Jorc se réveilla dans la fraîcheur bienveillante de la grotte que son père leur avait aménagée pour la nuit. Il lui avait montré comment se faire un matelas de feuilles sèches pour dormir confortablement. Comment collecter et où trouver de l’eau potable. Comment faire un feu. Quelles plantes utiliser pour protéger sa peau contre la lumière d’en haut – la peau verte granuleuse, dont ceux de sa race bénéficiaient, leur permettait de s’exposer un certain temps aux rayons cuisants de Sol, mais dans les cas extrêmes où on avait besoin de marcher à ciel ouvert en pleine saison du jour, les protections naturelles ne suffisaient pas pour éviter cloques et brûlures, il fallait se couvrir d’un onguent.
Il lui avait également appris les rudiments de la chasse et comment ne pas se perdre sans l’aide des étoiles guides.
Puis, une fois que son père avait été sûr que Jorc s’en sortirait seul, il était parti de la grotte, laissant son fils, endormi, prouver qu’il pouvait survivre sur Katkya.
Qu’avait fait le peuple des cavernes pour mériter une vie si rude ? Les péchés passés de leurs ancêtres n’avaient-ils pas été expiés depuis le temps ? Devraient-ils souffrir encore longtemps pour des erreurs qu’ils n’avaient pas commises eux-mêmes ?
Sol n’avait pas encore contourné la montagne qui abritait Jorc, ses rayons brûlants léchaient encore le seuil de sa grotte. En sortir n’aurait pas été prudent, aussi préféra-t-il attendre au frais, profitant des quelques restes du repas qu’ils avaient partagés la veille avec son père.
Les anciens du village parlaient d’un temps jadis où le jour et la nuit s’alternaient dans un même cycle. L’on dormait la nuit et restait éveillé le jour. Jorc avait du mal à se l’imaginer. Pour lui, le jour et la nuit étaient simplement deux saisons distinctes. Le monde était plongé dans l’obscurité pendant la moitié de l’année ; l’air était doux, la nourriture et l’eau abondante. Puis l’aube rougeoyante annonçait le début de la saison tant redoutée où la lumière éblouissait, brûlait les sols et faisait évaporer l’eau. Il fallait constamment pouvoir s’abriter, et trouver de quoi manger devenait une épreuve.
Ce dieu qui les punissait en les accablant de sa chaleur était le tout puissant Sol.
L’ouverture de la caverne était enfin entourée d’ombres, ces compagnes bienfaitrices. Jorc put sortir sans craindre de brûlures et se mit en quête de nourriture. Il devrait tenir ainsi par ses propres moyens pendant le restant de la saison du jour. Cela faisait le dixième levé de Sol auquel il assistait ; dix cycles qu’il vivait au dépend de son peuple et surtout de ses parents ; il devait prouver qu’il pouvait s’affranchir de leur assistance et qu’il pouvait survivre par ses propres moyens. Dans ce monde hostile, on ne pouvait se permettre de garder trop longtemps des bouches à nourrir. Plus tôt une personne pouvait se débrouiller par elle-même et plus le village assurait sa stabilité.
Jorc examina le sol en suivant la ligne d’ombre qui tournait autour de la montagne. Les zones de reliefs étaient le meilleur moyen de s’abriter des rayons ardents, puisque Sol ne montait jamais bien haut au-dessus de l’horizon, laissant toujours une face ombragée. Il déterra un gros œuf bleuté à taches grises. Les chots, ces oiseaux fouisseurs, dissimulaient leurs œufs sous terre pour les protéger de la lumière nocive et des rats, qui ne manquaient pas d’en faire leur repas. Encore une fois, les anciens évoquaient un temps où les oiseaux volaient dans les airs, de jour comme de nuit ; assez incroyable. Cependant, les seuls oiseaux qui avaient survécu à la chaleur étaient ceux qui pouvaient nager ou creuser, pour se cacher sous l’eau ou sous terre. Il y avait bien ces rats-volants dans les grottes, mais ce n’étaient pas des oiseaux, et ils ne sortaient que de nuit ou en versant baigné d’ombre.
Faire cuire l’œuf aurait été une perte de temps, aussi y planta-t-il un long bâton pointu qu’il remua pour mieux pouvoir gober son contenu. Ce n’était pas très appétissant mais vraiment nourrissant. Quand il eut terminé, il l’ouvrit complètement et récupérera l’embryon à peine formé qu’il croqua sans hésitation. Il s’agissait là de la meilleure partie de l’œuf, la friandise à ne pas rater.
Content de sa première prise, il rejoint le ruisseau non loin de là où l’eau coulait même par les plus fortes chaleurs. Il pleuvait régulièrement sur les terres de Katkya, mais même avec un ciel couvert de nuages, les rayons de Sol pouvaient être fatals. Cela rendait juste la tâche de les repérer infiniment plus complexe. L’eau était tiède et avait un léger goût de soufre ; l’on pouvait cependant difficilement faire la fine bouche si on ne voulait pas mourir déshydraté.
Jorc avait prévu de s’en prendre à une plus grosse proie. Il devait se constituer des réserves de nourriture s’il ne voulait pas en être à court un jour qui ne se passerait pas comme les autres. Son peuple était passé maître dans la chasse des phoques, ces gros et gras animaux mous. Les plus gros d’entre eux pouvaient se révéler dangereux, notamment les lions et léops de mer, mais les plus petits étaient presque trop simples à capturer.
La descente jusqu’au rivage se faisait par une pente abrupte à la roche abrasive. De nombreuses grottes ou petites cavités permettaient de s’abriter en cas de retour inattendu de la lumière. Se glissant silencieusement parmi les ombres, Jorc sortit un long couteau en os. Quelques petits otars dormaient sur les rochers. Quand Sol revenait, ceux-ci plongeaient et allaient se réfugier dans l’une des nombreuses caves sous-marines de la région. D’un bond, il était sur le dos de sa proie qu’il égorgea d’un même mouvement. Il avait toujours un récipient à disposition, et s’en servit pour recueillir le sang qui s’échappait abondamment ; il le but aussitôt, encore chaud.
Tous les autres otars avaient fui lors de l’attaque, une forme sombre s’approchait pourtant de lui. Il parvint à trainer sa proie à grand peine en hauteur pour se mettre à l’écart. Une masse d’algues emmêlées émergea lentement de l’eau salée. La chose qui se trouvait dessous se débarrassa des algues par grappes et une étrange créature apparut peu à peu aux yeux de Jorc.
Elle ressemblait étrangement aux gens de son peuple, si ce n’était la couleur et l’aspect de sa peau. Celle-ci était lisse et grise.
— Greetings, young man, lança la créature sans bouger des lèvres.
Sa voix froide avait résonné d’un ton irréel. Personne n’osait s’immerger ainsi dans les flots salés ; de redoutables monstres se cachaient dans leurs sombres profondeurs.
— Ni ming bai le ma ? Do you understand me ? Habla usted español ? continua-t-il.
— D’où qui vient c’ui-là ? J’comprends rien, nom d’une molèque ! ne put s’empêcher de marmonner Jorc.
— Ah, je vois. Vous utilisez une variante du français. Ce sera la première colonie de ce type que je rencontre.
L’étrange personnage sortit complètement de l’eau. Il ne portait pas de vêtement, mais l’aspect de son corps était si inhabituel que sa nudité n’était pas gênante.
— Seriez-vous assez aimable, jeune homme, de bien vouloir me retirer ces berniques géantes collées dans mon dos ? Je crains qu’elles n’obstruent des évacuations de mon système.
Pour toute réponse, Jorc se contenta de fixer les fameux coquillages. Ceux de son peuple en consommaient de temps en temps, mais leur chair était extrêmement caoutchouteuse.
Voyant l’hésitation du jeune homme, l’être mystérieux tenta de le rassurer :
— Je ne vous veux aucun mal. Mon nom est Rob, et je suis ce qu’on appelait autrefois un robot. Je préfère tout de même le terme d’humain artificiel. Sachez juste que je suis une machine construite par vos semblables, il y a de cela bien longtemps. Je suis un reliquat d’avant la catastrophe qui força vos ancêtres à se retrancher sur cette île. Bien avant que le Soleil ne fasse tout fondre.
Les paroles de ce Rob n’avaient pas le moindre sens dans l’esprit de Jorc. Ce Soleil n’était-il autre que Sol, ce dieu qui se plaisait à les persécuter pour leurs erreurs passées ? Pour avoir vécu si longtemps, il devait même être un envoyé divin. Ne sachant quoi faire d’autre, et ne voulant pas contrarier un immortel, Jorc s’attela à la tâche de décrocher les parasites marins du dos de Rob. La peau de ce dernier était plus dure que la roche ; il suffit de glisser la lame de son couteau sous les coquillages pour qu’ils tombent à l’eau.
— Merci, le remercia le robot. Je vois que votre peuple a développé un épiderme renforcé pour endurer plus facilement les rayons du soleil. Savez-vous si la mutation s’est faite naturellement ou artificiellement ? J’ai vu des choses similaires sur d’autres îles, mais pas de couleur verte. Dire qu’il n’aura fallu que quelques centaines d’années pour une différenciation si radicale. Je serai curieux d’étudier les gênes qui en sont responsables.
Rob dut réaliser l’embarras de Jorc, aussi ajouta-t-il :
— Comprenez-vous ce que je dis, jeune homme ?
Ce dernier se contenta de secouer la tête négativement.
— Que savez-vous du passé ? De ce qui a conduit votre peuple ici ?
Encore hésitant, Jorc se décida malgré tout à parler :
— Not’ dieu Sol nous a puni. Il a… Il a puni nos péchés en nous forçant à nous cacher de ses rayons brûlants dans les terres de Katkya.
Rob attendait la suite, mais ne la voyant pas arriver, il poursuivit :
— C’est tout ? Votre peuple n’en sait pas davantage ?
— Cromzom ! jura Jorc, blessé dans son amour propre. Si c’est vrai que… qu’vous êtes l’envoyé de Sol, vous devez bien la connaître l’histoire ! Nous aut’, on s’contente de survivre !
Rob ne sembla remarquer l’otar égorgé que maintenant. Survivre dans un tel environnement était bel et bien un effort permanent.
— Toutes mes excuses. Il est vrai que la vie ne doit pas être simple pour vous. Je peux cependant tenter de vous expliquer comment le monde en est arrivé à ce qu’il est aujourd’hui. Et je ne suis pas l’envoyé d’un dieu. Je suis simplement une machine. Au lieu d’être constitué de chair, de sang et d’os comme les vôtres, je suis fait de métal, d’huile et d’électricité.
Encore une fois, les paroles du robot ne semèrent que la confusion dans le jeune esprit de Jorc. Il comprenait bien certaines de ses phrases, mais beaucoup trop de mots inconnus le faisaient douter aussitôt. Après avoir réfléchi un instant, il répondit malgré tout :
— Accord, qu’est-ce qu’ils ont fait nos ancêtres pour mériter ça ? Et nous, c’est quoi qu’on a fait de mal, nom d’un ‘tome ? On a rien fait nous !
— Je comprends votre colère, jeune homme, cependant je ne suis pas responsable de l’état du monde. Il est donc inutile de la diriger à mon endroit. Puisque vous souhaitez savoir, je vais tenter d’expliquer simplement.
Sol mettrait plusieurs heures avant de faire le tour de la montagne et d’illuminer cette face de ses rayons mortels. Jorc avait tout son temps devant lui.
— Bien, vous devez savoir qu’autrefois, les hommes et les animaux vivaient à la surface de la Terre sans craindre la lumière. Bien au contraire, elle était une bénédiction. Le soleil prodiguait une chaleur agréable et nécessaire à la vie. Il ne suffit que d’une guerre de trop pour que les nations au pouvoir n’infligent des dégâts irréparables à la planète. Quelques miroirs orbitaux utilisés à de mauvaises fins et des bombes nucléaires lancées à la légère ont fait l’affaire. L’atmosphère a été en grande partie éjectée ; l’intégralité des glaces a fondu ; les radiations et la chaleur qui atteignent maintenant la surface sont devenues nocives à la vie. Pour survivre, il a fallu migrer vers les pôles ou sous l’eau. L’Antarctique était un endroit parfait et beaucoup ont choisi de s’y réfugier. Or sur les millions qui y sont parvenus, seule une poignée a survécu. Votre peuple en fait partie. Katkya n’est autre qu’une contraction d’Antarctique. Il fait nuit, puis jour six mois de l’année parce qu’on se trouve précisément au pôle sud, à quelques kilomètres près. Ici la chaleur est presque supportable puisque le soleil est très bas sur l’horizon, mais il y a un peu plus de trois siècles de cela, le froid y était mortel.
Ce robot faisait-il exprès d’utiliser tous ces mots incompréhensibles ? Le monde passé avait-il été si compliqué ? Ils avaient eu la chance de vivre à l’air libre, de sentir la lumière caresser leur peau sans crainte ; manger et boire avait été aussi simple que respirer pour eux. Pourtant, ils avaient tout ruiné, tout gâché. Ces ingrats avaient privé leurs descendants du plaisir simple d’une vie confortable.
— On peut réparer ? On peut guérir le monde ? Doit bien y avoir un moyen ? Papa dit toujours : « Avec bonne motivation, rien d’impossible ! ».
Des nuages noirs s’étaient levés sur l’horizon et les premiers échos du tonnerre se firent entendre. Il pleuvrait certainement sur Katkya pendant plusieurs tours de Sol. Ces périodes d’averses étaient très redoutées par le peuple des cavernes ; se nourrir pendant celles-ci étaient rude et les brûlures de Sol fréquentes et particulièrement douloureuses.
— J’ai peut-être une solution pour vous, jeune homme. Le réel objet de ma visite est que je suis à la recherche de volontaires pour me rejoindre. Je vous offre, si vous le désirez l’opportunité de vous évader de cette île. Moi et mes semblables avons développé un mutagène qui permettra à n’importe quel humain de vivre sous l’eau. Un mois après l’injection, il vous sera possible de respirer sous l’eau, de ne plus y avoir froid et de nager aussi vite et bien que n’importe quel poisson.
La nourriture était si abondante sous l’océan; Sol n’atteignait aucun des habitants de ses profondeurs. La proposition était séduisante. Surtout face à la perspective de devoir survivre encore cinq mois seul. Un énième coup de tonnerre finit de le décider :
— Accord, je veux essayer ! Comment je fais ?
— Je vais simplement vous faire une injection, et je reviendrai d’ici un mois pour vous chercher.
Le robot sortit un objet pointu d’un de ses avant-bras. Voyant que Jorc ne reculait pas, il lui planta l’aiguille dans l’épaule et vida le contenu de la seringue.
— Je ne peux cependant pas rester ici, il faut que je trouve d’autres volontaires. Vous risquez d’avoir une légère fièvre d’ici quelques heures, mais rien de bien grave. Buvez abondamment, ça suffira.
Rob retourna dans l’eau et ne s’arrêta de marcher que lorsque seule sa tête dépassait des flots :
— Je vous prie de n’en parler à personne. Nos structures sous-marines ne peuvent pour l’instant accueillir que quelques personnes, mais avec votre aide nous améliorerons ceci. Bon courage jeune homme.
Sans plus de cérémonie, le robot disparut sous la surface recouverte d’algues.
Avait-il eu raison de faire confiance à cet étrange personnage venu de nulle part ? Son père reprochait souvent à Jorc d’être trop impulsif. Dans tous les cas, il avait encore un mois pour choisir de le suivre ou non. En attendant, il avait un otar à ramener jusqu’à sa grotte qu’il devrait vider et préparer pour qu’il se conserve. Il ferait un arrêt par le cours d’eau. Boire beaucoup, comme lui avait conseillé le robot, ne pouvait guère lui faire de mal.
Aurait-il lui aussi une peau métallique comme Rob ? Maintenant qu’il y réfléchissait, avoir la peau recouverte d’écailles ne l’enchantait pas vraiment.
Un nouvel éclair illumina violemment la pente qu’il grimpait. Cela lui rappela que le jour serait bientôt là et il accéléra le pas.