Vendredi, donc : le voilà sur le pont, chemise blanche cravatée, costume sombre. Il vient de vivre sa petite aventure des matins de la semaine : la traversée du virage. De la rue de Crimée, juste avant le pont et la passerelle, part perpendiculairement une voie appelée quai de l’Oise. Ces deux axes sont à sens unique. Les voitures vont de l’avenue de Flandre au croisement, puis choisissent entre continuer la rue de Crimée sur le pont en direction de l’avenue Jean Jaurès – s’il est baissé, bien sûr, autrement elles attendent que ce soit le cas – ou tourner à gauche sur le quai de l’Oise, en direction de… François n’a jamais su dire, probablement la Porte de la Villette. Il n’empêche, le jeune homme arpentant la rue de Crimée par le trottoir de gauche, et souhaitant, par principe, parcourir le pont par le trottoir de gauche aussi, se trouve dans l’obligation de traverser le tout début du quai de l’Oise à un endroit qui ne comporte pas de passage piéton. Cette action induit des risques ; il faut rester vigilant, bien regarder derrière soi si une voiture ne s’engage pas dans la rue, et rester naturel tout en se sachant dans son tort. Parfois, François doit essuyer un coup de klaxon ou des injures. Mais son chemin ne change pas, alors que tous ces matins-là, une légère sueur froide recouvre ses tempes. Voilà pourquoi « le virage » lui semble une aventure. Etonnamment, le soir, le passage dans le sens inverse se fait toujours dans le calme, et jamais ne lui viendrait l’idée de s’en inquiéter. Cette divergence de sensations ressenties au même endroit naît des points de vue différents : le soir, François voit les voitures venir ; pas le matin.
Geneviève, quant à elle, ne vit jamais l’aventure du virage : elle marche toujours sur le trottoir de droite. Cette action n’entre pas dans le champ de l’aléatoire, ce qui constitue une deuxième exception dans la vie de la jeune femme (avec sa manie de regarder Paris tous les matins). Les coiffures changent. Les maquillages changent. Les hommes changent. Les styles vestimentaires changent. Les humeurs changent. Geneviève ne connaît pas la stabilité. Elle s’en réjouit tous les jours car elle se persuade que la vie doit ressembler à ce chaos. Plus tard, quand elle aura rencontré François, elle se sentira canalisée ; l’étendue des possibles se réduira ; alors, elle s’estimera heureuse et sa vie lui plaira pour de bon. La contradiction apparente s’efface si l’on considère que Geneviève éprouve le besoin constant de rendre conscient ce qu’elle fait et ce qui lui arrive, puis d’accepter les mots choisis pour recouvrir ses impressions comme images du bonheur. Tant qu’elle y parvient, elle est heureuse. Le reste du temps, la douce mélancolie qui s’empare de ses membres et de son esprit finit à chaque fois par anéantir son impression de félicité, la poussant à agir, pour se voir agir et donc se sentir heureuse. Geneviève croit avoir besoin du mouvement. Elle se trompe.