De la fin de l’histoire au plus méprisable des hommes

Publié le 19 décembre 2013 par Copeau @Contrepoints
Opinion

De la fin de l’histoire au plus méprisable des hommes

Publié Par Julien Gayrard, le 19 décembre 2013 dans Philosophie

De la fin de l’histoire, du dernier homme, de la démocratie… et des raisons qui ont pu conduire la France à mettre à la tête de son gouvernement le plus méprisable des hommes.

Par Julien Gayrard.

« Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même. Voici ! Je vous montre le dernier homme. »1

La fin de l’Histoire et la question des démocraties libérales

Au début des années 90, un universitaire américain défrayait la chronique en publiant un article intitulé La fin de l’histoire ? Dans ce court texte, Francis Fukuyama2 annonçait le triomphe nécessaire des démocraties libérales et l’achèvement de l’Histoire dont elles étaient l’expression. En ces années, la plupart des systèmes totalitaires, de droite comme de gauche, s’écroulaient tandis que le triomphe des démocraties révélaient, selon notre auteur, le « point final de l’évolution idéologique de l’humanité » et « la forme finale de l’Histoire », l’Histoire n’étant pas à prendre ici comme une succession d’événements mais comme un processus d’évolution dialectique, dans la lignée de la vision de l’immense philosophe allemand G.W.F. Hegel. Pour Hegel, en effet, la fin de l’Histoire se confondait avec l’avènement nécessaire de l’État libéral (tandis que Marx, autre penseur de l’Histoire, y verrait l’avènement ou voulait y voir la construction humaine de la société communiste). Et il n’y aurait alors plus de progrès possible dans le développement des institutions fondamentales.

Cette notion d’Histoire comme achèvement d’un processus dialectique a évidemment été attaquée de tout côté, la critique principale visant à rappeler que les processus sociaux et politiques n’étaient pas entièrement intelligibles et conceptualisables et que l’histoire se poursuivrait sans présenter jamais de fin ni même d’horizon téléologique.

Cette Histoire pouvait, selon notre auteur et dans la lignée de Hegel, se répéter dans ses balbutiements, ses errances et ses retours en arrière, mais finirait toujours, du moins d’un point de vue axiologique et dialectique, par prendre la forme d’une démocratie libérale. Et c’est à l’intérieur de cette clôture historiale répondant aux besoins naturels de l’homme, par le respect de l’individu, la protection de ses droits et l’assouvissement de ses besoins que prendrait à jamais place l’être humain. Pourtant, si le désir le plus profond de l’homme réside dans son besoin de reconnaissance, ce besoin de reconnaissance, s’il peut se fonder sur ce que met en œuvre la démocratie, ne pourra jamais se nourrir de cette dernière.

La revendication du Bien comme moyen de reconnaissance et comme nouveau principe identitaire

La vision historiale de la démocratie suspend donc l’homme à sa différence d’avec ce qu’il engendre : s’il peut construire une société capable d’assouvir ses besoins, celle-ci ne sera jamais capable de réaliser son essence, pour reprendre la terminologie hégélienne, cette essence résidant non pas (ou non pas seulement) dans un besoin de liberté, d’égalité, de fraternité, etc., mais dans une besoin de reconnaissance, ce besoin de reconnaissance l’invitant à son tour alors à se distinguer, distinction qui ne peut alors avoir lieu que dans la différenciation, différenciation entre moi et les autres.

Résumons-nous : l’histoire est une fabrique de la démocratie, cette démocratie une fabrique de l’identité, la reconnaissance de l’individu ne peut avoir lieu que dans la différence ; partant, l’individu ne peut donc – dans l’horizon historial de la démocratie et pour le dire en termes hégéliens – que revendiquer sa différence qu’au sein de cette identité, cette façon de s’affirmer comme différent dans cette identité sera – et c’est ce que Nietzsche appellera le règne des derniers hommes – vouloir cette identité comme sa volonté.

Ainsi, le besoin de reconnaissance pourra prendre, non pas la forme du Bien, mais celui de la revendication du Bien.

Et c’est là toute la nuance. Et ce à quoi nous assistons avec désolation.

Désolation de voir le triomphe des individus aux passions faibles développant la forme de reconnaissance la plus sournoise et la plus écœurante : je suis celui qui veux la liberté pour chacun, je suis celui qui veux l’égalité pour tous, je suis celui qui veux la fraternité pour le plus grand nombre – et je le suis. L’important n’étant plus ce que je revendique mais le fait que je le revendique. L’important n’étant plus ce que je veux mais le fait que je le veuille.

Voici venu le temps où chacun, prétextant l’universalité de sa vision du monde, ne revendique que son être et que cet être s’identifie désormais strictement avec son besoin de reconnaissance.

Des raisons qui ont pu conduire la France à mettre à la tête de son gouvernement le plus méprisable des hommes

 « À la question « Pourquoi vis-tu ? », ils répondraient tous vite et fièrement – « pour devenir un bon citoyen, un savant, un homme d’État » – et pourtant ils sont quelque chose qui ne pourra jamais devenir autre chose, et pourquoi sont-ils justement cela ? Hélas, et rien de mieux ? »3

Mais faisons-nous bien comprendre : la démocratie est aussi le fondement même sur lequel peut prendre appui le besoin de reconnaissance et son expression. Cette reconnaissance, dans une société démocratique ne pouvant se nier elle-même, trouve son expression dans certaines formes du communautarisme dont la forme la plus sournoise se nomme la politique du bien universel, seule moment d’une reconnaissance qui ne cède pas à son particularisme. Entrent alors en scène les derniers hommes, cherchant la distinction et la reconnaissance dans un « je veux (votre bonheur) » rampant, cette grande distinction au sein de l’identité démocratique.

Voilà donc qui peut donner une piste pour comprendre comment la France d’aujourd’hui, somme d’une démocratie – mais au sens d’une démocratie du Bien, du respect de l’individu, plutôt que de la reconnaissance de ses individus, et l’on sait combien ce terme de respect4 a cristallisé la vulgarité consensuelle de notre époque –, peut mettre à la tête de son gouvernement le plus méprisable des hommes. Et le comble de cet appareil étatique sans tête est que les membres qui l’habitent et que l’on nomme gouvernement sont à jamais incapables d’incarner et d’intégrer ce chapeau de la nation, faisant à jamais dans cette profession de foi visant leur reconnaissance et leur distinction d’entre les autres démocrates le fossoyeur des libertés individuelles qu’elle prétend défendre : « (Je veux) votre Bien » n’est plus qu’un « Je veux (votre bien) et je ne veux rien d’autre ».

  1. Fréderic Nietzsche, Ainsi Parlait Zarathoustra, Prophétie du dernier homme.
  2. Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, Paris, 1992 (2008).
  3. Frédéric Nietzsche, Troisième considération intempestive, « Schopenhauer Éducateur ».
  4. Voir à ce sujet ce qu’en dit, Alain Finkielkraut dans son Identité malheureuse, Stock, Paris, 2013.
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