Christian Wilhelm Ernst Dietrich (Weimar, 1712-Dresde, 1774),
L'adoration des bergers, 1750
Huile sur toile, 60 x 74 cm, Dresde, Gemäldegalerie alte Meister
Moment privilégié du calendrier liturgique, Noël a toujours été fêté avec un faste particulier, reflet de l'importance que revêtait pour les croyants l'arrivée du Sauveur. La musique se devait, bien entendu, de se faire le reflet festif de cet événement pour lequel on sortait volontiers timbales et trompettes. Outre son célèbre Oratorio de Noël, Johann Sebastian Bach a composé un certain nombre de cantates pour cette occasion, dont une dizaine est parvenue jusqu'à nous.
Le Ricercar Consort en a choisi trois, deux – les plus chamarrées – pour le matin de la fête de la Nativité et une pour le surlendemain. Si toutes ont été jouées durant le cantorat de Bach à Leipzig, Christen, ätzet diesen Tag (Chrétiens, gravez ce jour) BWV 63 date en réalité de la période de Weimar (1708-1717) et a été remaniée en vue de ses deux reprises leipzigoises, avec l'adjonction d'une partie d'orgue obligée. Avec ses quatre trompettes, ses trois hautbois et ses timbales, cette cantate construite, à la manière d'un polyptyque, de manière rigoureusement symétrique autour d'un récitatif central expliquant aux fidèles les raisons de la naissance du Christ, est conçue pour impressionner, comme le démontre tant sa distribution luxueuse que la fanfare par laquelle débute son chœur final, ce qui ne l'empêche pas de connaître des moments suspendus et d'une grande tendresse (récitatif accompagné « O selger Tag ! » et duetto avec hautbois obligé « Gott du hast »). Plus ambivalente malgré des effectifs presque aussi étoffés (trois trompettes, trois hautbois et timbales), Unser Mund sei voll Lachens (Que notre bouche soit emplie de rires) BWV 110 a été donnée pour la première fois le matin de Noël 1725. Son humeur joyeuse et dansante, qui explose dès son chœur introductif empruntant à l'Ouverture de la Suite en ré majeur BVW 1069, laisse place à deux airs de caractère plus méditatif (« Ihr Gedanken » pour ténor et deux flûtes), voire poignant (« Ach Herr » pour alto et hautbois, un alliage que Bach affectionnait visiblement pour traduire une douleur qui porte en elle-même sa propre consolation), avant que la gaieté reprenne graduellement ses droits dans un duo d'humeur presque pastorale entre la soprano et le ténor, repris de la première version du Magnificat (BWV 243a en mi bémol majeur), et une éclatante aria pour basse (« Wacht auf ! » — on ne saurait effectivement concevoir réveil plus tonitruant) que vient couronner le choral de louanges final. Très différente est la cantate Süßer Trost, mein Jesus kömmt (Douce consolation, mon Jésus vient) BWV 151, jouée deux jours après BWV 110, la même année 1725. Congédiant cuivres et percussions, elle se concentre sur une intimité d'atmosphère instaurée par l'air de soprano et flûte obligée ouvrant l’œuvre, molt' adagio murmuré et berceur qui reviendra pour conclure dans la paix après un épisode central plus vif et, disons-le, d'inspiration assez clairement opératique. Comme dans BWV 110, l'alto et les hautbois, d'amour cette fois-ci, sont sollicités dans une aria (« In Jesu Demut ») pour évoquer une situation de fragilité – la pauvreté de Jésus – qui contient la promesse du salut, que réaffirment le récitatif et le choral conclusifs.
Ceux qui suivent le parcours du Ricercar Consort depuis sa création au milieu des années 1980 savent qu'il privilégie depuis longtemps l'interprétation de la musique de Bach à un chanteur par partie, une option dont il est sans doute aujourd'hui le représentant le plus convaincant, ce que démontrent presque tous les disques de cantates et le Magnificat qu'il a signés pour Mirare. In tempore Nativitatis est, à bien des égards, une étape à marquer d'une pierre blanche dans cette exploration. S'agissant d'œuvres nécessitant un effectif instrumental assez étoffé et plutôt rutilant, on aurait pu craindre que le pari du chœur de solistes se révélerait hasardeux en termes d'équilibres ; il n'en est rien et tout ici sonne avec une netteté polyphonique d'autant plus convaincante qu'elle n'existe pas au détriment de la présence des voix. Il faut dire que les quatre chanteurs sont globalement excellents, qu'il s'agisse de Maria Keohane dont le timbre clair ne cesse, au fil des disques, à gagner en émotion (son aria Süßer Trost, mein Jesus kömmt est un moment d'une douceur habitée très éloquente) et en souplesse, de Carlos Mena, qui compense la légère usure d'une voix qui n'a heureusement jamais, contrairement à certains de ses confrères, misé sur un angélisme de pacotille par une humanité et une densité que j'aimerais trouver plus souvent chez les contre-ténors, ou de Stephan MacLeod, basse chaleureuse mais jamais épaisse dont le délié porte idéalement la parole qui est au centre du propos de Bach. Nouveau venu auprès de Philippe Pierlot, le jeune ténor Julian Prégardien trouve, dans cet enregistrement, un contexte de choix pour faire montre de très belles qualités, tant techniques – excellente intelligibilité, beauté du timbre, fermeté de l'articulation – qu'expressives, ses interventions révélant toutes une volonté palpable de faire vivre toutes les dimensions des textes. On espère vivement retrouver ce chanteur décidément prometteur et qui semble très à l'aise dans l'univers de Bach dans les futures productions que le Ricercar Consort lui consacrera. L'orchestre n'appelle guère que des éloges, tant il est bien en place – bravo aux trompettistes pour leur brio, aux hautboïstes et aux flûtistes pour leur luminosité –, plein de dynamisme (les mouvements inspirés de la danse sont vraiment entraînants) et débordant de somptueuses couleurs, fort bien restituées par la prise de son d'Aline Blondiau et Grégory Beaufays. Unis par un véritable esprit d'ensemble, ils pétillent et virevoltent, mais savent aussi soupirer et se recueillir avec beaucoup de naturel. À la tête de ces brillants musiciens, Philippe Pierlot parvient à trouver l'équilibre idéal entre caractère festif et recueillement avec une intelligence qui ne surprendra guère quiconque a pris le temps de s'arrêter autrement que superficiellement sur le travail de ce remarquable musicien. Il y a, dans son approche des cantates de Bach, une volonté de simplicité et une tendresse qui, à mes yeux, font une assez nette différence avec bien des versions plus sophistiquées lesquelles paraissent, en comparaison, inutilement apprêtées ou agitées.
In tempore Nativitatis s'impose donc, à mon avis, comme une réussite assez indiscutable, que je recommande sans hésiter à tous ceux qui aiment la musique de Bach et ont envie de retrouver trois de ses cantates pour le temps de Noël dans une interprétation qui ne cesse de se bonifier au fil des écoutes. On espère que le Cantor de Leipzig, que Philippe Pierlot définissait, dans un entretien accordé au début de l'année 2013, comme un des centres de ses préoccupations musicales, le demeurera longtemps et que les prochains fruits de cette complicité seront aussi savoureux que celui qui nous est offert aujourd'hui.
À toutes et à tous, ainsi qu'à ceux qui vous sont chers, je souhaite un très heureux Noël.
Johann Sebastian Bach (1685-1750), In tempore Nativitatis, cantates pour le temps de Noël : Unser Mund sei voll Lachens BWV 110, Süßer Trost, mein Jesus kömmt BWV 151, Christen, ätzet diesen Tag BWV 63
Maria Keohane, soprano, Carlos Mena, contre-ténor, Julian Prégardien, ténor, Stephan MacLeod, basse
Ricercar Consort
Philippe Pierlot, direction
1 CD Mirare [durée totale : 67'55"] Mirare MIR 243. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Cantate BWV 63 : Chœur « Christen, ätzet diesen Tag »
2. Cantate BWV 151 : Aria « In Jesu Demut kann ich Trost » (alto)
3. Cantate BWV 110 : Duetto « Ehre sei Gott in der Hohe » (soprano, ténor)
Un extrait de chaque plage de ce disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
J.S. Bach: In tempore Nativitatis - Christmas Cantatas BWV 110 151 63 | Johann Sebastian Bach par Ricercar ConsortIllustrations complémentaires :
Felix Mendelssohn-Bartholdy (Hambourg, 1809-Leipzig, 1847), L'École Saint-Thomas de Leipzig, 1838 (détail). Aquarelle sur papier, collection privée
La photographie de Philippe Pierlot est de Jean-Baptiste Millot pour Qobuz.com