Jean-Christophe Notin, 43 ans, est l’un des meilleurs connaisseurs des opérations récentes de l’armée française. Biographe de Leclerc et de Foch, cet ingénieur des mines a publié, en 2011, un livre exceptionnellement bien informé sur « La Guerre de l’ombre des Français en Afghanistan» (Fayard). Puis il s’est intéressé à « La Vérité sur notre guerre en Libye » (Fayard) et vient de publier « Le Crocodile et le scorpion » (Rocher), un récit très complet de l’intervention française en Côte d’Ivoire. Il prépare un nouvel ouvrage sur la guerre au Mali, après avoir réalisé un documentaire sur Serval pour France 2.
Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye, Mali : les opérations extérieures récentes de l’armée française n’ont guère de secrets pour vous. Quel regard portez-vous sur la nouvelle intervention en Centrafrique, baptisée Sangaris ?
Elle ressemble hélas fort à ce que les Américains appellent depuis la Somalie la « Mission Creep », c’est à dire une mission aux buts mal définis et qui se termine au mieux en bourbier, au pire en retrait sans gloire. Dans leur ensemble, les armées françaises n’y étaient pas très favorables. L’opération a pourtant été décidée parce que les dirigeants politiques français espéraient renouveler le coup du Mali, qui a très bien marché, et qu’une partie de la hiérarchie militaire a pu considérer qu’elle connaissait bien la Centrafrique. Or, ce pays n’est plus le même qu’il y a quinze ans ! A l’époque, comme dans la plupart des capitales africaines, il suffisait de contrôler l’aéroport et l’ambassade de France, de s’assurer des bâtiments de la télévision et de sécuriser les grands axes. La pression retombait et des amorces de solution politique pouvaient être dégagées. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout pareil ! Il y a la misère endémique, la dislocation de la société en rivalités ethniques et confessionnelles, la présence de groupes armés venus de l’étranger, l’effondrement de l’Etat. On pense à la Somalie, mais pour l’heure, la comparaison la plus intéressante serait la Sierra Leone de la fin des années 90. L’armée britannique y était intervenue (opération Palliser), mais de manière bien plus puissante, avec près de 5000 hommes, que l’actuelle opération Sangaris, alors que la RCA est à peu près dix fois plus étendue que la Sierra Leone et qu’elle compte pour voisines quelques-unes des zones de crise les plus compliquées du globe.
La France explique que les forces africaines doivent prendre rapidement le relais, au nom du principe, sans cesse réaffirmé, que c’est aux Africains eux-mêmes d’assurer la sécurité sur leur continent. Qu’en pensez-vous ?
On nous présente cela comme si c’était une nouveauté, mais cela fait quinze ans que Paris le dit, sous Jacques Chirac, Lionel Jospin, Nicolas Sarkozy ou François Hollande ! Autant pour la nouveauté… Ce principe politique a eu une déclinaison militaire, le programme Recamp (renforcement des capacités africaines de maintien de la paix) présenté pour la première fois au sommet franco-africain de 1998.On a pu voir l’application de cette idée en Côte d’ivoire. Fin 1999, la France dit : on laisse faire un putsch sans intervenir. Mais en 2002, c’est elle qui empêche le nord de prendre le pouvoir. Dès que l’on a pu, on a transmis le bébé à une force africaine, puis aux Nations unies (Onuci), en expliquant que la force française Licorne n’était là qu’en soutien – comme cela est annoncé pour Sangaris. Résultat : en 2011, la crise n’ayant fait qu’empirer, c’est Licorne qui a dû frapper un grand coup pour y mettre un terme. Au moins provisoirement...
Pourtant, au Mali, une dizaine d’Etats africains sont intervenus avec les Français, et cela a plutôt bien marché.
Tout dépend de ce qu’on demande aux forces africaines. Tenir le terrain, sans doute. Mais conduire des offensives seules et même faire du contrôle de zone, non ! C’est ainsi que, avant Serval, connaissant les limites de leurs unités, les chefs d’Etat africains eux-mêmes adjuraient la France d’intervenir. L’armée malienne, qui avait été formée à grands frais par les Américains s’est effondrée en deux semaines. Ce que fait la mission européenne EUTM-Mali pour recréer une armée locale semble bien parti, car contrairement aux Américains, nous nous inscrivons dans la durée. Mais c’est une œuvre de très longue haleine…Les armées africaines possèdent quelques très bonnes unités, bien formées, bien commandées, bien équipées, mais elles restent chez elles pour protéger le pouvoir. Une exception : au Mali, on a vu l’armée tchadienne en action aux côtés des Français : ils sont très bons et combattent de manière organisée et courageuse. Je suis donc très dubitatif sur la capacité des Africains, revêtus ou non de casques bleus, à prendre le relais des Français dans six mois, comme on l’expliquait à Paris avant le début de l’opération.
Les Français sont donc condamnés à rester longtemps ?
Ils peuvent partir mais le pays s’effondrera encore un peu plus ! Une chose est certaine : 1600 hommes ne suffiront pas. C’est à peu près l’effectif qui était présent à Abidjan, en 2011, à la fin de la crise, lorsque Laurent Gbagbo ne voulait pas céder le pouvoir après sa défaite aux élections. Avec cet effectif, l’armée française tenait sa base, l’aéroport et quelques grands axes. Rien de plus. Elle ne s’aventurait pas dans certains quartiers de la capitale alors que la situation y était sans doute moins dégradée qu’à Bangui en raison du contrôle exercé en sous-main par le clan Gbagbo. Comment imaginer ramener le calme avec si peu d’hommes dans un pays ayant tout entier basculé dans l’anarchie? D’autant que sur les 1600 présents, la moitié doit rester à l’aéroport pour la logistique, les transmissions, la protection, etc... Cela fait à peine 800 hommes pour les patrouilles à l’extérieur.
Si l’on veut vraiment obtenir l’effet politique affiché – retour à la sécurité puis élections – des renforts sont inévitables, surtout dans l’infanterie. Et il faudra commencer à se creuser les méninges vu le maintien très vraisemblable au Mali, fin janvier, d’une force supérieure aux 1000 hommes annoncée par le président de la République et vu la déflation des effectifs qui va s’accentuer l’année prochaine au sein de l’armée de terre.
Pourquoi avons-nous mis le pied dans dans ce guêpier ?
Toute comparaison gardée, il y a du Guy Mollet (le président du conseil socialiste de la IVème République qui a décidé de l’expédition de Suez puis engagé l’armée dans la guerre d’Algérie en 1956 – ndlr) chez les dirigeants politiques. C’est une équipe qui n’avait pas forcément une grande pratique de la chose militaire et qui, arrivant au pouvoir, se rend compte que c’est un outil qui marche, et qui marche très bien. Alors, elle l’emploie !Mais notre connaissance du terrain centrafricain est moins fine qu’au Mali. Les miliciens d’aujourd’hui étaient à peine nés lorsque la France a mené sa dernière opération dans le pays en 1997. Les écoutes électroniques ou les photos satellites ne servent à rien pour comprendre ce qu’il s’y passe, quartier par quartier, ou dans la brousse dont sont sortis les miliciens. La DRM (Direction du renseignement militaire) n’a que des moyens limités et la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) est surtout tournée vers le Mali et le reste du Sahel. Les premiers reportages montrent bien les énormes risques pris par de petits groupes de soldats français au milieu d’une foule déchaînée dont le pire peut jaillir.Ils ne sont pas faits pour ça ! D’autant que la Centrafrique, si les choses dégénèrent, va attirer tous les djihadistes du Sahel ou de la Somalie qui ont envie de « se payer » des militaires français…Pour résumer : ce n’est pas tant le principe de l’intervention qui est critiquable que le calibrage de la force et le flou entourant ses objectifs.
Parlons-en justement de ces militaires français que vous connaissez bien. Comment jugez-vous l’armée française ?
Les Français doivent savoir qu’ils ont un outil militaire ultra-professionnel. Sans aucun cocorico, c’est vraiment la deuxième armée du monde, après les Etats-Unis. Les Britanniques, essorés par les guerres en Irak et en Afghanistan, ne sont plus capables de faire ce qu’ont fait les Français au Mali. Même les Américains n’auraient pas fait les choses aussi vite et avec aussi peu de moyens que la France. Militairement, c’est une opération magnifique. Les militaires avaient les moyens nécessaires, l’entraînement et surtout la liberté d’action donnée par les politiques. Leur mission était claire : détruisez les djihadistes. Ils l’ont fait et continuent de le faire. Ce que je vois dans les forces armées, ce sont des gens posés, instruits, bien encadrés. Un outil qui répond au quart de tour.
Et pourtant, on n’entend que des critiques sur le déclin militaire de la France, etc..Oui, c’est un paradoxe. Il y a un vrai malaise dans l’armée. D’un côté, les militaires sont très contents de pouvoir faire leur métier, mais de l’autre, ils voient que les dirigeants politiques n’ont de cesse de réduire le format des armées: 80000 hommes en moins, en douze ans… Les fermetures de régiments, les difficultés pour exporter le Rafale, le scandale Louvois du paiement de soldes, tout cela finirait par donner l’impression d’une armée de seconde zone ! Et pourtant cette même armée a partout fait le job demandé par les politiques : en Afghanistan, en Libye, en Côte d’Ivoire, au Mali…
J’ajouterais qu’une partie du malaise de l’institution militaire vient aujourd’hui du rapport de la société française à la mort. On voit comment surréagissent les politiques et les médias dès qu’un soldat français meurt à la guerre. Aujourd’hui, la mort d’un militaire est assimilée à l’échec d’une opération. Il semblerait qu’il n’y ait plus que les militaires pour savoir que l’on meurt à la guerres...