Il racontait, dans Maman, je t'attendais: une enfance au tapis, son enfance et son adolescence - jusqu'à 16 ans - sacrifiées sur l'autel du jeu par sa mère et, dans Au bal de la vie, qui en est la suite, comment il avait tout de même réussi à faire des études en dépit de l'absence de soutien maternel.
Cette fois, Roger Cuneo a adopté la forme romanesque pour raconter une histoire qui ressemble à celle de sa mère, en se mettant à la place d'une femme qui a une passion compulsive pour le jeu et qui en arrive à perdre tout sens des autres réalités.
Cette forme romanesque a l'avantage de permettre à l'auteur de combler les vides qui, inévitablement, apparaissent dans la vie de toute personne, quelle que soit la connaissance que l'on puisse avoir d'elle, quels que soient les témoignages que l'on recueille sur elle, ou les souvenirs que l'on a d'elle, ou encore les écrits qu'elle a laissées.
Cette forme romanesque permet à l'auteur, sur un sujet qui lui tient à coeur, de se mettre à la place de son héroïne, même s'il emploie la troisième personne, et d'essayer de la comprendre. Car, ce faisant, il introduit la distance qui est indispensable pour y parvenir, en laissant de côté, du moins en partie, ses propres émotions.
Née dans les premières années du XXe siècle, Stella Sfida avait eu une enfance heureuse, mais cette enfance avait été de courte durée. Elle avait huit ans quand son père, journaliste à Trieste, avait été emprisonné en Autriche, pour trois ans, parce qu'il avait écrit des articles demandant le rattachement de la ville à l'Italie. De captivité il était rentré méconnaissable, démoli.
Stella avait douze ans quand sa mère était morte, treize quand son père était mort à son tour. Bien sûr, une tante éloignée de la famille l'avait recueillie, mais celle-ci avait refusé qu'elle lui confie sa douleur. Elle s'était alors repliée sur elle-même.
Après sa scolarité obligatoire, elle avait suivi des cours de dactylo ce qui lui avait permis de trouver successivement deux emplois, le deuxième comme secrétaire au Parti fasciste, où elle avait parfait ses connaissances en allemand et en anglais, défendant son travail sans se mêler de politique.
Ayant entendu dans la rue des sonates de Chopin interprétées par un inconnu, elle avait fait l'acquisition d'un piano. Inscrite dans une association qui proposait des activités de loisir diverses, dont une d'art dramatique, elle était entrée dans la troupe où, rapidement, elle avait tenu des rôles importants du répertoire.
Mais les langues, la musique et le théâtre ne suffisaient pas "à combler le trou béant de son
coeur"...
Tombée malade, puis envoyée à la montagne pour sa convalescence, elle y avait fait la connaissance de son futur mari, Giacomo, un ingénieur, responsable de gros chantiers. Elle avait quitté son emploi à la demande de ce dernier, opposant au fascisme, s'était donc mariée avec lui et avait commencé une vie dispendieuse de divertissements mondains:
"Lors de ces rencontres, elle s'était initiée au bridge, au poker, et elle s'était découvert une
passion inédite: elle adorait jouer. L'argent lui importait moins que l'idée de gagner, elle aimait par-dessus tout les moments d'ivresse et de peur quand elle abattait son jeu: elle éprouvait un
réel plaisir."
Ne supportant pas le régime fasciste, Giacomo était parti avec Stella pour Paris où il avait répondu favorablement à l'offre d'un ami pour y faire des affaires. Stella y avait repris ses habitudes mondaines et, ce qui devait arriver arriva, elle avait fini par tromper son mari avec Paul ...qui l'avait séduite davantage par les distractions qu'il lui offrait que par ses étreintes.
Peu de temps après, Stella et Giacomo étaient retournés en Italie, mais Stella était enceinte. L'était-elle des oeuvres de Paul ou de Giacomo? Cette inquiétude s'était envolée avec l'apparition de Giorgio qui ressemblait beaucoup trop à Giacomo pour qu'il y ait le moindre doute sur la paternité de celui-ci...
En 1945, dans les derniers combats entre Allemands et résistants, Giacomo avait trouvé la mort. La vie de Stella avait basculé. Le temps de se retourner, Stella avait confié Giorgio à Giuseppina qui était au service de leur couple. Cette solution provisoire allait durer des années...
Entre autres péripéties, pendant ces années, elle avait voyagé à travers l'Italie avec un officier américain, Bruce, qui était devenu son amant et à qui elle avait servi d'interprète. Un jour, il l'avait emmenée au casino de Venise où elle avait contracté sa passion pour la roulette:
"En quittant la salle elle avait admis quelque chose d'important: elle venait de passer par l'un des moments les plus forts de sa vie. Elle s'était donnée à son amant avec toute la passion qui l'avait animée au cours de la soirée; elle réalisait qu'une salle de jeux représentait pour elle un excellent aphrodisiaque."...
Après le retour dans son pays de Bruce, espérant que fortune finisse par lui sourire, Stella était partie pour la Suisse, à Lausanne. En face de Lausanne, à une heure de traversé du lac Léman, il y avait Evian, et son casino... Le destin de Stella était tout tracé. Les années suivantes de sa vie, avec davantage de bas que de hauts, tourneraient autour de ce casino et des hommes qu'elle allait y rencontrer.
Obligée de reprendre son fils à Giuseppina qui ne pouvait plus assumer, grâce à un de ces hommes, Robert Duclos, devenu son amant et employeur (qui allait essayer, en vain, de la maintenir indéfiniment sous sa coupe), elle placerait Giorgio dans un sinistre orphelinat suisse tenu par des religieux. Auparavant, après lui avoir dit qu'elle ne pourrait pas s'occuper de Giorgio et travailler en même temps, elle lui avait fait ce terrible aveu au sujet de son fils, qu'elle négligera en se donnant bonne conscience:
"Je ne veux pas me priver de tout, m'éteindre lentement, je suis encore jeune, mon existence vaut la sienne."
Cette réflexion est à rapprocher de celle qu'elle se fera quand elle rompra, bien plus tard, avec Robert, consciente qu'elle n'est pas comme les autres:
"On attend toujours des femmes qu'elles se contentent de remplir un rôle subalterne: tenir un ménage, cuisiner, faire des enfants, rassurer leur mari pour qu'il trouve auprès d'elle le repos du guerrier. C'est vrai qu'elle n'entrait pas dans ce cadre étroit et en définitive elle était fière de sa manière de vivre. Elle avait bien essayé de jouer à l'épouse modèle, à la femme d'intérieur, à la mère vertueuse, elle avait mis au monde un enfant alors que ce n'était pas son choix. Elle avait même tenté de partager la vie de ce type minable [Robert Duclos], sachant très bien que c'était en vain. Elle allait enfin être indépendante, elle y avait mis le temps."
Seulement peut-on être indépendante quand on aime autant le jeu, non pas par appât du gain mais pour les sensations fortes qu'il procure, "le fait de pouvoir tout perdre, tout gagner, d'avoir l'impression de miser son existence sur un coup de dés"?
A la longue tout joueur finit par perdre et s'endetter, par descendre aux enfers. La joueuse de Roger Cuneo n'échappe pas à cette règle. Elle a beau se raisonner, c'est sa passion qui l'emporte toujours, après de courtes rémissions et son fils, qu'elle aime à sa façon, ne peut qu'en faire les frais.
Un événement cruel lui fera prendre conscience que jouer et souffrir sont proches, mais cela la conduira-t-elle pour autant à remettre en question sa manière de vivre?
Le roman de Roger Cuneo, qui se lit sans dételer, est plein de rebondissements. Jusqu'au dénouement le lecteur se demande si son héroïne ne s'est finalement pas assagie, si elle n'a pas enfin trouvé une manière de vivre moins mouvementée. Mais, elle a bien caché...son jeu.
Francis Richard
La joueuse - une descente aux enfers, Roger Cuneo, 240 pages, Editions Mon Village