Les mariages heureux, c’est bien connu, reposent sur un dialogue harmonieux. Il devrait en être de même pour ce qui concerne les montages alliant droit public et droit privé, mais encore faudrait-il que les deux parties parlent la même langue.
Or, il apparait que c’est loin d’être le cas pour ce qui concerne la notion de fonds de commerce, d’autant plus lorsqu’on le situe sur le domaine public.
Certes, « On dit qu’il est plus facile de comprendre que de définir le fonds de commerce et que le fonds de commerce a toujours résisté à une notion claire »(1). Mais le paroxysme est à son comble puisque l’on se trouve en présence de deux raisonnements opposés.
Le Conseil d’Etat, par une jurisprudence constante depuis 1965(2), énonce que, eu égard au « caractère révocable personnel et non cessible de l’occupation du domaine public »(3), la convention portant son autorisation ne peut être soumise au droit privé des baux commerciaux(4) et donc ne peut donner lieu à la constitution d’un fonds de commerce dont l’occupant serait propriétaire(5).
Il en résulte notamment que le bénéficiaire peut prétendre à une réparation du dommage consécutif à la résiliation unilatérale de la convention d’occupation du domaine public mais il ne peut se prévaloir de la perte d’un fonds de commerce.
Certes, le juge administratif a déjà semblé « incidemment » reconnaître le droit de propriété de l’occupant du domaine public sur son fonds de commerce(6) mais pour mieux réaffirmer ensuite sa jurisprudence constante(7).
A l’inverse, la Cour de cassation n’a de cesse de réaffirmer la possibilité d’exploiter un fonds de commerce sur le domaine public, pour autant que l’entreprise soit titulaire d’une clientèle réelle et personnelle.
Si l’exploitation d’un commerce sur le domaine public présente toujours une précarité interdisant l’application du statut des baux commerciaux, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a clairement estimé en mai dernier que cette circonstance n’interdit pas que l’activité exercée puisse constituer un fonds de commerce, le droit au bail n’étant que l’un des éléments dont l’absence ne suffit pas à écarter l’existence d’un tel fonds(8).
En outre, le juge judiciaire se montre, depuis début 2013, plus accueillant encore sur la reconnaissance de l’existence du critère de la clientèle notamment pour celle d’une société privée située dans l’enceinte d’une autre entreprise(9).
En tout état de cause, la chambre commerciale de la Cour de cassation vient conforter la position de la Chambre de commerce et d’industrie de région Paris Ile-de-France dans sa volonté de favoriser les possibilités d’indemnisation des commerçants en cas de terme mis à la convention.
Pour autant la cacophonie persiste… Peut-être est-il temps de s’en remettre à Cour européenne des droits de l’Homme. L’article 1 du protocole n°1 de la Convention EDH pourrait permettre à l’occupant du domaine public évincé, alors qu’il dispose d’une clientèle réelle et personnelle, d’obtenir l’indemnisation de son fonds de commerce …C’est en tous les cas une des issues préconisées par la doctrine(10) …
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(1)Pierre BAYART, « Etude de la notion de fonds de commerce », Thèse, Faculté de Paris, 1906, p.8, n°8.
(2)Un temps, le Conseil d’Etat a accepté la constitution de fonds de commerce sur le domaine public (CE Sect. 25 octobre 1937, Sieurs Gerzenberg et Sape, Lebon p. 854; CE 4 juin 1958, Sieur Tossounian, Lebon p. 307). Mais la solution s’est inversée depuis l’arrêt CE, 28 avr. 1965, Assoc. T…, AJDA 1965, p. 655, note L. Lamarque ; RTD com. 1966, p. 62, obs. Jauffret ; JCP C.I.1965, 77375, concl. Poussière.
(3)Principes désormais inscrits dans les articles L. 2122-1 et s. du Code général de la propriété des personnes publiques.
(4)Voir pour un arrêt récent CE du 15 février 2012, n° 338059, SAS TDLC.
(5)CE 6 décembre 1985, n°44716, « Mlle X… qui n’a jamais été légalement titulaire d’un bail commercial à cet emplacement n’est pas fondée à demander une indemnité d’un montant égal à la valeur de son fonds de commerce », voir aussi CE, 19 janv. 2011, n° 323924, Cne Limoges, JCP A 2011, 2101 ; JCP A 2012, 2013, chron. Chamard-Heim.
(6)Voir en ce sens Claire HUMANN, « Peut-on admettre l’existence d’un fonds de commerce au profit d’une société privée sur le domaine public d’un port de plaisance ? », LPA, 6 nov. 2013, qui renvoie notamment à l’arrêt CE, 21 déc. 2006, no 79528, Francis A et sté Ledoyen.
(7)Voir notamment CE, 19 janv. 2011, n° 323924, Commune de Limoges. Pour une étude plus générale sur la question : Philippe Yolka, « Propriété commerciale des occupants du domaine public : crever l’abcès », JCP A, n° 25, 25 Juin 2012, 2209.
(8)Cass. com., 28 mai 2013, no 12-14049, SARL Raphaël – EURL Romana, LPA, 6 nov.2013 préc.
(9) Voir Cass. 3e civ., 19 mars 2003 (cité par Claire HUMANN, « Peut-on admettre l’existence d’un fonds de commerce au profit d’une société privée sur le domaine public d’un port de plaisance ? ») relatif à un locataire exploitant d’un commerce de vente de «casse-croûte» et boissons installé dans un chalet de montagne situé sur un terrain communal à proximité de remontées mécaniques. La Cour de cassation a jugé que seule l’exigence d’une clientèle personnelle — même non prépondérante — est exigée pour la reconnaissance d’un fonds de commerce. Il faudra cependant attendre la décision de la Cour d’appel de renvoi dans l’affaire SARL Raphaël – EURL Romana, concernant une pizzeria dans un port de plaisance, pour vérifier qu’en l’espèce la même latitude sera retenue.
(10)Philippe Yolka, « Propriété commerciale des occupants du domaine public : crever l’abcès », JCP A, n° 25, 25 Juin 2012, 2209.