Jacques de Callières (fin du XVIe siècle - 1697) écrit dans La Fortune des gens de qualité et des gentilshommes particuliers, enseignant l'art de vivre à la cour suivant les maximes de la politique et de la morale (Paris : E. Loyson, 1661) : « Ce n'est pas assez d'être savant de la Science du Collège, il y en a une autre qui nous enseigne comme il s'en faut servir. Celle-ci est une coureuse qui va de maisons en maisons, & qui ne parle ni Grec ni Latin, mais qui nous montre l'usage de tous les deux. On la trouve dans les Palais, on la rencontre chez les Princes & les grands Seigneurs, elle se fourre dans les Ruelles des Dames, elle se plaît parmi les gens de guerre, & ne méprise pas les Marchands, les Laboureurs, ni les Artisans. C'est elle qu'on appelle la Science du Monde, qui a pour guide les conversations, & l'expérience des choses. Elle rend le même office aux autres Sciences, que le lapidaire fait aux diamants bruts, quand il leur donne la beauté, l'éclat, & le prix par la polissure ; & en effet est-il rien de plus impertinent, qu'un homme du Quartier Saint Jacques, qui n'a jamais vu le Louvre, que de l'autre bord de la Seine ? À quoi lui sert son Grec & son Latin, qu'à le rendre ridicule parmi les honnêtes gens, & à faire avouer qu'il est plus ignorant dans la Science du monde, que les plus stupides ne le sont dans celle de l'Université ? Le Collège nous donne les premières notions des choses, il nous amasse des matières pour construire des beaux Palais ; mais c'est la Science du Monde qui nous en enseigne l’architecture, qui nous montre l'ordre & l'agencement de toutes ses parties, qui nous fait paraître habiles sans affecter la vanité d'être savants, qui polit nos discours & nos mœurs, qui nous rend discrets dans nos conversations, & agréables à tout le monde. Sans elle la Science devient barbare & mal plaisante ; & c'est la raison pourquoi les gens de peu, à qui la Nature a donné de l'Esprit, & le Collège des Lettres, ont une extrême peine à se dépayser; ils paraissent presque toujours ce qu'ils sont, parce qu'ils tiennent de la bassesse de leur nourriture, qui n'ayant aucun rapport avec celle des Gens de qualité, ne peut cacher sa différence naturelle. Le plus grand secret pour purger un Gentil-homme de cette ordure, est de le produire de bonne heure dans le monde, de lui prescrire des conversations choisies, de l'obliger à rendre devoirs aux personnes de Qualité, de lui faire observer jusqu’aux moindres choses qui regardent la bienséance, de lui donner une certaine hardiesse, sans impudence & fans orgueil dans toutes ses actions, le rendre civil sans bassesse, & complaisant sans flatterie, lui ordonner la conversation des Dames, & lui souffrir quelque intrigue avec elles. En vérité parmi l'ignorance de ce sexe les plus savants prennent souvent de très-utiles leçons ; il semble que la Nature ne l'ait pas fait seulement pour plaire, mais encore pour donner des règles au notre de se rendre agréable. La beauté a quelque chose d’impérieux qui nous rend sages & discrets, autant par habitude que par aucun discours de raison ; comme elle a droit de nous charmer, nous pensons avoir celui de lui plaire, Si la passion que nous sentons ne pouvant être satisfaite que par là, nous embrassons avec ardeur tous les moyens qui nous peuvent rendre aimables. Cette passion nous enseigne bien mieux que la Rhétorique, l'art de persuader nous découvre toutes les grâces de l'éloquence. Elle compose nos actions, elle règle nos pas, elle nous rend propres, elle nous ouvre l'esprit, ; le polit & l'éveille ; elle est utile quand elle ne va pas jusqu'à l'excès, elle ressemble à cette liqueur qui réjouit les honnêtes gens, & qui enivre la canaille. Aussi je ne la souffre qu'aux beaux esprits, qui la prennent comme un moyen de se perfectionner dans la Science du Monde, & non pas pour devenir vicieux. Les meilleures choses se corrompent par le mauvais usage ; c'est à nous de ne nous rendre pas coupables par notre modération. Notre condition serait pire que celle des bêtes, s'il nous fallait abstenir de tout ce qui porte péril avec soi ; le feu qui nous échauffe nous peut brûler ; l'air que nous respirons pour vivre, peut être corrompu ; & le vin qui nous désaltère & qui nous nourrit, nous peut enivrer ; Et pour cela serait-ce bien conclure que nous dussions être privés de l'usage du feu, de l'air & du vin ? Il est de nos passions comme de nos armes, elles servent à notre défense, quand elles nous obéissent ; mais elles font un effet tout contraire aussitôt qu'elles passent entre celles de nos ennemis. Nous nous les figurons comme des Monstres, faute de les connaître, leur force ne vient que de la faiblesse de notre raison ; laissons lui la liberté de les examiner, elle en deviendra maîtresse avec peu d'effort ; c'est pour lors qu'elle les destinera à de bons usages, & que l'Amour même tout dangereux qu'il est, cessera d'être criminel. Les plus grands Capitaines anciens & modernes ont trouvé moyen de l'ajuster avec leurs emplois, ils l'ont regardé comme une faible barrière qui ne pourrait arrêter le succès de leurs entreprises, ni le progrès de leur gloire. Les Savants l'ont suivi comme l’âme de la Nature, le lien de la société civile, le père des plaisirs & de la paix. Les dévots en ont fait une vertu nécessaire, & le principe de la charité qui les unit avec leur prochain ; & moi je le propose comme une lumière qui nous échauffant le cœur, nous éclaire l'esprit pour découvrir les beautés de cette Science du monde, que j'estime si nécessaire à un honnête homme. »
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