Quelques photographies de la série Nord plage de Jean – Luc de Laguarigue viennent d’être exposées à Fort – de – France, Martinique en attendant la présentation de l’ensemble des images programmée pour début 2014. L’auteur de Nord Plage répond aux questions de l’Aica Caraïbe du Sud
Jean – Luc de Laguarigue
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Comment vit et travaille un artiste photographe dans une région où ni la diffusion ni le marché de la photographie ne sont structurés ? Quelles sont les conséquences sur sa création ?
Cette question ne me semble pas propre à un statut de région, même si l’histoire et l’insularité viennent ajouter à la difficulté. Quand on regarde les choses de près, on se rend compte que très peu d’artistes vivent de leur création. C’est sans doute la raison pour laquelle beaucoup de plasticiens acceptent un poste d’enseignant ou s’occupent d’ateliers de formation artistique. Chacun essaie de trouver ses propres solutions. La photographie est ambivalente de ce point de vue. Elle offre plusieurs applications, qui vont de la « prestation de service » à l’utilisation plasticienne. Pendant de longues années, j’ai répondu à un statut de prestataire pour, comme on dit, « mettre le pain sur la table ». Toutefois, j’ai toujours essayé de préserver du temps pour la réalisation de mes travaux personnels, bien que cela tienne souvent de l’équilibriste. Mais c’est un choix de vie que j’assume.
J’ai su très tôt que je voulais être photographe ; le parcours a été sinueux et difficile. C’est à l’âge de 37 ans que j’ai pris la décision d’abandonner une vie « confortable » de cadre d’entreprise pour m’adonner entièrement à ma passion. C’est probablement une décision tardive, mais disons que je l’ai prise quand j’étais prêt. D’autre part, ces années de gestation m’ont été bénéfiques : pendant toute cette période, je ne cessais de me demander « être photographe, qu’est-ce que c’est ? », et pour tenter de trouver une réponse, je me suis énormément intéressé au travail des grands artistes. Je ne saurais déterminer ce que cette forme d’isolement a eu comme conséquence sur « ma création ». Ce que je peux dire, c’est qu’ ayant commencé l’aventure relativement tard, je savais que le temps m’était compté. Tout en produisant, j’étais moi-même en recherche. Ainsi, chaque fois que j’avais achevé un sujet, j’y trouvais le germe du suivant. J’étais pris par mon propre déroulement.
En fait, la difficulté majeure aujourd’hui est dans la représentation de ce travail et dans la manière dont il est perçu. Mais cette problématique ne m’est pas propre.
Jean – Luc de Laguarigue
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Le terme photographie recouvre et désigne une multiplicité de pratiques. Dans ce paysage artistique contemporain, comment définis-tu, où situes-tu ta démarche ?
Les étiquettes finissent par toujours vous enfermer dans une catégorie plus ou moins rassurante, valorisante ou dévalorisante. Elles sont également liées à « l’horreur du marché » et peuvent devenir un piège. Mais en vérité, personne n’y échappe totalement. On peut donc essayer de se définir tout en sachant que cette tentative sera réductrice.
Ma démarche se place sur plusieurs axes : c’est à la fois un travail sur la mémoire reconstituée comme moyen de connaissance, une recherche sur l’esthétique de l’image et son langage propre, ainsi qu’une projection qui s’inscrit dans le temps. Cette temporalité, je l’ai déclinée dans nombre de mes réalisations, si ce n’est dans toutes. Par ailleurs, j’ai toujours cru — ou pressenti — que le monde était à ma porte et que, plus on était spécifique, plus on pouvait atteindre l’universel ou la « diversalité », pour reprendre un terme de Glissant. C’est pourquoi je me suis attaché à travailler à la Martinique (« le lieu est incontournable ») et non pour un quelconque sentiment régionaliste.
Enfin, pour des raisons personnelles, ma démarche photographique est très liée à l’idée de rupture et de perte, de hasard et de mémoire. Ce qui, en fin de compte, nous ramène à la notion de temps.
Dans quelles circonstances as-tu visité le quartier Nord-Plage pour la première fois, et quelles ont été tes premières impressions ?
Je m’en souviens très bien, c’était en 1993. Les photos que j’ai prises alors sont totalement dénuées d’intérêt : aveuglé et subjugué par le sujet, je n’avais pas su prendre la moindre distance.
Pourtant le soir, en rentrant chez moi, j’ai écrit ceci dans mon journal : « j’y ai vu Henri Cartier-Bresson en Espagne ». Ce que j’avais ressenti à Nord-Plage m’avait fait penser à l’une de ses photographies réalisées en 1933 à Valence. Il s’agit d’un enfant marchant les bras écartés le long d’un mur taché. Mon projet est né ce jour-là.
Jean – Luc de Laguarigue
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Il semble que, pour cette série Nord-Plage, tu te concentres davantage sur le paysage, contrairement aux séries précédentes (Gens de Pays et Pays des imaginés) qui privilégient le portait.
Précisément. Il fallait que j’évacue cette persistance rétinienne, cette influence, que me laissait l’image de Cartier-Bresson. Je ne pouvais pas me retrouver dans une situation qui m’aurait conduit, volontairement ou non, à le copier de près ou de loin. Ça n’aurait aucun sens. Le temps, encore lui, de l’appropriation m’était donc nécessaire. Peu à peu, j’ai perçu la singularité du lieu, sa situation géographique particulière, son chemin de croix (au sens littéral et poétique), et la tragédie de la perte qu’il met en scène. Cela me ramenait à quelque chose de mon enfance. C’est certes un peu caricatural d’en parler ainsi, mais j’y ai vu un lieu sacré où le vivant ne pouvait être traité que par son dernier souffle — un lieu où l’absence s’incarnait magistralement. En outre, je ne voulais pas refaire sous une autre forme Gens de pays ou le Pays des imaginés.
Tu travailles sur ce projet Nord-Plage depuis douze ans me semble-t-il : combien de clichés as-tu réalisés et sur quels critères sélectionnes-tu les photos qui sont finalement exposées ?
Il m’est difficile de comptabiliser : il y a eu le moment de la découverte de Nord-Plage, celui de la préparation du film éponyme de José Hayot, celui du tournage lui-même et les dix années qui ont suivi, pendant lesquelles j’y suis retourné à de nombreuses reprises.
D’autre part, j’ai commencé ce projet en noir et blanc, mais je suis très vite passé à la couleur. Puis, cette aventure s’étalant dans le temps et devenant pour moi un véritable champ d’expérience, je l’ai poursuivie successivement en argentique au 35 mm, au moyen format et finalement, avec une chambre Cambo équipé d’un dos numérique.
J’ai construit ce projet à partir de quelques images que je trouvais intéressantes et que j’avais conservées comme point d’appui. Car le danger est aussi de s’imiter soi-même, de devenir redondant. La sélection, qui est bien évidemment subjective, doit être radicale et sans concession. Elle est aussi liée aux résonances qui se produisent entre les images. Le tout ne formant qu’une seule pièce, articulée autour d’une trentaine de photos.
Jean – Luc de Laguarigue
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À quelles étapes se situent tes interventions les plus importantes : au moment de la prise de vue ou lors du développement, cette « deuxième naissance » d’une image ? Lors du travail sur l’image à posteriori ? Ou encore dans la sélection finale des photos qui seront exposées ?
Il m’est impossible de hiérarchiser cela. Chaque étape a son importance. La prise de vue constitue en quelque sorte l’écriture de « la partition », qu’il faut ensuite jouer et interpréter.
Pour la série Pays des imaginés, tu parles d’appareillages photographiques où plusieurs images s’entrecroisent et se répondent. Peux-tu expliquer ce terme ? La série Nord-Plage semble, elle, techniquement plus simple, sans superposition ou imbrication.
Ce terme, les appareillages, et sa définition viennent de Guillaume Pigeard de Gurbert. Il l’a employé la première fois pour le projet « tout’moun ». Comme il le dit lui-même : « Cet appareillage d’images appartient spécifiquement à la photographie dans la mesure où il ne consiste pas à faire se succéder des images mais à les lier dans et par la simultanéité. La matrice temporelle de ces appareillages photographiques leur permet ensuite de créer éventuellement d’autres effets de temps ». Il s’agissait de m’essayer à une autre relation (succession, durée) puisque l’image appareillée est vue en même temps, avec des perspectives ou des champs différents. En plus du « Pays des imaginés », j’ai utilisé ce procédé pour « …the rest » car je trouvais qu’il soutenait mon propos. Mais je ne le crois pas utile pour Nord-Plage. On peut également considérer que l’image doit et peu se suffire à elle-même. Chacune a sa propre vie, bien que Nord-Plage forme un tout.
Jean – Luc de Laguarigue
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Tu explores plusieurs approches de la photographie : prises de vue, photomontages, expérimentation numérique générée par un effet de hasard et de passage du temps. Que t’apportent ces différentes procédures ?
Elles nourrissent ma réflexion sur la photographie. Ça ressemble à un engagement poétique. Mais tout cela est sans importance, il ne reste que l’expérience : seule compte la vérité intrinsèque de l’image, ce qu’elle porte dans son silence et dans sa forme. « Et tout le reste est littérature »…