À la lisière… lorsqu’on connaît le parcours de Fernand Deligny, on sait que ce mot lui correspondait, l’a suivi, lui a collé aux
semelles une bonne partie de sa vie, à moins que ce ne soit lui qui ait toujours fait attention de s’y tenir, à la lisière, frontière parfois invisible, ténue, comme sur le fil de l’équilibriste
qui oscille entre tension focalisée sur le prochain pas et détente pour continuer de mener à bien le projet en cours.
Parler de Deligny, au nom de…, quelle tâche ardue et dangereuse, tant son regard sur les mots et le langage était pointu, piquant
parfois, mais aussi décalé du sens appelé commun par des gens qui l’utilisent ce langage d’une façon parfois peu commune. Et ce langage, Deligny s’attachait à ce qu’il soit commun, qu’il parle
comme un, un qui n’est pas je.
Chaque mot avait de l’importance, et si Deligny pouvait le corriger, le remplacer ou l’enrichir à l’écrit, à l’oral, lors
d’entretiens avec des journalistes ou avec des sommités reconnues de la science humaine, il offrait plus de silences à son interlocuteur que d’enfilades de mots articulés par habitude mécanique.
Je ne sais plus si c’était un Larousse ou un Robert, mais combien de fois l’ai-je vu consulter son dictionnaire avant de dire un mot, essayant de valider la définition, aussi
imparfaite soit-elle, qui serait celle à laquelle se référerait la personne qui l’écoutait.
Alors, quand j’ai appris que les éditions L’Arachnéen allaient faire paraître un inédit posthume de Deligny, le
7 novembre 2013, date anniversaire où l’auteur aurait eu 100 ans, je n’ai pas hésité, sachant qu’il allait m’offrir l’univers des mots d’un homme qui a passé sa vie à y faire
attention, autant pour les transmettre que pour s’en méfier.
De ce roman, je n’ai pas été déçu, loin de là ! Nous y retrouvons un narrateur personnage principal, le je de l’histoire, à
la lisière de l’hôpital psychiatrique, y étant sans en être, et s’installant dans le paysage à force de présence, comme l’auteur l’a toujours fait, être là, et par là même, déplacer le centre de
gravité.
Nous pourrions certainement retrouver ce genre de personnage « hors les murs » dans tout autre roman, c’est sûr, mais ce
que nous offre Deligny, entre autres, c’est son regard sur l’institution et tous ceux qui l’habitent, en costume de coton usé ou en uniforme à casquette vissée.
Il vous suffira de lire la 4e de couverture proposée par l’éditrice* pour
connaître le fil de l’histoire ; ce qui m’importe, c’est la nature du fil avec lequel Deligny l’a tissée. Il a cette force de retendre certains mots, de révéler les infinitifs épurés de leurs
imparfaits ou de leurs conditionnels.
Il y a tant à dire sur ce roman, sur les prénoms utilisés, mais qui ne parleront qu'à ceux qui ont connu l'auteur, sur ses références
à l'institution, là encore même remarque, sur son utilisation du sens, de l'image, de l'évocation… Je m’arrêterai donc là pour vous inviter à saisir l’audace de sortir des routes ba[na]lisées de
la littérature.
Merci à Sandra Alvarez, responsable des éditions L’Arachnéen, de nous transmettre l’œuvre si riche de Fernand Deligny, auteur de
livres dits sparates, sparate n’existant pas plus que la case où essayer de faire entrer cet homme écrivain, mais aussi, initiateur de tentatives avec des délinquants, puis avec
des autistes mutiques profonds en Cévennes, à Graniers, hameau de quelques âmes où le monde entier est venu lui rendre visite.
Parler d’un homme aussi vaste que Deligny entraîne une version parcellaire. On ne peut en avoir fait le tour, surtout de lui qui a
avancé jusqu’à son dernier jour. Qui peut prétendre l’avoir connu entièrement ? Autant le lire…
Dominique Lin
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* La
Septième face du dé est le second roman de Fernand Deligny après Adrien Lomme (si l’on excepte un roman policier, Anges purs, publié sous le pseudonyme de Vincent Lane).
Du fond de son bureau de Graniers, à Monoblet (Cévennes), parmi les enfants autistes du réseau qu’il a fondé en 1968, il retourne à
l’asile d’Armentières où il a vécu et travaillé comme instituteur puis comme éducateur pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le point de départ du roman est une énigme : Gaspard Lamiral,
« le Roi, la pièce maîtresse autour de laquelle se joue toute la partie » (Roger Gentis), a disparu sur le champ de bataille, en 1917. En 1930, à l’époque où le roman a lieu, il est là,
au milieu de la cour de l’asile, aussi fou qu’un fou peut l’être, perdu dans sa mémoire.
D’autres personnages traversent le récit, dans cet asile où le temps ne passe pas, où les bâtiments sont posés sur le sol de scories
noires de l’asile comme sur une mer d’huile. Tous sont des spectres de Gaspard Lamiral ; ils se nomment Dernouville (le surveillant-chef, dit « l’amiral »), Demeulenaere, Delannoy,
Delarane… Manque Deligny.
Pour tenter de rejoindre Gaspard Lamiral dans l’antan, le narrateur, qui est instituteur à l’asile, mais habite sur la Grand’Place,
décide d’entrer dans l’asile, et d’y mettre en scène leurs retrouvailles. Le temps bref de la scène durant laquelle Gaspard Lamiral est resté assis en face de lui, une main « posée sur le
dos, morte comme ces fleurs de mer qui restent sur le sable quand la marée est repartie », sa silhouette s’est inscrite, projetée sur le « pan de lumière » du mur de la chambre.
Autant dire sur la page.
Ce roman étrange, sorte de polar psychanalytique qui laisse entrevoir la place vide occupée par la mort du père – Camille
Deligny, tué en 1917 et dont le corps n’a jamais été retrouvé –, est une pièce essentielle de l’œuvre. Au cœur de La Septième face du dé repose en effet la question de la trace, qui
reconduit indéfiniment le travail d’écriture comme la transcription des trajets des enfants autistes, leurs lignes d’erre. Nul livre n’expose avec autant d’évidence la double vocation de Fernand
Deligny, éducateur et écrivain. »
160 pages - 4 images
Format : 21,5 x 13,5 cm - Prix : 16 euros
ISBN : 978-2-9541059-3-2 - Parution : 7 novembre 2013
Postface de Sandra Alvarez de Toledo
www.editions-arachneen.fr/Deligny_7Face_presentation.html
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Fernand Deligny - Œuvres
Édition établie et présentée par Sandra Alvarez de Toledo
Avec des textes de Michel Chauvière, Annick Ohayon, Anne Querrien, Bertrand Ogilvie, Jean-François Chevrier
1 848 pages (dont 424 de fac-similés et 54 en couleur) - 557 images
Format : 16,7 x 21,6 cm - Prix : 58 euros
ISBN : 978-2-9529302-0-8 - Date de parution : octobre 2007
www.editions-arachneen.fr/Fernand_Deligny.html
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Cartes de Jacques Lin, Gisèle Durand, Marie-Dominique Vasseur, Thierry Bazzana, Jean Lin, Dominique Lin, Marie-Rose Aubert...
Descriptions rédigées par Sandra Alvarez de Toledo d’après des entretiens avec les auteurs des cartes. Postface de Bertrand Ogilvie.
Bilingue français - anglais
416 pages / 28 x 21,5 cm 177 cartes et lignes d’erre (couleur) / 8 photographies
Prix : 55 euros - ISBN : 978-2-9541059-0-1 - Date de parution : 11/04/2013
www.editions-arachneen.fr/Deligny_cartes_presentation.html
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Postface de Bertrand Ogilvie
14 photographies et 18 cartes - 256 pages
Format : 16,7 x 21,6 cm - Prix : 25 euros
ISBN : 978-2-9529302-1-5 - Date de parution : 2 octobre 2008
www.editions-arachneen.fr/arachneen_presentation.html