l'art.

"L'histoire de l'art a pour fin propre d'aménager l'accès aux œuvres de l'art, en permettant seule de les apprécier selon les critères qui leur conviennent "178

Mais l'idée selon laquelle on ne peut pleinement saisir la beauté d'une œuvre sans la comprendre et qu'on ne peut la comprendre que muni d'un outillage théorique élaboré ne témoigne-t-elle pas d'uie conception réductrice de l'œuvre d'art qui privilégie l'analyse de la signification à l'examen de l'effet produit par la matière ? Plus radicalement encore, cette position ne conduit-elle pas à soutenir que la forme n'a de sens que dans la mesure où elle est l'expression d'un contenu spirituel qui ne peut être saisi que théoriquement?

2.1. Connaissance, perception, description

Si l'on peut aisément admettre qu'une connaissance est nécessaire pour encadrer l'interprétation - elle permet notamment et fondamentalement d'éviter les anachronismes'79 - moins évidente est l'affirmation selon laquelle la connaissance conditionne la perception et le sentiment esthétique. Pour ce qui est du premier point, Panofsky soutient qu'une description purement formelle est impossible.

"Quoi qu'elle fasse, elle [la description] quitte une sphère purement formelle pour se hausser au niveau d'une région du sens "180*

Il en résulte - c'est Wdlfflin qui est visé - que "la plus formaliste des sciences de l'art ne peut que recourir à une "exégèse du contenu ", ou - ce qui revient au même du point de vue méthodologique - à la présupposer "''.

"Une description véritablement purement formelle ne devrait même pas employer des mots tels que "pierre ", "homme" ou "rocher ". Elle devrait par principe se borner à parler, dans une œuvre picturale par exemple, de couleurs, des multiples contrastes qu'elles forment entre elles, des innombrables passages que leur permet l'infinie variété de leurs nuances, et, à l'extrême rigueur, de leurs regroupements en autant de complexes formels quasi ornementaux ou quasi tectoniques. Mais une telle description devrait ne voir là que des éléments de composition qui seraient totalement dénués de sens, ou qui même posséderaient sur le plan spatial une pluralité de sens "182

C'est de façon significative - vraisemblablement parce que l'identification y semble évidente - que Panofsky prend l'exemple du dernier repas du Christ avec ses apôtres.

"Il suffit de lire le beau développement que Heinrich Wôlfflin a consacré à cette Cène pour reconnaître combien est indispensable à son analyse formelle le savoir dû à cette strate "secondaire" à laquelle appartient la notion d' ultima cena dans la Bible "183

La rapidité (l'apparente naturalité) avec laquelle l'interprétation se fait n'enlève rien à son existence.

"Le fait que nous prenions conscience de ces propriétés [des propriétés réalistes ou non réalistes d'une œuvre] en une fraction de seconde, et presque

automatiquement, ne doit pas nous faire accroire que nous puissions jamais fournir la correcte description pré-iconographique d'une œuvre d'art sans avoir deviné, pour ainsi dire, son locus historique" 184

Concernant l'épistémologie de l'histoire de 1' art, on aboutit à la conclusion qu'il n'y apas de " pure analyse formelle "185 et que la pratique wiilffliriienne repose sur des fondements erronés. Concernant la théorie de la perception, il est établi qu'il n'y a pas de perception naturelle. Le spectateur (à tort qualifié de) naïf ne se borne pas à goûter l'œuvre d'art; à son insu, il l'évalue et l'interprète. Il n'est pas naïf au sens où son jugement est innocent, mais au sens où il ignore que celui-ci ne repose pas tant sur sa sensibilité naturelle que sur son équipement culturel.

2.2. Jugement de goût et jugement de connaissance

Pour ce qui est du second point, le conditionnement du jugement de goût par le jugement de connaissance, Panofsky soutient que le goût se forme par l'acquisition d'un savoir historique.

"On peut faire sur soi ou sur les autres l'expérience qu'une exégèse du contenu réussie profite non seulement à la "compréhension historique" mais aussi à "l'expérience vécue esthétique ", non qu'elle intensifie cette dernière mais, sur un mode spécifique, elle l'enrichit en même temps qu'elle la clarifie "186

Pour l'historien de l'art, les objets beaux se multiplient : plus il sait, plus il comprend et plus il trouve les œuvres belles car il parvient à les voir selon la conception de l'art qui les sous-tend et en fonction de leur contexte d'émergence. La sensibilité de 1' iconologue s'accroit et il atteint la juste perception des œuvres. Tandis qu'il s'informe sur les conditions de création d'une œuvre, "sa perception esthétique en tant que telle va corrélativement se transformer, et s'adapter de mieux en mieux à "l'intention"

originelle des œuvres "187 Faut-il en conclure que l'appréhension historienne de l'œuvre d'art est seule légitime ?

3. L'interprétation historienne de l'art seule légitime?

Concernant la question du statut exclusif ou prééminent de l'interprétation historienne des œuvres de l'art, il faut tout d'abord souligner que Panofsky a parfaitement conscience du fait qu'on peut appréhender une production artistique sans se préoccuper de sa signification ou qu'on peut l'apprécier tout en se méprenant sur son sens ou sur sa fonction. Il en donne pour exemple le jugement qu'un spectateur moderne a spontanément tendance à porter sur des statues gothiques aux marques de vieillissement desquelles il attribue une valeur esthétique alors que pour leurs créateurs ces sculptures devaient produire une impression de fraîche splendeur.

"En tant que simple spectateur, l'historien de l'art est pleinement en droit de ne pas rompre l'unité psychologique entre les deux expériences de vétusté- authenticité et d'art. Mais en tant qu'historien " de profession ", il doit, autant qu'il se peut, dissocier l'expérience recréatrice des valeurs conférées à la statue par "l'intention" de l'artiste, et l'expérience créatrice des valeurs fortuitement imparties à un vieux bloc de pierre par l'action de la nature "188

Le jugement "naïf" qui projette sur l'œuvre des valeurs et une signification qui ne lui appartiennent pas, n'est pas dévalorisé par Panofsky. Mais il doit renoncer à toute ambition scientifique. Il peut par ailleurs être étudié par l'historien en tant que symptôme des " conceptions mentales "189 de ce spectateur. En revanche, si le jugement du spectateur non (consciemment) informé n'est pas rejeté du moment qu'il reste dans la sphère de la pure contemplation, le jugement de 1' appréciationniste vigoureusement critiqué.

"Nul ne peut être blâmé pour prendre aux œuvres d'art un plaisir "naïf" - pour les évaluer et les interpréter en fonction de ses propres lumières, rejeté.

sans chercher plus loin. Mais l'humaniste regardera d'un œil soupçonneux "l'appréciationnisme" (l'esthétique qui pose en principe l'appréciation subjective). Celui qui prétend instruire le profane à comprendre l'art sans s'encombrer de langues anciennes, de fastidieuses méthodes historiques ou de vieux documents poussiéreux, celui-là ôte à la naïveté son charme, sans corriger ses erreurs "190

3. Interprétation ou surinterprétation? Signification et symbolisation.

Si le déploiement d'un outillage théorique précis permet effectivement de rectifier les mésinterprétations dues à l'ignorance

- on peut par exemple penser à l'interprétation spontanée et fausse que nous faisons de Cupidon'9' -, la détection systématique des significations cachées de l'œuvre d'art ne peut-elle pas parfois s'avérer excessive ? La lutte contre la mésinterprétation ne conduit-elle pas souvent à la surinterprétation ? Bref, l'historien ne voit-il pas des significations là où il n'y en a pas ?

3.1. La notion de programme iconographique.

Concernant la question des limites de l'analyse iconographique, le cas des fresques peintes par le Corrège pour le couvent San Paolo à Parme (15 19-1520) est paradigmatique. A ceux qui considèrent que ces fresques sont issues du caprice du peintre, Panofsky répond par la mise au jour détaillée du "programme" iconographique de l'oeuvre192, un programme issu

de la, concertation entre le commanditaire (Giovanna di Piacenza), l'artiste et des conseillers érudits. Loin d'être le résultat d'une imagination arbitraire et débridée, ces fresques sont le fruit " d'un excès de connaissance et de sophistication intellectuelle "193* C'est de manière consciente, délibérée, en un mot " volontaire "194, qu'un artiste donne une signification iconôgraphique à son œuvre. La signification " relève de l'entendement [...] et [...] a été délibérément communiquée "195; l'œuvre ne signifie pas à l'insu de son créateur'. Notre incapacité à comprendre la signification des œuvres vient de notre ignorance du " savoir iconographique" sur lequel elles reposent. Voilà pourquoi " le spectateur moderne, qui ne maîtrise plus les sources de ce savoir, a tant de mal à les déchiffrer, "197 L'iconologue n'est donc pas victime de surinterprétation lorsqu'il examine une œuvre dont les détails sont en réalité hautement réfléchis. C'est bien plutôt le spectateur ignorant qui est victime de sous-interprétation.

" Beaucoup trouveront que cette interprétation du Jugement dernier de Rogier van der Weyden Polyptique du Jugement dernier, Beaune, Hôtel-Dieu] attache une signification trop élaborée à des détails que notre esprit moderne a tendance à considérer comme relevant de la simple préférence artistique. Pourtant, tous les points analysés ci-dessus firent l'objet, de la part des contemporains mêmes de Rogier, de commentaires et, apparemment d'objections "198

Panofsky insiste sur le caractère réfléchi de la création et dresse plusieurs portraits de peintres érudits. DUrer est l'un de ces artistes de la Renaissance qui "dans leur pratique tentaient d'assimiler l'entière culture scientifique de leur époque "199 En plus de son intérêt historique, la figure de l'artiste érudit a une valeur polémique elle est dirigée contre ceux qui pensent la création en termes d'intuition et de hasard heureux et qui ruinent par là même la possibilité d'une iconographie. Si l'artiste agissait par pure fantaisie, l'iconographie n'aurait aucun sens.

Mais un second risque de mésinterprétation surgit ici. L'historien a-t-il en effet raison de vouloir décrypter la signification d'une œuvre visuelle en remontant aux textes qu'elle est censée illustrer? Cela a-t-il un sens, dans le cas des fresques du Corrège, de justifier l'interprétation du personnage de Junon comme symbole de l'Air en s'appuyant sur ces "sommités classiques que sont Cornulus, Héraclide du Pont, le pseudo-Plutarque, l'un des scholiastes d'Aratus, et "Valérius Probus" [,] Gyraldus, Natale Conti et Piero Valeriano "200? Il ne s' agit pas seulement de savoir si Panofsky commet une erreur d'interprétation mais plus généralement de s'interroger sur sa conception du visuel et de ses rapports au textuel. La volonté de lire les œuvres visuelles à l'aulne de leurs (prétendues) sources textuelles n'a-t-elle pas pour effet de nier leur spécificité en les comprenant à partir du langage? De plus, cette méthode ne conduit-elle pas à ne s'intéresser qu'au contenu véhiculé - un contenu conçu comme verbal et préexistant à la signification visuelle - et à négliger la spécificité de son mode d'expression?

"Toute image n'est-elle finalement qu'une écriture figurative qui transcrit des idées pleinement élaborées ? Toute forme n'est-elle qu'un hiéroglyphe, le symbole de son sens caché? Une idée susceptible d'être formulée rationnellement peut-elle constituer l'essence d'une œuvre d'art ? "201

Dans le cas de la camera di San Paolo et d'innombrables autres œuvres décodées par Panofsky, il est indéniable qu'il existe un rapport étroit du texte à l'image et une connaissance souvent précise des sources par l'artiste. Les classiques invoqués pour l'élucidation de la signification des fresques du Corrège "étaient publiés et lus en 1518 "202 Par ailleurs et surtout, Panofsky a une approche des rapports entre le texte et l'image plus complexe qu'il y paraît au premier abord. L'analyse iconographique met au jour des cas où l'image est effectivement l'illustration fidèle d'une source textuelle. Mais ces cas de traduction sont plutôt rares. Il est remarquable que Panofsky s'intéresse à des œuvres où ce n'est pas l'image qui illustre le texte mais le texte qui paraphrase l'image ou encore à dés œuvres où le recours au texte n'est qu'un prétexte pour justifier un choix formel ou technique. A quoi s'ajoute que l'artiste ne puise pas uniquement à la tradition "par les textes " mais aussi à la tradition "par l'image " (dessins, peintures, gravures, enluminures, tapisseries, monnaies, sculptures). L'historien ne manque pas de relever qu'une tradition picturale finit par se développer même lorsque l'image a une fonction illustrative. Le besoin qu'a l'artiste de s'appuyer sur une tradition visuelle est tel qu'il peut aller jusqu'à puiser à une source visuelle qui est étrangère à son thème voire qui contredit la source littéraire qu'il est censé illustrer. Quant à l'examen du processus de formation par analogie mis au jour lors de l'étude typologique des images de dévotion, il est l'occasion de montrer comment une image peut naître d'une autre par sélection, condensation, combinaison et déplacement203. La spécificité du mode de signification et de formation des images n'est donc nullement négligée. Quant à la remarque (généralement critique) selon laquelle iI n'y aurait chez Panofsky de signification que verbale ou conceptuelle, elle est me semble-t-il parfaitement assumée par Panofsky. C'est sur sa théorie de la signification que je vais maintenant m'interroger, une théorie qui engage non seulement la légitimation de l'iconologie mais aussi une conception de la création et du rapport de l'homme au monde.

3.2. Tout art signifie. Panofsky considère que l'œuvre d' art détient une signification qui n'est jamais purement formelle. Il déclare rejeter 1' " approche anti-iconologique ", cette "excroissance de la croyance en l'art pour l'art" qui date de la fin du xlxe siècle204, pour la raison qu'un artiste ne crée jamais uniquement dans une intention formelle mais aussi toujours dans une intention signifiante.

"Cela signifie un brouillage antihistorique quand on [.1 conteste sans plus d'hésitation [aux artistes] les intentions de contenu de leurs énoncés (quand on dit quelque chose du genre "l'artiste n'a pas pensé plus loin, il a seulement voulu représenter un beau nu " >205

Ou encore: "La théorie pseudo-impressionniste, qui veut que "la forme et le coloris nous parlent de formes et de coloris, un point c'est tout" est tout simplement fausse "206

Certes l'art possède une indéniable dimension formelle, certes toute œuvre n'est pas de nature allégorique mais toute œuvre signifie. L'art est, pour parler en termes cassirériens, une forme symbolique par laquelle l'homme ordonne son rapport au monde.

"C'est un rapport fondamental, original et incomparable, entre 1' " intérieur" et 1' " extérieur ", entre l'être du moi et celui du monde qui est établi, plutôt que désigné, à l'intérieur de chacun de ces domaines "207

Voir dans les Pêches de Renoir une allégorie de la vérité parce que dans la littérature hiéroglyphico-iconographique de la Renaissance la pêche est un symbole du cœur et donc un attribut de la Vérité est une surinterprétation, une mésinterprétation208. Il est en revanche possible de soumettre l'œuvre à une description pré- iconographique et à une interprétation iconologique.

"Même des œuvres en apparence dépourvues de sujet peuvent avoir pour contenu bien autre chose que ce qui " saute aux yeux " "209

Toutes les œuvres, y compris celles qui ne sont pas figuratives, sont l'expression d'une "idiosyncrasie de l'esprit "210 Il faut donc à la fois veiller à ne pas lire une signification là où il n'y en a pas et tenir compte du fait que l'art est par essence une forme de symbolisation, un mode de signification.

"Il ne faut pas négliger [...] le risque [...j [de] voir une signification profonde dans le moindre détail. La race humaine est à la fois enjouée et oublieuse, et maint motif chargé au départ de sens en vint à servir à des fins "purement décoratives ", une fois que ce sens eut sombré dans l'oubli ou cessé de présenter un intérêt 211

Mais Panofsky se dit "convaincu que très peu de motifs ont été inventés à des fins "purement décoratives " dès l'origine "212

Aux principes régulateurs de l'interprétation pourraient donc être ajoutées des règles permettant de pallier le double risque de surinterprétation et de sous-interprétation. Cette volonté d'encadrer le déroulement de l'interprétation manifeste le souci de fonder une méthode objective d'interprétation. C'est sur la constitution de l'iconologie comme science que nous allons maintenant insister.

4. Difficultés et spécificités d'une interprétation objective des œuvres de l'art.

4. 1. De l'iconologie comme science.

Les remparts herméneutiques mis en place par l'historien ont pour but d'éviter que " l'iconologie se comporte non point comme l'ethnologie par opposition à l'ethnographie, mais comme l'astrologie par opposition à l'astronomie "213 Pour comprendre cette formule, il faut penser une analogie entre les trois moments de l'iconologie et les trois degrés de la méthode lévi-straussienne l'ethnographie, l'ethnologie et l'anthropologie sociale ou culturelle. L'iconologie est à l'iconographie ce que l'ethnologie est à l'ethnographie, c'est-à-dire une synthèse supérieure qui comprend l'étape précédente comme l'un de ses moments214. Mais en l'absence de régulation, l'interprétation iconologique, hâtive et infondée, s'apparente à l'astrologie, c'est-à-dire à une fausse science, à une spéculation vide. Cette exigence d'objectivité, déjà signifiée par la mise en œuvre de correctifs de l'interprétation, passe également par la mise à l'écart de toute approche normative de l'œuvre d'art.

4. 2. Interprétation historique versus évaluation esthétique

C'est tout d'abord le refus de considérer la question de la beauté qui semble corrélatif de la constitution de l'histoire de l'art comme science. La non prise en compte de la beauté dans l'examen d'une œuvre de l'art est une position dont la portée ne doit pas être sous-estimée. Elle s'explique par le fait que l'iconologue ne se donne pas pour tâche d'étudier la valeur esthétique d'une production mais de dégager sa signification et de situer son intérêt historique. Cela le conduit à examiner des œuvres "qui ne peuvent guère prétendre à ce que les connaisseurs appellent la "qualité" "215 mais dont la valeur historique est considérable.

" Les écoles de peinture et d'enluminure des anciens Pays-Bas n'ont pas produit beaucoup de chefs-d'œuvre entre 1390 environ et 1430-1440. Mais elles sont néanmoins indispensables pour la compréhension de cette période en général et pour celle des grands maîtres de la peinture primitive flamande en particulier "216

Les manuscrits à peinture des anciens Pays Bas, "sans être extraordinaires, exceptis excipiendis, nous transmettent de nombreux archétypes dont les originaux ont disparu, et ils attestent une activité artistique qui avait ses mérites comme ses défauts et, qui, en tout cas, remplissait une fonction historique définie "217

Panofsky n'hésite pas à examiner des œuvres dénigrées - il analyse la Pandore couronnée par les Heures de William Etty (Leeds, Temple Newsam House), "typique d'un artiste dédaigneusement jugé "peintre de chairs" par beaucoup de ses contemporains et de ses jeunes confrères "218 mais dans lequel il voit "le précurseur d'une évolution [...] caractéristiquement anglaise [...] caractéristiquement victorienne "219, Il s'intéresse aussi aux artistes dits mineurs, tels Petrus Christus, un "artiste de moindre stature, mais [...] indispensable du point de vue historique "220 Il étudie également des productions traditionnellement considérées comme relevant des arts mineurs (le bouchon de la calandre Rolls Royce, l'enseigne de la Caisse d'Epargne de Bowery (Sud de Manhattan, New York)221. Son champ d'étude n'est donc pas l'objet beau mais l'objet d'art défini comme " un objet créé de main d'homme qui sollicite une perception d'ordre esthétique "222 Et la méthode employée ne varie pas selon la (prétendue) qualité de son objet.

"L'historien de l'art ne peut établir a priori de distinction entre son approche d'un "chef-d'oeuvre" et d'une oeuvre " médiocre " ou "mauvaise" [...]. Les méthodes de l'histoire de l'art, en tant. que méthodes, ne seront ni plus ni moins efficaces, appliquées à la Melencolia de DUrer, qu'à une quelconque et anonyme gravure sur bois "223*

Plus généralement, l'historien doit s' abstenir de porter un jugement de valeur sur son objet. Il ne doit pas évaluer une œuvre en fonction d'une norme qui lui serait extérieure (celle qui prédomine dans le "cosmos culturel "224 auquel appartient l'historien par exemple) mais dégager sa signification et voir comment elle remplit ou transgresse les normes qui sont celles du "complexe spatio-temporel "225 dans lequel elle s'inscrit. L'historien doit être particulièrement attentif à l'état des procédés et des techniques de l'époque, à la forme d'art à laquelle une œuvre appartient ainsi qu'aux intentions, conscientes ou non, des créateurs. La peinture sur panneau produite en France vers 1400 est par exemple " considérablement moins en avance que les peintures de manuscrits de la même période [...]. On ne peut cependant pas dire que les peintres de Dijon, dans les limites de leur métier, soient "retardataires " "226 L'historien doit s'abstenir d'aborder son objet de façon normative; il doit comprendre que " l'univers des humanités est régi par une " " théorie de la relativité" culturelle "227* En tant qu'expression d'une "mentalité de base ", chaque œuvre, chaque style, chaque forme d'art est légitime. Le cinéma par exemple élabore une "proposition non moins légitime et ambitieuse que toutes les propositions des formes

d'art plus anciennes >228 Cette idée selon laquelle il n'existe pas de norme absolue de l'art - ou de la beauté - peut être illustrée pat. le traitement que fait Panofsky de la perspective. Contre la critique académique du XIXC siècle qui considère que la présence ou l'absence de perspective sa plus ou moins grande perfection c'est-à-dire son plus ou moins grand degré de correspondance avec les règles optiques et géométriques consacrées par la tradition sont des critères permettant de juger de la qualité d'une oeuvre d'art, Panofsky soutient que le respect de la perspective due légitime n'est pas le signe de la qualité d'une œuvre mais le symptôme de son adéquation à un ensemble de normes artistiqties et culturelles historiquement situées.

"Si la perspective n'est pas un facteur de la valeur artistique, du moins est-elle un facteur du style. Mieux encore, on peut la désigner - pour étendre à l'histoire de l'art l'heureuse et forte terminologie d'Ernst Cassirer - comme une de ces "formes symboliques" grâce auxquelles " un contenu signifiant d'ordre intelligible s'attache à un signe concret d'ordre sensible pour s'identifier profondément à lui "229

En faisant de la perspective une forme symbolique, Panofsky montre qu'aucun traitement artistique de l'espace n'est en droit supérieur à un autre. Un traitement de l'espace apparemment inexact ou retardataire ne résulte pas d'une incapacité technique ou d'une régression spirituelle mais d'un changement de paradigme. 11 est l'expression d'un Kunstwollefl déterminé. L'historien doit penser l'art en termes de vouloir, non de pouvoir.

4. 3. Irréductibilité de la dimension esthétique de l'objet d'art.

Mais si l'élimination de la question de la beauté et plus généralement de celle de la norme est le propre de l'activité historienne et le signe de son souci d'objectivité comment expliquer que l'on trouve chez Panofsky des jugements de valeur? N'est-il pas étonnant de relever, tant dans les œuvres de jeunesse que dans celle de la maturité, des qualificatifs comme "merveilleuse "230, "extrêmement beau "231 "enchanteurs "232 " admirables "233 " splendide "234 " magnifique "235 ou encore " charmante "236 ? On pourrait bien sûr se contenter de reprocher à l'historien son incohérence ou sa partialité. Mais plus profondément, l'impossibilité qu'il y a à éradiquer la question esthétique ou la question de la réussite est le signe d'une spécificité de l'oeuvre d' art qui ne peut précisément pas. être traitée comme un objet quelconque. Cette spécificité est pointée par Panofsky.

" Pour la critique d'art, c'est en même temps une bénédiction et une malédiction que ses objets (de science) émettent nécessairement la prétention d'être compris autrement que sous le seul angle historique "237

C'est une bénédiction car cette exigence permet de défendre la spécificité de l'objet d'art qui n'est pas un objet historique comme un autre mais qui procède d'un Kunstwollen ; c'est une malédiction car elle engage des difficultés méthodologiques ainsi que des considérations sur l'essence de l'œuvre d'art qui sortent du domaine de compétence de l'historien. C'est sur les implications épistémologiques et pratiques de cette " prétention" que j'aimerais enfin insister.

4. 3. Spécificité méthodologique de l'interprétation des œuvres de l'art. Le phénomène de recréation

Les jugements esthétiques panofskiens peuvent être interprétés non pas tant comme l'indice de sa partialité que comme celui de la complexité de l'objet d'art. L'étude objective des œuvres de l'art requiert que l'historien mette de côté la dimension artistique de celle-ci (ses rapports au beau, au goût) mais cette même exigence d'objectivité implique que l'on pense la spécificité de l'œuvre d'art qui, en vertu précisément de sa dimension artistique, n'est pas un objet d'étude comme un autre. Si, contre les tenants d'une approche subjective ou normative de l'art, Panofsky fait de l'œuvre d'art un objet quelconque, contre les érudits et les archéologues, il met en avant le fait qu'elle est un produit de l'esprit, le résultat d'un Kunstwollen238. Production intermédiaire, elle doit donc faire l'objet d'une appréhension originale basée sur la recréation.

" L'œuvre d'art est objet de sensibilité esthétique non moins que d'interprétation historique; s'il est dangereux de se fier à une intuition arbitraire, il ne l'est pas moins d'appliquer à une création de l'homme les seules méthodes qui conviennent aux produits de la nature : s'en tenir à l'analyse, c'est se dérober à cette " re-création" nécessaire pour la compréhension esthétique de l'art ; c'est réduire l'histoire à l'érudition, quand l'érudition n'est pas la fin, mais seulement un moyen des " humanités "239

Cette recréation est à comprendre moins en référence à l'empathie warburgienne qu' à la sympathie diltheyenne et cassirérienne. Pour Dilthey, les sciences humaines, sociales et politiques, ces " sciences de l'esprit" ou "sciences de la culture" qu'il veut distinguer radicalement des sciences de la nature, doivent faire l'objet d'une " compréhension ".

" Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique "240

Cette affirmation ne signifie ni que les sciences de l'esprit font abstraction de la nature (du corps) ni qu'elles renoncent - comme l'appellation même de science l'indique - à l'explication mais que leur mise en œuvre repose sur la participation subjective du sujet connaissant. La compréhension est " le processus par lequel nous connaissons un " intérieur" à l'aide de signes perçus de l'extérieur par nos sens "241 processus qui implique la sympathie. On retrouve chez Panofsky l'idée d'une spécificité

méthodologique des sciences de l'esprit ainsi que celle du rôle de la subjectivité du sujet connaissant dans la saisie des réalités culturelles. Elles sont également clairement articulées par Cassirer qui déclare:

"Nous n'évoluons pas ici dans un univers physique, mais symbolique [...j. L'histoire s'inscrit dans le champ de l'herméneutique plutôt que dans celui des sciences de la nature "242*

S'il est "impossible de "réduire" la pensée historique à la méthode de la pensée scientifique "243, c'est en raison de la rupture de continuité qui sépare la nature et la culture. La différence qualitative entre l'homme et l'animal consiste en ce que l'homme appréhende la réalité non pas "directement " mais à travers un acte de symbolisation. Il en résulte que l'objet d'étude de l'historien " n'est pas un monde d'objets physiques mais un univers symbolique, un monde de symboles. Il doit en premier lieu apprendre à lire ces symboles "244, La compréhension de l'univers symbolique impose un effort de re-création. La résurrection du passé nécessite non seulement que l'on accumule des données mais qu'on fasse revivre l'esprit qui les a fait naître.

" L' objet de la science historique a une réalité matérielle, empirique, qui est celle des documents et des archives, mais documents et archives en eux- mêmes sont muets et n'ont pas d'existence historique, sauf si on les soumet à une reconstruction symbolique, grâce à laquelle ils deviennent des messages vivants, s'adressant à nous dans leur propre langage 245

Cet acte recréateur est qualifié de "sympathie ". Elle est à comprendre en un sens intellectuel, imaginatif et non émotif246.

Les concepts de re-création et de sympathie proposés par Dilthey, Cassirer et Panofsky permettent de lever l'antinomie entre objectivité et subjectivité en pensant l'interprétation des oeuvres de l'esprit - et plus précisément, en ce qui nous concerne, des oeuvres de l'art - comme relevant d'un mouvement organique entre ces deux pôles. Animé d'un souci d'objectivité, l'historien ne doit pas laisser libre cours à sa subjectivité. Mais croire qu'il pourrait être parfaitement objectif est illusoire voire méthodologiquement dangereux.

"Même lorsqu'il traite d'un passé éloigné, l'historien ne peut être entièrement objectif. Ses propres expériences et réactions font que le facteur personnel devient si important qu' il doit être écarté par un effort délibéré du lecteur "247

Mais il est important de noter que la dimension fondamentalement interprétative de l'histoire de l'art n'est pas uniquement due à l'identité toujours irréductible et à la situation historiquement indépassable de l'interprète mais à la nature même de l'objet étudié, fruit d'un vouloir d'art.

L'historien "ne doit décrire les particularités stylistiques ni comme des données mesurables ou déterminables par quelque procédé scientifique, ni comme des stimuli pour ses réactions subjectives, mais en tant qu'elles témoignent d'intentions artistiques "248

La spécificité de l'étude de l'objet d'art est fondamentalement liée au fait qu'elle relève des humanités. Et cette appartenance entraîne d'importantes conséquences éthiques.

4.5 Spécificité pratique des œuvres de l'art. Une éthique de l'interprétation

La prise en compte du fait que l'œuvre d'art n'est pas un objet quelconque se traduit par un positionnement critique envers l'érudition et l'archéologie auxquelles Panofsky reproche de méconnaître la dimension spirituelle de l'œuvre d'art.

" L'histoire de l'art n'est plus ce qu'était l'wtwpw d'Hérodote - un reportage à travers les lieux et les temps - ni ce qu'elle est restée pour de trop nombreux érudits - la juxtaposition (ou amalgame) entre un catalogue, une biographie et une bibliographie: elle devient une "discipline humaniste ", une prise de conscience de l'esprit humain à travers ses oeuvres "249

Les humanités ont pour but de saisir l'esprit d'une époque en ranimant les "souvenirs témoins " de l'homme, c'est-à-dire des "productions [qui] "rappellent à l'esprit" une idée distincte de leur existence matérielle "250 Elles "assument" "la tâche [...] de rappeler à la vie ce qui fût demeuré mort "251 Or cette entreprise a une dimension éthique puisqu'il ne s'agit pas d'étendre ses connaissances comme on étend ses possessions mais de faire revivre l'esprit des hommes du passé pour saisir leur rationalité.

"Une subtile différence existe en latin entre scientia et eruditio, en anglais entre knowledge et learning. Scientia (knowledge) dénote une possession mentale du savoir plutôt qu'un processus mental : on peut l'identifier aux sciences naturelles. Eruditio (learning) dénote un processus de connaissance plutôt qu'une possession : c'est le cas des humanités. On pourrait comparer le but idéal de la science à une domination, et celui des humanités à une sagesse "252

Considérer les témoignages du passé comme des valeurs absolues, s'efforcer de saisir leur rationalité, c'est se garder de porter un jugement dévalorisant sur elles, sur leurs créateurs et sur le monde qui les vit naître. L'humaniste "trait[e] les souvenirs témoins d'une activité humaine comme des valeurs en soi "253 car, pour lui, ils "ont une signification autonome, une valeur éternelle [...]. Pour l'humaniste les souvenirs témoins de l'homme ne vieillissent pas "254* Ainsi l'humanisme n'est "pas tant [.. .] un mouvement [qu'une] attitude: la foi en la dignité de l'homme, que fondent tout ensemble l'importance attribuée aux valeurs humaines (rationalité, liberté) et l'acceptation des humaines limitations (faillibilité, fragilité). De ce double postulat résulte le sens de la responsabilité et de la tolérance "255

Les enjeux éthiques des interprétations de l'histoire de l'art apparaissent clairement lorsqu'on les replace dans le contexte politique de l'époque. La notion apparemment désuète d'humanisme a en réalité une fonction actuelle et polémique au sens où elle incarne des valeurs strictement opposées à celle du nazisme. "L'histoire de l'art est une discipline humaniste" est publié en 1941 par un auteur de confession juive, émigré aux Etats Unis en 1933 sous la pression des "forces obscures" du nationalisme et de l'intolérance 256. Les débats idéologiques dont les interprétations de l'histoire de l'art font l'objet peuvent être illustrés par le cas des études consacrées à DUrer et plus particulièrement à la question de son rapport à l'Italie derrière laquelle se cache celle du nationalisme germanique. Aux alentours de 1920 existe en effet en histoire de l'art " une tendance "nationaliste ", bientôt dégradée en " germanocentrisme " sous les nazis, [qui] portait certains universitaires allemands, notamment Hauttmann, à sous-estimer tout apport étranger, par conséquent à chercher à Nuremberg ou Augsbourg, sans détour italien, les sources d'un rapport direct entre DUrer et l'art de l'Antiquité >257 En soutenant que Dtirer, introducteur de la Renaissance dans les pays du Nord, a conquis l'Antique à partir du Quattrocento italien, Panofsky entend défendre "l'universalisme humaniste" [...] contre le nationalisme de Hauttmann "

Si une régulation de l'interprétation est nécessaire pour pallier les dérives dont l'ouvre d'art, plus que tout autre objet d'interprétation, est susceptible, la mise en place de garde-fous herméneutiques ne va pas sans poser problème puisque la mise en œuvre contrôlée de l'iconologie entraîne des implications considérables concernant le statut et la scientificité de l'histoire de l'art, la définition de l'œuvre d'art, les modalités de sa réception (qu'il s'agisse de la décrire, de la comprendre ou encore de l'apprécier) et enfin ses modalités de signification (avec notamment la question du rapport du texte à l'image).