Toujours à propos de "l’aide à mourir" et de la volonté de l’Élysée de légiférer sur l’euthanasie et le suicide
assisté, quelques éléments de réflexion.
J’avais longuement évoqué ce sujet très délicat de la fin de vie, l’accompagnement des mourants, l’euthanasie
et le suicide assisté dans une série d’articles en janvier 2011 ainsi que lors de la parution de divers
rapports sur le sujet, mais il me paraît utile de revenir sur le fond dans ce nouveau contexte où le gouvernement souhaite absolument légiférer dans un domaine, la mort, qui me paraît bien trop
intime et essentiel pour que cela se fasse à l’arraché comme pour le mariage gay (où les enjeux humains sont bien moindres).
Ce qui fait débat aujourd’hui
J’évacue un sujet qui est essentiel mais dont la quasi-unanimité est établie : la nécessité de renforcer
les structures pour permettre l’accès à tous des soins palliatifs. Je rappelle ce qu’ils recouvrent : ils recouvrent des soins qui n’ont pas pour objet le traitement d’une maladie (en
général parce qu’elle est incurable) mais qui accompagne le patient pour lui éviter au mieux la douleur. La douleur est une sensation très diversement ressentie par les personnes et il est très
difficile de la définir et surtout, d’en identifier l’amplitude auprès des malades, surtout s’ils ne sont plus en état de la décrire. Mieux on traitera la douleur, moins on cherchera à
mourir.
Il y a trois voies actuellement en débat sur ce sujet de la fin de vie, en dehors des soins palliatifs (qui,
eux, ne font pas débat, sauf sur le point budgétaire, puisqu’il faudra bien les financer).
La sédation terminale : certains peuvent aussi évoquer l’euthanasie passive. Il s’agit d’administrer au malade des substances qui soulagent la douleur au
maximum et qui, sans l’intention de tuer, peuvent précipiter la mort. Cette possibilité est déjà "offerte" par la loi Leonetti du 22 avril 2005. Peu de monde semble la connaître, y compris les médecins et autres personnels soignants, mais elle
permet justement une "fin apaisée". C’est d’ailleurs la révolution de cette loi, unanimement approuvée par la classe politique. Les soins n’ont pas pour objet de faire mourir mais peuvent
accélérer le processus.
L’euthanasie active : active pour la différencier de la sédation terminale. Au contraire de la précédente voie, il s’agit d’administrer au malade des
substances mortelles, dans l’intention donc de tuer. C’est réalisé selon la conscience des médecins sur demande éventuelle du malade (s’il est en état) ou de la famille. Elle se pratique
probablement en France malgré son illégalité.
Certains pourraient voir dans la différenciation de l’euthanasie active et de la sédation terminale une
hypocrisie, puisque les deux aboutissent à une mort accélérée. Mais ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est de la responsabilité.
Le professeur Didier Sicard avait expliqué la différence ainsi le 18 décembre 2012 : « La sédation, dès le début, est un geste d'accompagnement, de soin, qui est porteur de sa propre évidence, qui n'est pas programmé dans le temps, et qui va
entraîner la mort dans un ou deux jours. C'est radicalement différent de l'euthanasie, qui relève d'un processus bureaucratique, d'une date programmatoire et même cérémonielle. ».
Aucun cas soumis à la justice n’a entraîné de condamnation et même si les personnes impliquées ont subi un
éprouvant parcours judiciaire, cette interdiction oblige la responsabilisation d’un acte très grave, celui d’abréger la vie (et pas la souffrance). De plus, le travail des médecins n’est pas
d’abréger la vie.
Le suicide assisté : dans le cas où le malade est encore en assez bonne condition, c’est de lui permettre de se tuer lui-même (de se suicider) en lui
donnant les moyens de se suicider (substances létales etc.).
Le débat aujourd’hui se déroule autour de l’idée de légiférer sur l’euthanasie active et le suicide assisté.
Ceux qui sont favorables à l’un, l’autre ou les deux voies extrêmes se basent sur deux arguments, la dignité et la volonté personnelle.
La dignité humaine
Le premier argument est de vouloir mourir "dignement". J’avoue être profondément heurté par cet argument car
être malade, être en état très fragile, ce n’est pas être sorti de la dignité. Tout être humain est digne par sa propre existence, pas par son état. C’est refuser de voir la dignité humaine a
priori dans chaque homme.
Le seul apport valable qu’a apporté le panel des 18 citoyens de leurs quelques week-ends de réflexion, c’est
de formuler de manière très concise et excellente cette idée : « Ce n’est pas la pathologie qui fait l’identité. La dégradation du corps
n’enlève rien à l’identité humaine ni à la dignité. ».
Pour moi, cette idée de dignité est un fondement essentiel du vivre ensemble. Considérer qu’on perdra sa dignité humaine parce qu’on sera malade,
c’est la refuser à ceux qui, malades, essaient de vivre quand même. C’est dénier aux autres malades leur propre dignité. Pour tout dire, cela me fait frémir… car je n’ose en imaginer les
conséquences quand les digues de l’euthanasie seront ouvertes.
La volonté personnelle
L’argument est bien plus solide que la dignité : il paraît logique de laisser à chacun la solution qu’il souhaite. La volonté personnelle, dans
un contexte si intime, paraît en effet une raison qui devrait l’emporter sur toutes.
C’est d’ailleurs l’idée des "directives anticipées" prévues par la loi Leonetti du 22 avril 2005 : permettre à chacun, pendant qu’il est encore
capable de le faire, de dire ce qu’on "fera de lui" en cas d’extrêmes souffrances et de la maladie incurable.
Le problème, c’est que c’est justement quand on est bien portant qu’on serait le plus susceptible d’exprimer cette volonté pour la fin de sa vie. Mais
avez-vous remarqué que ce n’est pas aussi simple que cela quand on est gravement malade ?
La personne gravement malade va subir un certain nombre d’étapes psychologiques très différentes, des périodes d’indifférence et de déni peut-être,
mais surtout, des périodes de combat et d’espoir, puis, des périodes de désespoir et d’abandon.
L’argument de permettre l’euthanasie active et le suicide assisté sur la seule volonté individuelle, considérant en plus que cette volonté est
clairement et sincèrement exprimée (ce qui pose un vrai problème pratique par ailleurs), c’est considérer que la volonté ne varie pas, reste un invariant, tant durant la maladie que même, plus
largement, durant l’existence. C’est considérer qu’on est dans le même état d’esprit bien portant que mourant. C’est refuser une évolution, c’est refuser des changements rapides d’humeur, de
vision sur soi-même et sur les autres.
L’argument basé sur la volonté personnelle n’est donc qu’un argument très théorique qui ne prend pas en compte les soubresauts de l’humain en
situation. La réalité humaine est un petit plus subtile. Le rapport de Jean Leonetti du 28 novembre 2008 a montré en effet que
le désarroi dans lequel se trouve la personne en fin de vie renforce les fluctuations de sa volonté et rend dépassée toute déclaration d’intention antérieure.
De plus, rappelons quand même que lorsque les sondages sont réalisés, environ 100% des sondés sont bien portants et ne sont confrontés, au "mieux"
(pour la pertinence du sondage) qu’aux cas de leur environnement proche mais certainement pas à leur propre cas.
Et si les conditions…
Si le législateur envisageait de légiférer sur l’euthanasie active ou le suicide assisté, il devrait y
définir un certain nombre de définitions contraignantes pour éviter les abus. Car il faudrait bien distinguer cette "aide à mourir" du meurtre (voire assassinat, puisqu’il y aurait préméditation)
ou de l’incitation au suicide (là aussi punie heureusement par la loi, jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende, art. 223-13 du Code pénal).
Je passe rapidement sur le fait qu’il est tout de même étrange de vouloir d’un côté essayer de lutter contre
le suicide (dont l’ampleur, notamment chez les jeunes et chez les sexagénaires, est affolante) et autoriser l’assistance au suicide dans des conditions qui, de toutes façons, seraient
contournées.
Car c’est là le problème : quelles que soient les conditions que le législateur imposerait, elles
seraient contournées. L’expérience des législations étrangères en la matière le montre largement.
Rappelons quelques faits.
Les abus avec l’euthanasie active
J’expliquais cet été (le 2 juillet 2013) que le nombre
d’euthanasies pratiquées en Belgique (loi du 28 mai 2002) a triplé entre 2006 et 2011. En 2012, elles représentent 2% des décès. Aux Pays-Bas (loi du 12 avril 2001), le nombre d’euthanasies est
en train de progresser chaque année de près de 20% (18% entre 2010 et 2011), un rythme qui était de 13% en 2009. Une douzaine de cas de démences avaient été signalés en 2009 (alors que le
consentement éclairé devait être acquis). Le Luxembourg a suivi la législation de ses deux voisins du Benelux le 16 mars 2009.
Le consensus aux Pays-Bas est rompu depuis plusieurs années. En effet, de nombreux médecins allemands
évoquent l’installation de personnes âgées néerlandaises sur territoire allemand (notamment en Rhénanie du Nord Westphalie) « qui craignent que leur
entourage ne profite de leur vulnérabilité pour abréger leur vie ». Cette rupture de confiance montre qu’il y a crainte de dérapage.
Par ailleurs, les malades réclament nettement moins l’euthanasie s’ils sont soignés dans des centres de soins
palliatifs (seulement 10% de demandes en Belgique en 2010-2011, au lieu de 50% auprès de médecins généralistes ou 40% auprès de médecins spécialistes).
Toujours en Belgique, même si ce sont des cas très exceptionnels, il faut aussi savoir que les prélèvements
d’organes sont possibles sur des personnes décédées par euthanasie. On peut imaginer les abus que cela pourrait entraîner ultérieurement.
Accroissant le domaine d’application de la loi antérieure, le Sénat belge vient de voter le 12 décembre 2013
une proposition de loi étendant aux enfants (sans condition d’âge !) la dépénalisation de l’euthanasie sous réserve d’un accord parental. Le texte doit ensuite être discuté par la Chambre
des représentants mais peut-être après les élections législatives qui auront lieu le 25 mai 2014. L’association Euthanasie Stop n’a pas hésité à dire : « Une nouvelle forme de barbarie est en marche, et à grande vitesse. ». L’euthanasie des enfants de 12 ans et plus est déjà légale aux Pays-Bas (et
cinq cas y ont été officiellement recensés).
Les abus avec le suicide assisté
La Suisse ne punit l’aide au suicide qu’en cas de motif "égoïste", ce qui a conduit certaines associations à
prospérer sur le marché très juteux de la mort autorisée. Chaque aide au suicide est facturée 6 600 euros. Un ancien dirigeant d’une de ces associations a même reconnu qu’il avait pratiqué
des euthanasies actives (interdite en Suisse) en guise de suicide assisté pour un couple malade de diabète et d’épilepsie et pour un frère et une sœur atteints de schizophrénie et orphelins.
Beaucoup de malades psychiques ont également été "suicidés avec assistance" de cette manière. Le suicide est très rapide : il se déroule moins de quatre heures entre la première démarche du
malade et sa mort effective, parfois dans des conditions terribles (étouffé dans un parking public). 20% des suicides en Suisse proviennent du suicide assisté et les statistiques ne cessent de
grimper.
Auditionnée le 7 octobre 2008, la Ministre de la Justice de l’époque, Rachida Dati, expliquait ainsi la complexité du sujet : « Y a-t-il si loin du "tu
me demandes des médicaments pour t’aider à en finir, je vais te les donner" au "tu souffres tellement ! Si tu veux, je peux te fournir des médicaments…" ? Les dérives seront donc
inévitables si on légalise ce droit au suicide, d’autant que de plus en plus de personnes meurent seules : ne faut-il pas les protéger contre les incitations déguisées de "proches" qui
n’arrivent souvent qu’à la toute fin de vie ? Le Ministère de la Justice est bien placé pour savoir que l’assistance peut tourner à la provocation, à l’incitation déguisée. C’est en revanche
compliqué à démontrer. ».
L’an dernier (le 19 décembre 2012), j’avais également cité
le rapport Leonetti à propos du suicide assisté : « À [la] fragilisation de la volonté de la personne risque de s’ajouter une fragilisation de
la détermination de son entourage. En effet, une telle obligation "morale" peut également gagner insidieusement le corps social. Selon Marie-Hélène Boucand [coordinatrice médicale de
l’Association française des syndromes d’Ehlers-Danlos], lorsque la souffrance éprouvée par le malade en vient à désespérer son entourage ou l’institution
qui le prend en charge, (…) le "je n’en peux plus" devient (…) pour le malade et pour ceux qui l’entourent, le "c’est insupportable", la seule issue logique pour la personne souffrante étant
alors de disparaître. C’est même un choix qui pourrait progressivement s’imposer à l’entourage et à la société qui, sous couvert de l’argument ambigu de la compassion, en viendraient ainsi à
accepter ou à proposer de supprimer la personne pour supprimer sa souffrance, tentation qui permettrait à tous de ne plus avoir affaire avec la souffrance et le souffrant. ».
La sagesse, seul critère pour évoquer la mort
Le 25 juin 1999 (lors de sa 24e séance), par sa recommandation 1418, l’Assemblée parlementaire du
Conseil de l’Europe avait vivement critiqué cette évolution en faveur de la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté en encourageant ses membres « à respecter et à protéger la dignité des malades incurables et des mourants (…) en maintenant l’interdiction absolue de mettre intentionnellement fin à la
vie des malades incurables et des mourants ».
Plus récemment, le 25 janvier 2012 (lors de sa 6e séance), par sa recommandation 1858, cette même
instance proclamait avec force : « L’euthanasie, dans le sens de l’usage de procédés par action ou par omission permettant de provoquer
intentionnellement la mort d’une personne dépendante dans l’intérêt alléguée de celle-ci, doit toujours être interdite. ».
Par ailleurs, l’Association médicale mondiale (WMA, fondée le 17 septembre 1947, regroupant 102 associations
médicales nationales et plus de dix millions de membres et dont le siège est à Ferney-Voltaire) avait adopté en octobre 1987, lors de sa 39e assemblée générale à Madrid, une
déclaration sur l’euthanasie réaffirmée en mai 2005 lors de la 170e session du conseil à Divonne-les-Bains : « L’euthanasie,
c’est-à-dire mettre fin à la vie d’un patient par un acte délibéré, même à sa demande ou à celle de ses proches, est contraire à l’éthique. Cela n’interdit pas au médecin de respecter la volonté
du patient, de laisser le processus naturel de la mort suivre son cours dans la phase terminale de la maladie. ».
Cette même instance avait aussi adopté en septembre 1992, lors de sa 44e assemblée générale à
Marbella, une résolution sur le suicide assisté : « Le suicide médicalement assisté est, comme l’euthanasie, contraire à l’éthique et doit être
condamné par la profession médicale. Le médecin qui, de manière intentionnelle et délibérée, aide un individu à mettre fin à sa propre vie, agit contrairement à l’éthique. Cependant, le droit de
rejeter un traitement médical est un droit fondamental pour le patient et le médecin n’agit pas contrairement à l’éthique même si le respect e ce souhait entraîne la mort du
patient. ».
La même résolution avait aussi réaffirmé l’opposition à l’euthanasie : « L’Association médicale mondiale réaffirme sa conviction profonde selon laquelle l’euthanasie est contraire aux principes éthiques fondamentaux de la pratique
médicale. [Elle] exhorte les associations médicales et les médecins à s’abstenir de participer à la pratique de l’euthanasie, même lorsque la législation nationale l’autorise ou la dépénalise
dans certaines conditions. ».
L’avis formulé le 16 décembre 2013 par le panel de 18 citoyens choisis par l’IFOP va cependant servir de
matière pour que le Comité d’éthique puisse formuler un nouvel avis (pourtant déjà émis cet été mais avec une nouvelle composition de ses membres, plus proche du Parti socialiste).
Dans l’avis n°121, le Comité d’éthique avait affirmé : « Déplacer la frontière de l’interdit ne supprimerait pas cette frontière : quelle que soit la limite, il existera toujours des situations limites qui la
rencontreront et qui l’interrogeront ».
Le président du Comité d’éthique Jean-Claude Ameisen (immunologue de renom) avait eu ces mots très sages le
1er juillet 2013, lors de la remise de cet avis : « Le maintien de l’interdiction faite aux médecins de provoquer délibérément la
mort protège les personnes en fin de vie (…). Il serait dangereux pour la société que les médecins puissent participer à donner la mort. ».
Espérons que ses nouveaux collègues du Comité d’éthique le suivent dans ce qui est une évidence de la
vie : la mort ne se décrète pas.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (18 décembre
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Suicide assisté à cause de 18 citoyens ?
L’avis des 18 citoyens désignés par l’IFOP
sur la fin de vie publié le 16 décembre 2013 (à télécharger).
Le Comité d’éthique devient-il une succursale du PS ?
Le site officiel du Comité consultatif national
d’éthique.
Le CCNE
refuse l’euthanasie et le suicide assisté.
François Hollande et le retour à l'esprit de
Valence ?
L’avis du CCNE sur la fin de vie à télécharger (1er juillet 2013).
Sur le rapport Sicard (18 décembre 2012).
Rapport de Didier Sicard sur la fin de vie du 18 décembre
2012 (à télécharger).
Rapport de Régis Aubry sur la fin de vie du 14 février 2012 (à
télécharger).
Rapport de Jean Leonetti sur la fin de vie du 28 novembre 2008 (à
télécharger).
Loi Leonetti du 22 avril 2005 (à télécharger).
Embryons humains cherchent repreneurs et
expérimentateurs.
Euthanasie : les leçons de l’étranger.
Euthanasie, le
bilan d’un débat.
Ne pas voter Hollande pour des raisons morales.
Alain Minc et le
coût des soins des très vieux.
Lettre ouverte à Chantal Sébire.
Allocation de fin
de vie.
Les deux illustrations représentent deux tableaux de Salvador Dali :
"œufs sur le plat (sans plat) " (1932) et "Composition aux trois figures, Académie néocubiste" (1926).
http://www.agoravox.fr/actualites/sante/article/apres-le-mariage-pour-tous-la-mort-145228