Un voyage à Bruxelles m’a permis de redécouvrir les trésors de « L’Art Nouveau » dans l’apogée de la scénographie du musée fin de siècle, entre peinture ouvrière et arrivée des grands architectes, jusqu’au drame européen de la Première Guerre Mondiale, tandis que la Cité du patrimoine et de l’architecture du Palais de Chaillot m’avait offert deux jours auparavant le parcours d’un « Art Déco » triomphant en France et dans le monde.
Pour respecter l'histoire, j’aurais sans doute dû faire la visite de ces deux expositions dans un ordre inverse, mais c’est ainsi.
La Cité fait ainsi un retour vers les origines d’un courant, mais elle est revenue en quelque sorte paradoxalement à son point d’arrivée en s’installant dans un bâtiment créé sur la colline de Chaillot. C'est lorsque menace la Seconde Guerre Mondiale que s’est dévoilé pour le public un nouvel environnement architectural propice : celui que les architectes Jacques Carlu, Louis-Hippolyte Boileau et Léon Azéma offrent aux Parisiens en 1937, proposant ainsi le visage inédit d’une colline où deux ailes blanches se superposent au passé en remplaçant le souvenir du Pavillon popularisé par l’exposition de 1900, mais en gardant, par une esplanade ouverte, la magnifique vue sur la Tour Eiffel et au loin sur l’autre rive, vers l’esplanade jumelle des Invalides.
Il était en effet difficile de faire revenir cette exposition à son point de départ réel, celui de 1925 quand enfin, ayant accepté les horreurs des inventions guerrières, le monde se réconcilie avec l’industrie et avec la machine dans « L’exposition internationale des arts décoratifs et Industriels Modernes » qui répartit ses pavillons à mi-chemin entre la Concorde et l’Arc de Triomphe.
Les pavillons de l'exposition internationale de 1925.
Ainsi deux moments de richesse et de luxe, l’époque des années de la bourgeoisie triomphante qui invente le monde industriel à la fin du XIXe siècle et celle de l’affirmation du triomphe de l’industrie pour en faire un art moderne mêlé d’influences coloniales, de provocations cubistes, de rationalités assumées, de courbes refusées réinterprétées dans le contexte des « Années Folles », jouent-ils à cache-cache avec les réalités sociales et géopolitiques, en se voilant la face sur l’état du monde.
Il en reste cependant, dans un cas comme dans l’autre, une sorte de climax inventif dont l’exposition de la Cité veut donner les clefs comparatives dès le seuil, afin d’éviter sans doute des malentendus possibles dans la suite de la visite.
Si l’idée de cette comparaison est généreuse et pédagogique, on sent bien par contre très clairement le parti pris des commissaires qui affirment sans discussions à propos de « L’Art Nouveau » : « Si la nouveauté, la virtuosité et la technicité de ce style charmèrent nombre de contemporains, son exubérance et l’égocentrisme de ses hérauts eurent cependant raison de sa diffusion et de sa postérité ». Tandis qu’ils présentent de manière beaucoup plus positive l’esprit de diffusion plus ouvert du second courant : « Né avant la Première Guerre mondiale, l’Art Déco qui lui succède (1919-1940), avec ses formes géométriques simples et épurées, plus adaptées aux nouvelles machines et à la vie moderne, devient le premier style véritablement industrialisé. Conçu à la source, dans un raffinement de formes et de matières, par des créateurs œuvrant souvent à plusieurs mains pour assouvir le goût du luxe d’une clientèle de prestige, il sera plus aisément déclinable pour le plus grand nombre et commercialisable afin de conquérir le monde. »
Après tout il est vrai que le pavillon de la Belgique est dessiné par Victor Horta qui a su assumer l’évolution des idées et des styles et que celui de l’Autriche est dessiné par Josef Hoffmann, un des leaders de la Sécession viennoise.
Pavillon de Belgique. Victor Horta, 1925.
Si je préfère de mon côté « L’Art Déco », tout en m’étant réconcilié depuis une dizaine d’années avec « L’Art Nouveau », c’est certainement que j’ai baigné sans le savoir dans l’héritage émotionnel de la période de l’histoire de l’art durant laquelle mon père a fait ses études artistiques à l’Ecole Estienne. Non pas que mes grands-parents aient eu la possibilité de décorer leurs intérieurs successifs d’objets uniques de prix, mais lorsque mon père dessine pour eux à la fin des années trente le mobilier du pavillon de Colombes qui sera réalisé chez un artisan du Faubourg Saint-Antoine, il fait passer dans ses croquis ce style qu’il a appris à connaître, en particulier dans l’apogée de l’exposition coloniale de 1931.
Sous le prétexte de m’emmener au zoo de Vincennes, il m’a plus d’une fois pris par la main pour m’introduire dans le décor somptueux du « Musée des Colonies » de la Porte Dorée, devenu pour un temps le politiquement correct « Musée des arts Africains et Océaniens » avant de se transformer dans le très contesté projet de musée de la période post coloniale, devenu enfin aujourd’hui la « Cité de l’histoire de l’immigration » dont les activités ouvertes sur le dialogue des communautés ne soulève enfin plus de doute sur sa pertinence.
Musée des colonies, 1931.
Par ailleurs, dans cette époque triomphale pour le colonialisme français, le Palais de Chaillot accueille un centre de recherche ouvert sur le monde que le catalogue de l’exposition nomme pudiquement le musée d’ethnographie de Chaillot, devenu « Musée de l’Homme » qui a également fait mon délice avant que ses collections comme celles de la Porte Dorée ne rejoignent le Quai Branly.
Il jouera un rôle essentiel pour aider Marcel Griaule et Michel Leiris à jeter les bases d’une ethnographie africaine vraiment nouvelle. Mais ce même musée saura également trouver avec l’aide de Joséphine Baker, Al Brown ou encore Habib Benglia, un chemin privilégié vers le grand public pour proposer une image plus nuancée que celle que propage l'exotisme traditionnel des colonies.
On reste ainsi en état d’équilibre entre l’image prédominante du « Bon Nègre » et la conscience de l’importance des regards fondamentaux de cultures qui viennent de donner un coup de fouet essentiel à l'art moderne qui invente le Cubisme à partir de ce décalage culturel.
J’étais un peu étonné que la présentation des architectes de l’époque « Art Déco » commence par l’analyse de l’importance des motifs floraux. Mais au fond, la logique de rupture avec la période décorative précédente qui prévaut dans le concept de l’exposition peut en partie l’expliquer. De surcroit, la visite du Vichy « Art Déco » que j’ai faite l’été dernier, m’a fait reprendre conscience de l’importance de ces frises fleuries qui ponctuent des espaces et des surfaces plutôt uniformes où le béton domine, même si le métal est utilisé parfois à part égale de manière très rationnelle. Et puis j’ai bien entendu gardé en tête les dessins floraux que mon père réalisait à titre d’exercices au cours de ses études.
« L’ornement issu de la nature s’éloigne du réalisme, le répertoire floral se limite à des fleurs stylisées, volontiers regroupées dans des corbeilles, cantonnées dans des cadres bien déterminés qui n’acceptent aucun débordement. Sculptées en méplat ou traitées en garde-corps de balcons, les corbeilles fleuries ornent les façades des immeubles de l’entre-deux-guerres, à Paris, à Reims et dans les villes touchées par la première Reconstruction. Inspirées des fleurs dessinées au gabarit par les céramistes du XVIIIe siècle, les roses sont de plus en plus schématisées, voire épurées par le dessinateur Paul Iribe. Celle qui porte son nom devient la griffe du couturier Paul Poiret » rappelle le catalogue.
Tamara de Lempicka. Suzy Solidor, 1933.
Vitesse de la vie, vitesse de l’exécution, vitesse de la femme – enfin nuançons : les femmes auparavant oisives, pas les paysannes et les ouvrières - qui reconquièrent la liberté de leur corps, coopération avec les meilleurs spécialistes du métal, du vitrail, de la fresque, des bois précieux, des bijoux, de l’illustration. La classe aisée requiert un nouvel élan collectif aussi bien dans ses intérieurs que dans les trains de luxe et les paquebots transatlantiques qu'elle emprunte, ainsi que chez les grands couturiers où elle cherche la mode.
Puis tout s’échappe au volant des belles voitures et des aéroplanes, comme il se propage dans les salles de cinéma mythiques de mon enfance : le Rex ou le Gaumont Palace avec ses six mille places, ou encore dans le Louxor rouvert très récemment. Un courant va conquérir le monde et l’imaginaire de ceux qui ont de l’imagination
Suzanne Langlen, Mistinguett et Charlie Chaplin dialoguent avec Louis Renault et André Citroën. Chaque nouveau parfum exhale son jus dans un flacon « Art Déco » et les Grands Magasins parisiens se refont une jeunesse en regardant les bâtiments de La Samaritaine adeptes du confort moderne.
Mais les gares, les édifices des Postes et Télécommunications, les stades (Gerland à Lyon ou Roland-Garros à Paris), les piscines (Celle de Roubaix devenue Musée d’art et d’industrie, ou la piscine Molitor de Paris), voire les hôpitaux et les casernes ne sont pas en reste.
Nouvelle société de la vitesse ? Que dirait-on alors aujourd’hui ? En tout cas, une société où le cosmopolitisme n’est pas encore tout à fait une mondialisation, mais où les courants deviennent pourtant internationaux.
L’exposition réserve un premier espace pour la diffusion des idées en montrant de nombreux portfolios : Un portfolio «…est constitué d’un ensemble de planches reproduisant des plans, dessins ou photographies, souvent réalisées au pochoir jusque dans les années 1920. Les portfolios sont surtout des recueils de modèles favorisant la diffusion des formes, des styles et des idées. Leurs auteurs sont les artistes et architectes les plus engagés comme Jacques-Émile Ruhlmann, René Herbst ou Robert Mallet-Stevens, Jean Badovici. Les thèmes qu’ils abordent sont aussi variés que les disciplines touchées par l’Art Déco : mobilier, sculpture, arts décoratifs, ferronnerie, mode, architecture…Quelques collections prestigieuses ont particulièrement contribué à la diffusion de ce style, comme le Répertoire du goût moderne (1928-1929), recueils d’architectures intérieures des grandes figures de l’époque, ou L’Art international d’aujourd’hui, constituée de 18 volumes illustrant chacun une discipline artistique. »
Plusieurs espaces sont ensuite réservés à : Sao Paulo, New York, Chicago, Montréal, ou encore Tokyo et Shanghai, sans oublier Belgrade où les grandes villes du Maghreb.
Pavillon des magasins du Louvre, 1925.
Si l’exportation et la diffusion de ce style composite ont été si larges et si rapides, ce n’est pas seulement en raison de l’évolution des moyens matériels de communication, mais aussi certainement en raison de l’apparition de la société de loisirs qui reste bien entendu encore attachée à un petit nombre d’individus, mais atteint des personnes qui jouent un rôle de prescripteurs, avant que le tourisme ne devienne populaire dans l’accouchement difficile des congés payés.
Plusieurs entrées de l’exposition insistent sur la fréquentation touristique des expositions universelles qui offrent aux visiteurs venus du monde entier à la fois une image exhaustive des pays développés, comme autant de destinations touristiques possibles, mais aussi et d'abord celle des commerces de luxe où prédomine « l’esprit parisien ».
On y mesure également la consolidation des stations de loisir où les nouveaux styles architecturaux sont d’autant plus facilement adoptés que la clientèle augmente, se diversifie et souhaite rencontrer la nouveauté, même si elle n’est que de seconde main. Tout le monde n’a pas en effet les moyens de voyager dans les classes de luxe des transatlantiques : l’Île-de-France ou le Normandie.
Un pavillon du tourisme est ouvert : « Malgré sa modestie, il est l’un des pavillons les plus représentatifs de l’exposition de 1925, en premier lieu, son programme exprime le développement naissant de cette nouvelle occupation de la société. Son architecture est, elle aussi, exemplaire. Les visiteurs de l’exposition découvrent un vocabulaire architectural moderne, au sens où l’entendait son concepteur, Robert Mallet-Stevens. La composition du pavillon est faussement symétrique. Elle met en scène une tour plus haute que la longueur du pavillon. Il se présente ainsi comme le précurseur d’une nouvelle architecture urbaine. »
Mieux encore : « L’extraordinaire développement de l’automobile et de l’aviation accompagne une liberté de déplacement inconnue auparavant. En Normandie, sur la Côte Basque ou la Côte d’Azur, de nouveaux grands hôtels voient le jour ; le thermalisme connaît un regain d’activité ; les sports d’hiver apparaissent. Pas une station touristique grande ou petite ne saurait se passer d’un casino, voire d’un dancing, pour le divertissement d’une nouvelle clientèle. Bars, cafés, restaurants développent une image plus dynamique que celle héritée de la Belle Époque. Les salles de spectacle ne sont pas en reste : les salles Pleyel et le théâtre des Folies Bergère sont inaugurés à la fin des années 20. »
Pour revenir à la ville de Vichy, l’apport « Art Déco » est en effet extrêmement important. L’église Notre-Dame des Malades en est un des exemples les plus étonnants, mais le Centre Culturel Valery Larbaud, originellement un petit casino, avec ses remarquables vitraux, comme les hôtels Plaza et de l’Amirauté, l’ex-hôtel des Célestins, la Poste (ce n’est pas l’exemple le plus élégant) créent un fil conducteur qui permet une visite très contextuelle de la ville thermale.
De la même époque, les plans de l’hôtel Splendid, un espace de très grande envergure lié aux thermes de Dax - et qui vient de fermer pour trouver une nouvelle destinée - sont très largement détaillés dans l’exposition.
Eglise Notre-Dame des Malades de Vichy, 1931.
Dans toutes les époques, depuis l’invention du cinéma, il existe des films qui permettent de caractériser au mieux la circulation des idées et la convergence des styles. Pour ce qui concerne « L’Art Déco », « L’Inhumaine » de Marcel L’herbier reste certainement le témoignage absolu. D’abord parce qu’il repose sur la mise en scène du pouvoir féminin tel qu’il pouvait être vécu de l’intérieur dans la classe aisée et perçu de l’extérieur dans une société où le sentiment diffus du féminisme commence à se manifester. Mais surtout parce qu'il s'agit d'un film d’avant-garde ou plutôt, d'un film singulier par son approche artistique totale.
Il réunit en effet un ensemble de créateurs et d’intervenants à faire rêver : « A l’origine de cette organisation visuelle et de ce décor somptueux, il y a de grands noms de l’art (le peintre Fernand Léger, les architectes Robert Mallet-Stevens et Pierre Chareau) et de futurs cinéastes (Claude Autant-Lara et Alberto Cavalcanti) dont la collaboration est ici exceptionnelle. » Sans oublier la musique originelle de Darius Milhaud.
Salon de l'Inhumaine. Marcel l'Herbier, 1924.
Thomas Sotinel dans un numéro du journal « Le Monde » de janvier 2011 écrit : « Comme le dit Rick Blaine à Ilsa Lund dans Casablanca : "We'll always have Paris." Depuis sa naissance, Hollywood se fait cette réflexion : "Nous aurons toujours Paris." En 1942, quand Humphrey Bogart adressait cette réplique à Ingrid Bergman, la capitale française était hors d'atteinte et il fallait se contenter de stock-shots et de transparences. »
Pourtant entre 1924 et l’arrivée des armées allemandes sur le parvis de Chaillot où Hitler contemple la ville conquise, une capitale s’était réinventée un style, comme Bruxelles l’avait accompli cinquante années plus tôt. L’exposition du Palais de Chaillot est une invitation à partir à la découverte de cette révolution tranquille, au rythme des pas dans lesquels mon père a laissé son empreinte.
1925, quand l'Art déco séduit le monde Jusqu'au 17 février 2014 à la Cité de l'architecture et du patrimoine, 1, place du Trocadéro, Paris 16e.