Syrie - « Reynders a saboté ma libération » (Femmes de chambre, 8 octobre 2013) - Texte intégral *
Politologue et historien, Pierre Piccinin da Prata a été libéré le 8 septembre dernier après cinq mois de captivité en Syrie, en compagnie du journaliste italien Domenico Quirico. A peine débarqué à Bruxelles, l’ex-otage médiatise une allégation détonante : ce n’est pas Bashar al-Assad qui a eu recours aux armes chimiques dans la banlieue d’al-Ghouta, mais les rebelles. Contrairement à ce que martelaient les Etats-Unis et la France…
Avec un mois de recul, Pierre Piccinin da Prata revient sur le conflit syrien, sa captivité et le traitement médiatique de sa libération.
Mais, surtout, il accuse le ministre belge des Affaires étrangères, Didier Reynders, d’avoir saboté le processus de sa libération et d’avoir été « sans pitié » envers sa famille…
propos recuellis par Aurore VAN OPSTAL et Olivier MUKUNA
Femmesdechambre.be : Avec le recul, quel regard portez-vous sur ce qui vous est arrivé ces cinq derniers mois ?
Pierre Piccinin da Prata : La principale chose que je retiens, c'est la trahison d'une partie de l'Armée Syrienne Libre (ASL). C'est une grande insulte que d'avoir été trahi par des gens que nous étions allés soutenir. J'ai écrit deux livres, de nombreux articles, et j’ai participé à des conférences pour supporter l’opposition syrienne…
Cette trahison s'explique, d’une part, par une islamisation radicale de la révolution et, d’autre part, par des dérives criminelles.
Je continue à soutenir l'ASL et ses principes. Mais nombre de ses membres adoptent de plus en plus un comportement ambigu : d’une part, certains commandants de brigade se livrent à du banditisme, à du brigandage... Somme toute, ceux-ci se disent : « la partie est perdue » ou bien « il faudra bientôt accepter un compromis avec le régime ». Ils profitent donc de la situation pour rançonner la population des territoires qu'ils contrôlent.
Cette dérive criminelle est en partie le résultat de l'erreur magistrale de l'Occident, qui ne voulait pas vraiment de cette révolution et a joué à l'apprenti-sorcier. Dans les chancelleries, on s’est dit : « On va soutenir cette révolution par les mots, on va déstabiliser le régime baathiste en Syrie, on va affaiblir le grand allié de Moscou, mais on ne va pas faire tomber Bashar al-Assad.» Car il y a ce deal avec Israël : depuis 1973, Damas et Tel-Aviv sont les « meilleurs ennemis », qui ne se menacent plus, mènent chacun leur barque, sur leur territoire respectif. Il y a bien sûr eu l'attaque israélienne sur le réacteur nucléaire syrien, mais Damas n'a pas vraiment bronché ni répliqué...
L'Occident a donc cru que cette révolution était susceptible d'affaiblir le régime sans le faire tomber, mais ces messieurs des think-thanks et autres chancelleries n'ont pas vu venir - comme pour l'ensemble du printemps arabe – l’arrivée massive de djihadistes, d’autre part ; le réveil de l'islam fondamentaliste. Je fais aussi mon mea-culpa : je n'ai jamais imaginé que ce serait aussi radical... Tout ceci est pour moi profondément décevant. Ce soulèvement syrien, que je qualifiais de « dernière révolution romantique », était vraiment porteur de valeurs de justice et de démocratie. Finalement, non ! Comme toutes les révolutions arabes, elle a fini par connaître une certaine déliquescence.
FDC : Que retenez-vous de ces cinq mois de captivité ?
PPdP : Notre enlèvement a eu lieu le 8 avril ; c’était une mise en scène. En réalité, mon collègue italien et moi avons été livrés par une brigade de l'ASL à nos ravisseurs et futurs geôliers, la katiba Abou Omar. Du nom de son chef, un émir autoproclamé qui a rassemblé autour de lui une collection de pauvres types (des étudiants en échec, des ventres affamés ou des ratés en mal de reconnaissance sociale). Bref, un groupe de brigands mais qui travaillait sous la conduite des Brigades al-Farouk, un des trois piliers des débuts de la révolution, avec Jabhet al-Nosra, la branche syrienne présumée d’al-Qaeda, et l'ASL.
Il s'agit soi-disant « d'islamistes modérés », qui ont en outre connu un scission interne pendant le temps que nous étions en captivité. Certains, au sein d’al-Farouk, aspirent aux honneurs, au pouvoir qui leur permettrait de contrôler l'économie de manière plus structurée que les gangsters qui rançonnent çà et là la population. C'est cette frange-là d'al-Farouk qui a organisé notre enlèvement en utilisant comme auxiliaires les bandits d'Abou Omar...
Que retenir de tout cela ? Selon moi, Il y a une véritable involution de la révolution, un renfermement sur elle-même avec un changement d'objectif.
Et il ne reste plus grand-chose de l'ASL ! A part à Alep et dans quelques poches du gouvernorat de Damas ...
L'erreur de ma part a été de ne pas avoir anticipé assez rapidement ce qu'était en train de devenir cette révolution. En janvier dernier, j'étais à Idlib et j’avais remarqué que, dans ce gouvernorat, l'ASL avait complètement disparu. J'avais écrit un article à ce propos, intitulé « Quand les fous de Dieu s'emparent de la révolution » ; car il n'y avait là-bas plus que les brigades d'al-Farouk et celles de Jabeht al-Nosra qui contrôlaient le terrain…
Mais je ne m’étais pas rendu compte que le phénomène allait si rapidement prendre les proportions que je lui connais dorénavant.
FDC : Vous tirez ce constat de vos propres constatations, mais aussi d'autres sources ?
PPdP : Concernant la Syrie, les informations proviennent soit des groupes rebelles, soit des officiels du régime. D’un côté comme de l’autre, elles sont donc très peu fiables. C'est la raison pour laquelle les événements syriens ne peuvent être réellement bien appréhendés qu'en se rendant sur le terrain.
Le terrain ! C'est mon leitmotiv !
Je sais que beaucoup de journalistes n'aiment pas la concurrence que je leur fait et me le reprochent, car eux, ils ne sont pas sur le terrain. Grosso modo, ils affirment : « Le terrain, c'est bien, mais il n'y a pas que le terrain ».
Eh bien, si ! Pour vraiment se rendre compte de ce qui se passe en Syrie, il faut aller partout sur le terrain. J'ai été à Homs, dans les gouvernorats de Damas, d'Alep et d'Idlib, de Deir ez-Zor aussi, très à l’est, sur l’Euphrate et la frontière irakienne. Même pendant ces cinq mois de captivité, j'ai pu continuer à observer les évolutions du conflit, sur le terrain, car nous avons souvent été déplacés. D'abord enlevés à Homs, nous avons été ramenés vers le sud, dans le gouvernorat de Damas. Puis, nous sommes remontés vers ceux d'Alep et Idlib pour être ensuite déplacés jusqu'à ar-Raqqa, plus à l'est, avant de descendre au cœur de la Syrie, dans le djebel.
Nous n'étions pas toujours enfermés au fond d'un trou. On vivait le plus souvent avec les djihadistes. Si ceux-ci n'étaient pas toujours sympathiques, nous avions cependant accès aux infos, à Al-Jazeera, à Al-Arabia, aux propos qu’ils échangeaient eux-mêmes, à tout ce qui se passait autour de nous.
Au-delà de ma propre souffrance et de celle, immense, de ma famille, cela a aussi été, disons, très « instructif ». Car j'ai pu voir comment fonctionnaient au quotidien ces groupes de bandits ainsi que la structure d'al-Farouk, un des piliers de la révolution, et de la katiba de Jabhet al-Nosra à laquelle nous avions été confiés durant une semaine.
FDC : Comment votre famille a-t-elle vécu votre enlèvement et votre captivité ?
PPdP : Ma famille a énormément souffert. Assez vite après le kidnapping, mes ravisseurs m’ont affirmé que des contacts avaient été pris avec mon ambassade et que ma famille savait que j’étais vivant. Je doutais de ces affirmations mais, tout de même, ça nous semblait cohérent : on supposait que des négociations avaient commencé...
A ce moment-là, nous étions retenus à al-Qousseyr, ville assiégée par le Hezbollah et les troupes gouvernementales. Aussi, en réalité, pendant les deux mois de siège qui ont précédé la chute de la ville et sa reconquête par le régime, aucun contact n'avait été pris par les djihadistes ! Tout en nous disant le contraire, ils avaient décidé de ne pas prendre de contact tant qu'ils n'étaient pas en mesure de nous livrer à nos gouvernements.
Lorsqu'al-Qousseyr a été sur le point de tomber, les djihadistes, comme les autres factions de la rébellion, ont décidé de quitter la ville et de forcer un passage à travers les lignes des troupes gouvernementales.
Une fois sorti de là, dans la confusion, j'ai pu obtenir un téléphone portable. C’était le 6 juin ; j'ai appelé mes parents ! C'est ma mère qui a décroché. A l'intonation de sa voix, à sa surprise, j'ai compris qu'elle n'avait eu aucune nouvelle depuis deux mois, qu'elle ignorait jusqu’alors si j'étais vivant… ou mort...
FDC : Comment êtes-vous parvenu à obtenir ce téléphone portable
PPdP : Nous nous trouvions au nord d'al-Qousseyr, avec les factions rebelles et les civils qui fuyaient l'avancée des troupes du régime. Tous ceux qui avaient pu fuir le siège de la ville s’étaient rassemblés en une foule d'environ 5000 à 10.000 personnes.
Cette masse humaine s'est dirigée vers les positions tenues par l'ASL dans le nord du gouvernorat de Damas. On voyageait de nuit.
Arrivés sur le plateau de Homs, à l'aube, on a été arrêté par des tirs de mitrailleuses. Nous étions bloqués par une ligne de défense de l'armée régulière.
Pendant cette journée du 6 juin, les combattants de l'ASL ont tenté de faire sauter cette position afin que nous puissions continuer notre chemin. Domenico et moi attendions dans un verger, assis avec l'Emir Abou Omar et de nombreux civils. Ceux-ci s'interrogeaient sur notre présence car nous étions les deux seuls Occidentaux. Dans mon mauvais arabe, je leur ai expliqué que nous étions des journalistes belge et italien, que nous avions été enlevés par les hommes de l'Emir. Certains ont commencé à s'énerver, à se demander pourquoi on nous avait kidnappés, alors que nous venions témoigner de leur résistance et de leurs souffrances ? Ils ont fini par interpeller Abou Omar, qui n'était accompagné que par deux de ses hommes (les autres étant au combat)...
L'Emir était très mal pris. J'en ai profité pour l’interpeler devant tous ces gens : « Vous nous retenez prisonniers depuis deux mois, sans que nous ayons pu contacter nos familles : nous voulons leur téléphoner ! ». Il n'a pas osé nous refuser cet appel devant la foule agglutinée autour de lui. Il m'a tendu un portable en disant : « Il n'y a pas de réseau, ici ! ». Quelqu'un dans la foule a alors crié : « Mais si ! Moi, j'ai du réseau ! ». C'est avec ce téléphone que, pendant presque une minute, j'ai pu appeler mes parents qui ignoraient si nous étions morts ou vivants.
FDC : Votre famille n'a pas été tenue au courant de votre sort par le ministère belge des Affaires étrangères ?
PPdP : Le jour de mon retour à Bruxelles, j'ai déclaré sur certains plateaux de télévision que ma famille avait reçu un soutien psychologique ; notamment parce que trois fonctionnaires du ministère de l'Intérieur étaient là pour les assister, quand je suis descendu de l’avion...
Je ne savais pas que ces trois hommes avaient été dépêchés depuis deux jours seulement.
Depuis lors, j'ai eu le temps de découvrir ce qui s'était réellement passé en Belgique pendant ma captivité en Syrie. Et là, je suis allé de tristesse en tristesse…
Je me suis rendu compte que la Belgique m'avait complètement abandonné !
Et ma famille aussi !
Non seulement, le cabinet du ministre des Affaires étrangères n'a pas négocié mais, pire, il semblerait qu'il a pour ainsi dire saboté les tentatives des services secrets italiens qui cherchaient à me libérer...
FDC : Quels éléments vous permettent d'aboutir à cette grave accusation
PPdP : Durant ma captivité, mes parents se sont retrouvés face à un véritable mur dressé par le ministère des Affaires étrangères. Exception faite de quelques fonctionnaires qui les ont pris en pitié et ont tenté de les aider, au niveau du ministre Didier Reynders et de son cabinet, c'était le refus total de communiquer.
A un moment, certains fonctionnaires l'ont confirmé à mes parents : « Nous n'avons plus le droit d'avoir des contacts avec vous : ce sont les ordres du cabinet ! ». D'une part, c'était le silence envers mes parents et, d'autre part, officiellement, c'était : « La Belgique ne négocie pas avec des terroristes; il est hors de question de payer une rançon »...
Par exemple, en matière de sabotage... Fin mai, les djihadistes demandent à l'Italie et à la Belgique de fournir une série de questions auxquelles seuls Domenico et moi pouvions répondre. Ceci, afin de pouvoir régulièrement montrer, au cours des négociations, que nous étions bien vivants. Et là, c'est le ministère italien des Affaires étrangères qui contacte directement mes parents pour obtenir une liste de questions à mon intention ! Au téléphone, le fonctionnaire leur apprend qu'ils ont déjà demandé cette liste à leurs homologues belges, mais que ceux-ci ne répondent pas. Et mes parents de tomber des nues : le ministère de Didier Reynders ne leur avait jamais demandé une liste de questions me concernant… Ils n’avaient jamais été mis au courant de cette requête. Négligence ou sabotage ? Tout est possible, bien sûr… Mais je doute qu’un fonctionnaire eût « oublié » la requête italienne alors que la vie d’un ressortissant belge était en jeu.
Peu avant notre libération, le matin du 29 août, c'est la cellule de crise italienne qui appelle directement mes parents. L'officier leur dit clairement qu'il court-circuite les autorités belges. Il voulait vérifier avec mes parents certaines de mes réponses que leur avaient transmises les djihadistes. Puis, dans l'après-midi de cette même journée, c'est le ministère belge des Affaires étrangères qui téléphone à mes parents pour ... avoir la liste des questions ! Autrement dit, les Belges demandaient à mes parents les questions que les Italiens leur avaient déjà demandées depuis trois mois et qu’ils avaient déjà transmises aux djihadistes ; et auxquelles ils avaient déjà reçu les réponses...
FDC : Un autre exemple « d'efficacité » de nos Affaires étrangères
PPdP : Oui, et celui-là est proprement inimaginable !
Lorsque je suis parvenu à contacter mes parents le 6 juin, ils ont enregistré le numéro avec lequel je les avais appelés. Ils l'ont bien évidemment directement transmis au ministère des Affaires étrangères.
Plus tard, un fonctionnaire leur a fait savoir que le cabinet Reynders avait décidé de ne pas rappeler ce numéro, de ne pas essayer d’obtenir des informations… au motif que « la Belgique ne négocie pas avec les terroristes »…
Dès lors, un diplomate - que ma famille connaît et que je ne vais pas citer, pour ne pas lui attirer d’ennuis - a décidé d'aider mes parents. Un soir, il a demandé à son concierge, qui est d'origine maghrébine et parle arabe, de téléphoner au numéro en question pour voir qui répondait, ce qu'on lui disait...
Voilà la manière dont l'Etat belge « gérait » ma situation, juste après que j'ai pu me signaler !
FDC : Pour autant, l'affirmation étatique de « ne pas négocier » fait souvent partie d'une communication de crise qui ne correspond pas aux actes posés en coulisses …
PPdP : Je sais que non seulement la Belgique n'a jamais négocié mais surtout, voici ce que m'ont confié respectivement deux diplomates italiens.
Le premier m'a dit : « Pierre, tu es à moitié Italien de par tes origines, tu as encore de la famille en Italie et tu es Européen : on n'allait pas te laisser là-bas ! »
Le second m'a téléphoné après avoir été choqué par ce qu'il avait lu et vu à mon sujet dans certains journaux belges. « Tu vis dans un pays horrible !», m'a-t-il dit. « En Italie, ce serait totalement inadmissible qu'un journaliste ose tenir les propos que certains ont tenus sur toi, alors que tu rentrais de cinq mois de souffrance. Il se ferait lyncher dans la rue ! Quant à ton gouvernement, ce sont aussi des gens ignobles ! Sache que la Belgique n'a pas dépensé une lire pour te sortir de Syrie ! En vérité, tu as été complètement abandonné par ton pays. »
Ces déclarations sont hélas recoupées par ce que m'ont expliqué mes parents et par ce que j'ai pu apprendre a posteriori grâce à mes contacts aux Affaires étrangères (où je n'ai pas que des ennemis)...
Quant à d’éventuelles négociations, dans le cadre d'une réunion informelle, mes parents ont été convoqués au ministère des Affaires étrangères. On leur a annoncé que, s'il y avait une demande de rançon, le ministère acceptait de mettre à leur disposition un négociateur.
Cependant, mes parents étaient d'abord tenus de fournir une attestation légale de l'état de leurs biens, pour établir le montant de la somme qui pourrait être proposée aux ravisseurs. « En résumé : soit vous payez, soit on le laisse là-bas », leur a dit un des fonctionnaires à la sortie de la réunion.
Imaginez l’état de désarroi dans lequel mes pauvres parents se trouvaient plongés !
Le lendemain, lorsque mes parents ont fait état de cette « situation » du côté italien, on leur a répondu de ne tenir aucun compte de tout cela, que l'Italie négociait pour les deux otages, que je ne serais pas abandonné.
Atterrée, ma mère me l'a dit : « Le ministre Reynders a été sans pitié avec nous »...
FDC : Déjà décrié et attaqué en justice pour l'abandon de notre compatriote Ali Aarrass, se pourrait-il que Didier Reynders vous ait abandonné parce que vous n'êtes pas de son bord idéologique, parce que vous n'êtes pas catalogué « à droite » et pro-israélien ?
PPdP : Il est certain que mon côté « franc-tireur » et mes prises de positions dans la presse depuis des années ne sont pas faits pour plaire à son électorat traditionnel. Je pense qu'il y a différents lobbys en Belgique qui ont une certaine influence et, peut-être, sur certains partis ou personnalités politiques plus que sur d'autres...
Mais je ne peux quand même pas imaginer qu'on abandonne un citoyen dans un pays en guerre, quel qu’en soit le motif !
Admettons autre chose - et je récuse cela ! -, que ce citoyen ait commis « l'erreur » de partir dans un pays dangereux parce qu'en guerre, cela ne justifie en rien cette inertie et ce sabotage surréalistes.
Franchement, je n'ai pas d'explication quant à l'attitude inqualifiable du ministre Reynders et de son cabinet.
Comme je ne comprends pas non plus cet acharnement de certains médias contre moi. Comme l'a dit la journaliste Emmanuelle Praet sur RTL-TVI: « On n'avait jamais vu un otage rentrer de cinq mois de souffrances et être ainsi exposé à un tir groupé médiatique. Cela ne s'est jamais vu en France, en Italie ou ailleurs... »
FDC: N'avez-vous pas fait preuve d'une sorte de candeur envers les médias traditionnels ? Après vos deux retournements de position sur la situation syrienne, il était logique que certains allaient « brûler ce qu'ils avaient adoré »…
PPdP : Non, il n'y a pas de candeur chez moi. De la part des médias, je m'attends toujours à ce qu'ils suivent la direction du vent et ignorent ou « brûlent » ce qui s’oppose à la doxa du moment. Je dérange ; je marche sur leurs platebandes en étant là où ils ne sont pas et sans faire partie du club, c’est-à-dire sans avoir ma carte de « journaliste ». Je fais le travail qu’ils devraient faire. Je le sais bien, mais tant pis : je n’ai jamais cherché à faire carrière dans le journalisme ; si cela avait été le cas, je m’y serais pris tout autrement !
Mais quel intérêt aurais-je à bénéficier d’espaces de parole si c’est pour débiter des lieux communs ou cacher sa pensée ou ce que l’on sait être la vérité ? La gloriole ? Être reconnu par les badauds lorsqu’on fait ses courses au supermarché ? Ce n’est certainement pas dans mon caractère.
C'est très triste, mais c'est comme ça. Beaucoup de journalistes le déplorent eux-mêmes, mais ils n'ont pas le choix. Les rédactions doivent marcher en fonction de ceux qui les financent et chacun veut garder son gagne-pain...
Et, vous savez, quand quelqu’un rapporte une information qui contredit de front la ligne éditoriale d’un grand média, si ce dernier n’est pas en mesure de contrargumenter ou s’il ne peut pas la passer sous silence (ce qui aurait été compliqué, dans mon cas), le meilleur moyen de discréditer l’info en question, c’est d’en discréditer le rapporteur…
C’est ainsi qu’on m’a ressorti pour la énième fois le couplet « mais, vous n’êtes pas ‘journaliste’ ! Qu’alliez-vous faire en Syrie ? » J’ai entendu Béatrice Delvaux, ancienne rédactrice en chef du Soir qui a été un peu poussée sur le côté, s’égosiller dans une émission de la RTBF, à propos de mon rapport sur l’attaque aux gaz : « Il n’est pas journaliste. C’est un témoin, mais pas un journaliste ; il n’a pas l’expertise du journaliste professionnel et ne peut donc pas prétendre fournir ‘de l’information’. Quel est son ‘statut’ ? »
C’est l’éternel faux débat, bien sûr. Ma formation d’historien et mes études en sciences politiques m’ont armé, m’ont donné les outils nécessaires à appréhender les réalités des révoltes arabes ; ce ne sont pas seulement des titres. Des outils que ne possèdent pas nombres de journalistes. Je me demande ce qu’il en est des journalistes qui ont été assignés aux événements syriens, sans parfois même savoir le nom de la capitale du pays (ce n’est pas une blague ; j’avais rencontré en Turquie une journaliste française envoyée là par sa rédaction et qui ne savait pas que Damas était la capitale syrienne !).
Un des enquêteurs de la Commission de l’ONU sur les crimes de guerre en Syrie, devant laquelle j’ai témoigné à Genève, m’a dit, aussi : « Vos nombreux voyages sur le terrain et vos rencontres avec tous les acteurs du conflit vous assurent une expertise de facto… Vous êtes pour nous un expert de premier plan. »
Que devrais-je encore ajouter ?
Mais j’ai déjà consacré plusieurs pages, dans les deux ouvrages que j’ai publiés sur la Syrie, à démonter ces discours poujadistes et à expliquer, en détails, les travers structurels qui minent la presse… J’y ai aussi donné quelques exemples bien sentis de la « rigueur »… Humm… de « l’expertise journalistique »… Bref.
Pas de candeur, donc.
Par ailleurs, je n'ai jamais « changé d'avis » ; je tiens à le répéter, une fois encore… J'ai suivi de près et régulièrement (huit voyages sur le terrain en moins de deux ans !) l'évolution d'un phénomène qui est loin d'être statique. Mon analyse s'est ainsi conformée à l'évolution de la révolution syrienne et à ses phases successives. Si c’est ça, « changer d’avis »…
Le reste, à mon propos, « pro-Bashar, puis supporter de la révolution, puis à nouveau pro-Bashar… », c’est du storytelling de journalistes. Ils sont formés à ça !
Et, si on reprend ce que j’ai publié à chacun de mes retours de voyage en Syrie (mais aussi en Tunisie, en Egypte, au Yémen, en Libye…), on se rend compte que, à quelques détails près, j’avais vu juste sur tout, avec une guerre d’avance. Evidemment, j’étais sur place… Alain Gresh, un jour, m’avait dit : « Vous avez tort d’avoir raison tout seul. La presse, ça fonctionne comme ça : tout le monde dit la même chose ; si c’est une erreur, ce n’est pas grave car il n’y aura personne pour venir vous le reprocher, puisque tout le monde disait la même chose. Par contre, si vous êtes seul à avoir raison, vous allez vous faire démolir par tout le monde et, quand les événements vous donneront raison, il n’y aura personne pour venir vous repêcher et rappeler que, vous, vous aviez raison. » C’est ainsi… C’est parfois épuisant, décourageant, mais il faut faire avec cette réalité des choses…
Cela dit, je ne m'imaginais pas que des médias ayant pignon sur rue s'acharneraient sur quelqu'un qui rentre d'une telle mésaventure et de tant de souffrances endurées. Le jour même de mon retour, alors que venais de descendre de l’avion, épuisé !
C'est quand même dégueulasse !
FDC : Cette hostilité de certains médias, c’était principalement lié à votre témoignage selon lequel le régime de Bashar al-Assad n'était pas l'auteur de l'attaque chimique dans la banlieue de Damas. Allégation qui s'opposait à la propagande politico-médiatique du moment…
PPdP : Propagande… ou plutôt « doxa », comme je le disais… C’est différent ; c’est le principe selon lequel les médias dominants évitent de se contredire pour rester, disons, « crédibles »… Se forme ainsi, par définition, un courant d’opinion relativement homogène, pas nécessairement en phase avec la réalité, mais admis par tous et auquel il est très difficile de déroger…
Mais vous avez raison ; je crois effectivement que c'était principalement lié à cela…
« Si tu n’avais pas lâché cette info, si tu t’étais tu, comme ton ami italien, tu serais rentré en héros national », m’a glissé à l’oreille un copain journaliste…
Ce fut assez évident en ce qui concerne les médias français, mais qui, eux, l'ont joué « soft ». Ils n'ont pas attaqué ma personne, ils ont relaté la fin de ma captivité, ma libération, mais ont quasiment passé sous silence l'affaire du gaz… Dès les premières minutes de mon arrivée matinale en Belgique, j'avais pourtant été contacté par France 2, Canal +, TF1, etc. Pour une interview en plateau, des directs. Mais, dans la journée, après mes déclarations sur le gaz sur les chaînes de télévision belges, ces médias français se sont tous décommandés... Maintenant, depuis que François Hollande a changé de position en suivant bien gentiment le « revirement » nord-américain (l’annulation de frappes militaires avec une « porte de sortie » sur les armes chimiques mises sous contrôle russe et Onusien), les médias français reprennent soudain contact avec moi. Je ne suis plus un danger...
C'est amusant, tout ça...
FDC : Revenons à « nos » médias : vous êtes scandalisé par le reportage de la RTBF vous concernant au JT de 13h, mais qu’en est-il de votre passage sur RTL-TVI ?
PPdP : RTL a été plus sympathique avec moi. Ils ont respecté la souffrance de l’homme et leur reportage a été axé sur cette question-là. On a évidemment évoqué la question d'al-Ghouta et du gaz. Mais il n’y a pas eu de reportage flingueur. Ils avaient rencontré mes collègues, mes étudiants, et ils ont montré qu’il y avait beaucoup d’empathie autour de moi. J’en profite pour remercier RTL-TVI dont le JT, peut-être, est en train de devenir le bulletin d’information de référence, comparé à celui de la RTBF qui tombe dans le caniveau...
Au départ, il n'était pas prévu que je passe sur le plateau de la télévision de service public… Je devais rencontrer Françoise Wallemacq et Eddy Caekelberghs pour l’émission radio Face à l’info (La Première). Puis, on m’a dit : « Puisque vous êtes là : passez sur le plateau du JT ». Je pensais qu’on allait simplement parler de la Syrie, de la souffrance de ces gens, de la souffrance que nous avions endurée… Pas du tout ! Ils ont attaqué avec ce pamphlet audio-visuel complètement dément où l'objectif était de me descendre, en affirmant notamment que je n’avais aucune cohérence ; que, sur certaines chaînes, j’avais dit que j’avais été torturé par les services secrets à Homs en 2012. Puis, que, sur d’autres plateaux, j’avais dit que je n’avais pas été torturé. En fait, ils ont repris partiellement un extrait de la chaîne parlementaire européenne où j’avais précisément dit que : « Je ne pouvais pas dire que j’avais été torturé en comparaison de ce qu’avaient souffert les Syriens co-détenus avec moi ». Eux étaient véritablement massacrés en sortant de là. Oui, on m’a passé l’électricité, on m’a tabassé, j’ai été torturé mais beaucoup moins que les Syriens qui étaient avec moi… C’est clairement ce que je disais.
Bref, ce n’était pas du journalisme ! C’était un montage absolument honteux, malsain et scandaleux. Déontologiquement, l'auteur de cette chose, un certain François Mazure, si je ne m'abuse, aurait dû être viré pour ça !
C’est de l’anti-journalisme, de la manipulation ! Professionnellement, c’est infâme : ça n’a pas de nom. J’ai vraiment été piégé. Quand je suis sorti du studio, les journalistes de la radio qui m’attendaient et avaient tout vu et entendu étaient blêmes…
FDC : Vous parlez de Françoise Wallemacq et d'Eddy Caekelberghs ?
PPdP : Pas seulement. D’autres étaient là aussi. Je ne vais pas dire qui a dit quoi. Mais l'un d'eux a déclaré : « Rassurez-vous : nous n’avons pas la même déontologie en radio qu’en télévision ! »
FDC : Quelles sont aujourd'hui vos relations avec notre confrère Domenico Quirico ? Car il y a bien eu contradiction dans vos sorties publiques ?
PPdP : La presse doit absolument revoir ses méthodes de travail… ou ses objectifs.
Il est vrai que La Stampa a publié des choses qui ne sont pas très claires. Lorsque j’ai annoncé qu'Assad n’était pas le responsable de l’attaque au gaz à al-Ghouta, La Stampa a fait dire à Domenico que c'était de la folie de conclure (« È folia » en italien) que ce n’était pas Assad qui avait utilisé le gaz à al-Ghouta. Cela a été traduit en français par : « Il est fou de dire que… » et compris par certains journalistes comme : « Domenico Quirico disait que Pierre Piccinin da Prata était fou de dire que… ». Et ça été écrit comme ça dans certains journaux.
Alors, depuis, Domenico a été interviewé par Le Soir Magazine et a remis les choses au point. Pour des raisons qui le regardent et que je ne veux pas expliquer en son nom, Domenico a préféré être « très prudent ». Entre parenthèses : il y a encore des otages italiens en Syrie pour lesquels le gouvernement italien négocie actuellement. Donc, il a préféré se montrer très prudent dans ce qu’il disait aux journaux.
En outre, quand le directeur de La Stampa a vu les réactions hostiles que suscitaient mon témoignage, il a, disons, « renoncé » à cette information… Bref.
Là où Domenico a peut-être commis une erreur, dans le feu du moment, c’est qu’il aurait dû me contacter avant de prendre ouvertement cette position. Je ne peux pas dire que je lui en veux vraiment. Je peux le comprendre...
FDC : Vous êtes-vous concertés avant votre retour sur ce que vous alliez dire
PPdP : Oui, bien évidemment. Nous étions d’accord de dévoiler cette information parce qu’elle était vraiment importante. Surtout parce qu’on était dans un contexte de discussions sur l’éventualité de frappes militaires. Donc, nous ne pouvions pas garder ça pour nous ; c’eût été indécent que de me taire !
Mais sur le contenu exact de notre information, on avait décidé d'attendre quelques jours pour voir avec nos rédactions respectives comment annoncer cela. Lui, avec La Stampa, moi, avec un média belge de mon choix. Et sortir l’info ensemble. Pour les raisons évoquées, La Stampa a préféré ne pas « mettre le paquet » là-dessus. De mon côté, j’ai sorti les choses seul sans savoir que - ça été fait dans la précipitation - Domenico allait, lui, choisir cette voie-là.
C’est ainsi que certains médias ont joué - c'était du pain-béni pour eux ! - sur « le désaccord » entre otages.
FDC : Selon vous, c’était une volonté délibérée de certains journalistes de faire des raccourcis ineptes ? Il suffisait de traduire correctement La Stampa pour voir qu’il n’y avait pas de contradiction entre vous
PPdP : Oui. Domenico a ensuite confirmé dans Le Soir Magazine que ce que j’avais dit était vrai ; que la conversation que nous avons entendue, et que j’avais partiellement dévoilée, était vraie. A partir du moment où ce que j’ai entendu est confirmé, on ne peut que conclure qu’Assad n’est pas responsable de l’attaque d'Al-Ghouta. Ou alors ça devient de la fantasmagorie journalistique. Je ne vois pas comment on peut arriver à une conclusion différente.
On avait là un général de l’ASL que nous connaissions bien. C'était un proche collaborateur d'Ammar Bouqai, très connu des spécialistes de la Syrie, un des fondateurs et chefs d’al-Farouk. C’est lui qui avait commandité notre enlèvement et c’est lui qui nous a personnellement confié à ce général de l’ASL pendant les trois jours que nous avons passés dans ce centre de commandement, commun à l’ASL et à al-Farouk.
Certains journalistes m’ont dit : « Oui, mais vous ne pensez pas que c’était des gens de Bashar qui vous ont infiltrés, qui vous ont monté un coup pour vous faire croire que… »
C’est « ri-di-cu-le » !
Ce type est un général, un des grands pontes de l’ASL à Bab al-Hawa. Et il était en contact permanent et direct, dans le cadre de notre enlèvement, avec Ammar Bouqai. Et Ammar Bouqai, il ne fait pas de cadeau ! S’il avait eu le quart du tiers d’un soupçon que c’était un type de Bashar, le gars se serait retrouvé, dans les dix minutes, avec la tête sur une pique au milieu de la place publique ...
Quant à l’autre officier, c’était un second d’Ammar Bouqai ; il était membre d’al-Farouk.
Ces deux hommes s’entretenaient ensemble avec un troisième personnage. Celui que j’ai appelé « l’Oxfordien » à cause de son accent britannique parfait quand il s’exprimait par Skype.
Il est impossible que cela ait été un coup monté ; ou alors, des rebelles - véritablement parties de la rébellion, pas des infiltrés - voulaient nous faire croire que c’étaient eux qui avaient mené l’attaque à al-Ghouta. Mais là, on entrerait dans un roman de Kafka auquel je ne comprendrais plus rien.
FDC : Comment voyez-vous l’évolution de la situation syrienne ?
PPdP : L’hypothèse que j’ai toujours défendue sur la Syrie, c’est que l’Occident n’a jamais voulu intervenir.
Bon… La France a eu dans le printemps arabe un rôle très lié au Qatar. C’était vrai et on l’a souvent expliqué, par les relations particulières, individuelles et personnelles que Nicolas Sarkozy entretenait avec l’Emir du Qatar. Rappelons-le, Sarkozy avait la majorité à l’Assemblée nationale à l'époque et faisait ce qu’il voulait en France -comme l’Emir du Qatar chez lui ; ou presque. François Hollande a repris exactement la même politique vis-à-vis du Qatar. Et fait aussi ce qu’il veut puisqu’il a également la majorité à l’Assemblée.
Au-delà des relations personnelles, on n’avait pas vu à quel point le Qatar commençait à investir en France. En fonction de la crise économique actuelle, les millions de pétro et gazo-dollars du Qatar sont les bienvenus : Hollande l’a parfaitement compris. Donc, la France a un rôle un peu particulier dans un contexte où le Qatar, c’est clair, veut faire tomber le gouvernement de Bashar al-Assad.
Par contre, pour les puissances occidentales comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, la question est plutôt d’affaiblir au maximum cet allié de la Russie. Parce qu’on est toujours dans un contexte de guerre froide même si ça ne s’appelle plus ainsi. On l’a bien vu en Géorgie, en Ukraine, etc. Nous restons dans un contexte de guerre d’influence sur l’Europe Centrale et l’Asie Centrale, entre Washington et Moscou.
Donc, affaiblir le régime, oui, mais ne pas prendre le risque de laisser le pays tomber aux mains, d'abord, de démocrates. Des démocrates de l’Armée libre qui n’auraient plus une politique aussi conciliante envers Israël et la question palestinienne.
Ensuite, a fortiori maintenant, on ne peut pas laisser tomber ce pays entre les mains des djihadistes.
FDC : Les Etats-Unis ont tout de même soutenu la rébellion syrienne depuis le début !
PPdP : Pas les djihadistes, pas Jabhet al-Nosra, Liwa al-Towheed, Liwa al-Fatah, Liwa Al-Islam, etc. Tous ces mouvements, presque tous ultra-radicaux, n’ont pas été soutenus par les Etats-Unis. Pour avoir été plusieurs fois présent à l’intérieur de ces mouvements, je peux le dire. Au moment où je me trouvais à Alep, par exemple, j’avais passé plusieurs jours et même plusieurs semaines en compagnie de commandants de Jabhet al-Nosra.
FDC : Disons que le conflit oppose, d’une part, les soutiens au régime et, d’autre part, ceux qui soutiennent les rebelles. Pour l’opinion publique, les Etats-Unis soutiennent simplement les rebelles…
PPdP : En effet, je pense qu’il faut être très clair là-dessus. C’est très complexe, la Syrie, et c’est peut-être pour ça que ça n’intéresse pas tellement le grand public, parce que c’est trop compliqué à comprendre : ça demande trop d’investissement en temps pour s’informer correctement et comprendre les subtilités du conflit.
La Tunisie, c’était plus simple et plus « smart » ; ça l’est moins aujourd’hui (rire). Mon bouquin sur la Tunisie, une série d’entretiens avec le président Marzouki, sortira à la fin de l’année...
FDC : Pour vous, l’Occident n’a donc jamais souhaité intervenir dans le conflit ?
PPdP : Je crois que les Etats-Unis sont intervenus avec de la logistique, des choses comme ça. Ils ont permis l’apport d’un certain armement conventionnel, vraiment peu performant. Mais leur but n’a jamais été de faire tomber le régime syrien. Non, effectivement.
FDC : Juste après la proposition russe sur les armes chimiques, très vite, Obama a annoncé qu’il fallait absolument discuter avec Téhéran. Et Netanyahu répliquait qu’Israël pourrait attaquer, seul, l’Iran...
PPdP : L’affaire iranienne, c’est lié à la Syrie, mais c'est aussi autre chose…
En fait, il y a eu des élections en Iran. Alors ça, on les a suivies sur al-Jazeera !
En fait, rappelez-vous que les Etats-Unis, il y a des années de cela, avaient déjà commencé une ouverture diplomatique franche et large avec Khatami…
En Iran, si vous voulez, vous avez deux camps qui s’affrontent et on n’est pas du tout dans les clivages occidentaux…
Vous avez les « conservateurs de gauche » et les « progressistes de droite ».
A savoir, les conservateurs sur le plan religieux ; c’est Ahmadinejad, c’est sa tendance. Parallèlement, ils sont de gauche, sur le plan social. L’électorat d’Ahmadinejad, ce sont les campagnes pauvres et les banlieues pauvres des villes.
Et puis, on a les réformateurs de droite ou les « progressistes » de droite ; progressistes sur le plan sociétal, mais qui, sur le plan économique, sont terriblement à droite ; prêts à privatiser les ressources pétrolières du pays qui financent la sécurité sociale assez performante en Iran.
Donc, Mohammad Khatami était plutôt ami avec les Etats-Unis, car prêt à en finir avec cette guerre qui date de 1979 : en finir avec la révolution et permettre l’ouverture aux sociétés américaines dans les champs pétroliers iraniens.
Opposé à tout cela, Mahmoud Ahmadinejad était devenu la bête noire de Washington ; c'était la grande haine mutuelle, avec les USA.
Maintenant, avec l’élection de Rohani, avec le retour des progressistes de droite, les Etats-Unis ont l’opportunité de reprendre les négociations là où ils les avaient laissées avec Khatami.
C'est pourquoi je pense qu’on est dans « autre chose » que la crise syrienne.
FDC : Concrètement, que faites-vous depuis votre retour ?
PPdP : Je suis en contact régulier avec Domenico : on est en train d’écrire un ouvrage. C’est une catharsis formidable…
Le printemps arabe, je connais. Les terrains de guerre, je connais. Mon premier poste, il y a quinze ans, quand j’ai commencé ma carrière, c’était au Congo, après la rébellion de Laurent-Désiré Kabila contre Mobutu.
Cela fait longtemps que je vois des tripes à l’air.
Mais, cinq mois, confronté à différents groupes qu’on était censés soutenir… Brimé tous les jours ou presque, c’est autre chose... Même si je suis très fort -je crois pouvoir le dire-, je reviens meurtri…
Je dis souvent : « J’ai perdu Dieu, là-bas ! ». Je suis catholique et je défends ouvertement mon catholicisme. Mais j’ai perdu Dieu à un moment : Il est resté quelque part en Syrie. Avec une partie de mon humanisme. De mon amour pour l’être humain. Pas totalement, heureusement.
J’espère que je vais pouvoir le reconstruire, parce que je suis très mal à l’aise par rapport à ça.
Même si j’ai pu commettre des erreurs, tout mon combat, finalement, à contre-courant, a toujours été pour la justice, la vérité et l’humanisme. Et là, je ressens un malaise par rapport à ce que j’ai découvert au fond de l’âme de ceux qui nous détenaient, mais aussi au fond de mon âme. J’ai découvert la haine, j’ai découvert l’envie de tuer, j’ai découvert des choses absolument terribles et tout ça me met très mal à l’aise…
Ce qui me fait beaucoup souffrir, c’est ma famille, ce sont mes parents.
Dans les premiers temps, mon père a pleuré presque tous les jours après mon retour. Le contrecoup de cette crise de cinq mois. C’est un homme de 75 ans. Et ma famille a été dans la souffrance la plus terrible, au quotidien, pendant cinq mois. Ils sont marqués…
Donc, ce livre va être une catharsis formidable. Pouvoir remettre tout ça à plat, le faire lire à mes parents, pouvoir en finir avec cette expérience.
Pour le moment, je n’ai pas encore repris mes cours. Je les reprendrai le 15 octobre.
FDC : Vous avez l’impression d’avoir perdu une partie de votre humanité en Syrie. Avez-vous perdu un peu de votre « belgitude » ?
PPdP : Franchement, oui. Je répète ce que m’a dit ce diplomate italien : « Si tu n’avais pas été avec Domenico, tu serais toujours là-bas… »
J’ai un grand respect pour la Belgique, même si j’ai toujours valorisé mes origines italiennes, parce qu’il y a l’histoire séculaire de ma famille…
Mes ancêtres étaient aux Croisades, c’est le côté familial italien, historique. Une très belle histoire qu’il n’y a pas du côté belge. C’est également celle de mon grand-père, qui était socialiste. Une autre partie de l’histoire de ma famille… Il a quitté l’Italie en 1927 quand les répressions, sous Mussolini, contre les socialistes, étaient de plus en plus violentes. C’est l’histoire de mon arrière grand-père italien, aussi, le père de ma grand-mère, qui, lui, était communiste. Il a été vraiment dégoûté par cette guerre impérialiste de 1918 et a ensuite participé au coup de force avec les Spartakistes, en Allemagne. Puis, il est venu se réfugier en Belgique. Il y a rencontré mon grand-père : il lui a donné sa fille en mariage. C’est la Belgique qui leur a donné asile et leur a sauvé la vie. Donc, oui, c’est une terre d’accueil, une terre d’exil.
Hélas –je vais être très sévère- elle reste avant tout cette terre que Léopold Ier lui-même qualifiait de « pays de petits bourgeois bornés en sabots, de commerçants qui pensent d’abord à leur bourse avant de penser à la grandeur de leur Etat ».
Lien(s) utile(s) : Femmesdechambre.be
* Le contenu de cette interview sans concession a été reproduit par La Dernière Heure (La Belgique m'a abandonné, 10 octobre 2013). En dépit de la gravité des faits dénoncés, aucun autre médias belge n'y a fait écho.
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