Pierre Bance cite Jacques Rancière : « Au bord du politique ne veut pas dire à côté du politiqueˮ, mais sur les frontières où on la voit naître et mourir […]. Ce que je veux apporter à la politique, c’est une certaine reconfiguration des données et des problèmes » . « Par rapport à la faillite des projets révolutionnaires, je me sépare aussi bien de ceux qui pensent qu’ils ont la bonne formule pour les révolutions de l’avenir que de ceux qui disent que tout projet de transformation égalitaire du monde est voué à la terreur totalitaire. Je ne propose aucune formule de l’avenir mais je m’attache à décrire un monde ouvert aux possibles et aux capacités de tous »
Jacques Rancière est dit anarchiste, et alors ?
Maximilien Rubel, un des meilleurs connaisseur de Marx, ne dit-il pas la même chose de Karl ! Lequel, même s'il a polémiqué avec les anarchistes, a cependant travaillé avec eux, notamment dans l'AIT, Association Internationale des Travailleurs, autrement dit : la Première Internationale !
Michel Peyret
Jacques Rancière, l’anarchique
11 octobre 2012 par Pierre Bance
Après Daniel Bensaïd, Alain Badiou, John Holloway, Philippe Corcuff, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, avec cette étude sur Jacques Rancière, Pierre Bance [1] poursuit ses lectures militantes des philosophes politiques qui développent une pensée radicale. Non seulement on ne peut ignorer ces auteurs parce qu’ils sont au centre du débat, mais leurs travaux sont utiles à la réflexion pour nourrir l’ambition de construire un autre futur.
Jacques Rancière, le maître ignorant, n’est-il pas le plus proche de l’idée libertaire, le plus sensible au projet communiste ? Il se garde pourtant d’en donner une esquisse pour se réfugier dans « un anarchisme démocratique » avec « un “gouvernement” anarchique, fondé sur rien d’autre que l’absence de tout titre à gouverner ».
( Note de l’éditeur . AutreFutur )
Introduction,
De tous les philosophes en vue dans le mouvement social, Jacques Rancière est probablement le plus radical dans ses analyses politiques, le plus proche de l’idée libertaire, le plus sensible au projet communiste [2]. Certes le philosophe de l’émancipation est un auteur difficile mais le lecteur gagnera à persévérer [3]. Pour l’en convaincre, cette citation extraite d’un entretien qu’il vient de donner à La Revue des livres :
« Il y a de la politique lorsqu’il y a un peuple, lorsque ce peuple ne se confond pas avec sa représentation étatique, mais se déclare et se manifeste lui-même en choisissant ses lieux et ses temps. On oppose toujours spontanéité et organisation. Mais le premier problème est de savoir ce qu’on organise. C’est une chose de faire une machine pour prendre le pouvoir ou, à tout le moins, quelques ministères. C’est tout autre chose d’organiser des formes d’expression autonome du peuple qui fassent droit à la capacité de tous et qui se fixent d’autres agendas que les agendas officiels » [4].
Jacques Rancière, sans écarter toute prétention théorique, se maintient sur le terrain de la philosophie, au bord du politique ; il entend ouvrir des pistes de réflexion pour la transformation sociale et se maintenir dans ce champ. C’est au fond l’attitude de la plupart des philosophes allaités au marxisme scientifique que l’histoire a fait passer de l’arrogance des certitudes à la prudence des inquiétudes. Rancière rétorque sur le fond :
« Au bord du politique ne veut pas dire à côté du politiqueˮ, mais sur les frontières où on la voit naître et mourir […]. Ce que je veux apporter à la politique, c’est une certaine reconfiguration des données et des problèmes » [5]. « Par rapport à la faillite des projets révolutionnaires, je me sépare aussi bien de ceux qui pensent qu’ils ont la bonne formule pour les révolutions de l’avenir que de ceux qui disent que tout projet de transformation égalitaire du monde est voué à la terreur totalitaire. Je ne propose aucune formule de l’avenir mais je m’attache à décrire un monde ouvert aux possibles et aux capacités de tous » [6].
Il précise la méthode :
« Il n’y a pas la théorie d’un côté et, de l’autre côté, la pratique chargée de l’appliquer. Il n’y a pas non plus d’opposition entre la transformation du monde et son interprétation. Toute transformation interprète et toute interprétation transforme. Il y a des textes, des pratiques, des interprétations, des savoirs qui s’articulent les uns sur les autres et définissent le champ polémique dans lequel la politique construit ses mondes possibles » et, s’agissant de ses écrits, il considère qu’« ils sont une contribution individuelle au travail par lequel individus et collectifs sans légitimité s’appliquent à redessiner la carte du possible » [7].
Cette carte du possible n’est pas celle d’un modèle de démocratie parlementaire radicale, encore moins d’une approche communautariste de la politique. Philosophe de la rupture de la démocratie entendue comme support de la domination, sa critique du pouvoir conduit à la primauté de l’émancipation collective sur l’hédonisme affinitaire.
Avant d’en arriver là, pour comprendre la philosophie de Jacques Rancière, il faut remonter au temps où il était élève à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Son professeur, Louis Althusser, trublion intellectuel au sein du Parti communiste français, entreprend une relecture de Marx à laquelle il associe ses élèves. Elle donnera lieu à une publication remarquée en 1965 : Lire le Capital. Dans cette œuvre collective, Jacques Rancière écrira sur le jeune Marx [8]. Trente-cinq ans plus tard, il résume ainsi le fil conducteur de l’ouvrage :
« Finalement, notre “scienceˮ sophistiquée revenait toujours à poser qu’il appartient à l’intellectuel ou au savant d’apporter aux malheureux dominés les explications véritables sur les raisons de leur domination » [9].
Peu de temps après, Mai 68 provoqua chez Rancière plus qu’une prise de conscience, un ébranlement : « Comment se faisait-il que ces mots d’ordre anti-autoritaires des étudiants un peu simplistes et idéologiques aient provoqué un tel bouleversement ? » [10]. Le choc fut d’autant plus fort que les idées nouvelles sont inintelligibles pour Althusser ; il n’en démord pas, les masses, victimes de l’idéologie dominante, sont ignorantes de leur condition et de la réalité politique qui les oppresse du fait même d’être dans une pratique d’agents de production. Suivant Lénine, il appartient, dit-il, au parti d’avant-garde et à ses dirigeants éclairés d’éveiller et de conduire la classe ouvrière de l’extérieur. Rancière rompt avec le maître autiste replié sur les positions anti-gauchistes du Parti communiste [11]. Les raisons de cette rupture constitueront le socle de sa philosophie « anarchique » [12].
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P.-S.
Texte libre de droits avec mention de l’auteur : Pierre Bance, et de la source : Autrefutur.net, site pour un Syndicalisme de base, de lutte, autogestionnaire, anarcho-syndicaliste & syndicaliste révolutionnaire (www.autrefutur.net).
Notes
[1] Syndicaliste, journaliste indépendant. http://www.autrefutur.net/_Pierre-Bance_
[2] Né à Alger en 1940, Jacques Rancière est professeur émérite de philosophie de l’Université de Paris VIII Vincennes - Saint-Denis, l’université de Daniel Bensaïd, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Félix Guattari, Jacques Lacan, Jean-François Lyotard… pour les morts, Alain Badiou, Robert Castel, Antonio Negri… pour les vivants.
[3] Jacques Rancière se fâche quand des philosophes reconnus ou des politologues avertis ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre, ce qu’il dit. Mais cette sévérité pour les intelligents n’est qu’une mise au point mandarinale, elle n’atteint pas le peuple : « J’ai souvent eu dans mes cours des gens de niveaux tout à fait différents avec l’idée que de ma parole, chacun faisait ce qu’il pouvait et voulait » (Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, 700 pages ; citation tirée de « Politique et esthétique », entretien réalisé par Peter Hallward, Angelaki, volume 8, n° 2, août 2003, texte français établi par Jacques Rancière, page 326). Les ouvrages sur l’œuvre de Jacques Rancière sont plus des exercices universitaires que des aides à la lecture (Christian Ruby, L’Interruption. Jacques Rancière et la politique, Paris, La Fabrique éditions, 2009, 126 pages ; Charlotte Nordmann Bourdieu/Rancière, La politique entre sociologie et philosophie, Paris, Éditions Amsterdam, « Poches », 2008, 288 pages)
[4] Jacques Rancière, « Le moment esthétique de l’émancipation sociale », propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski, La Revue des livres, n° 7, septembre-octobre 2012, page 48, à propos du mouvement des indignés et du printemps arabe. Rancière ajoute : « C’est vrai [qu’ils] n’ont pas encore pu inventer de nouvelles formes inscrivant dans la durée leur mouvement. Mais ils ont en tout cas secoué les logiques de consentement qui étaient devenues écrasantes et rappelé les conditions d’un vrai mouvement populaire ».
[5] Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, précité note (2) ; « Le Maître ignorant », entretien avec Mathieu Potte-Bonneville et Isabelle Saint-Saëns publié dans Vacarme, n° 9, automne 1999, page 4 ; citation page 120
[6] Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, précité note (2) ; « Jacques Rancière et l’a-disciplinarité », entretien avec Mireille Rossello et Marie-Aude Baronian pour l’ouvrage Grensganger tussen disciplines. Over Jacques Rancière, Amsterdam, Valiz, 2007, texte français établi par Jacques Rancière ; citation page 476. Rancière écrit encore : « Nous assistons du côté de la gauche radicale, du radicalisme politique, à un effondrement des évidences du modèle stratégique, du modèle qui penserait la politique comme définition d’une fin et détermination supposée scientifique et objective des moyens qui conduisent à cette fin » (Jacques Rancière, « Politique de la mésentente », entretien avec Daniel Bensaïd et Olivier Neveux, in Moments politiques. Interventions 1977-2009, coédition La Fabrique éditions [Paris] et Lux [Montréal], 2009, 232 pages ; citation page 183 ; publication d’un entretien paru dans la revue Contretemps, n° 22, « Mai 68 », mai 2008. On trouve également ce texte in Politiquement incorrect, entretiens du XXIe siècle, recueil des entretiens de Contretemps sous la direction de Daniel Bensaïd, Paris, Textuel, 2008, 384 pages ; citation page 144)
[7] Jacques Rancière, Moments politiques. Interventions 1977-2009, précitée note (5), Avant-propos, citations pages 14 et 15.
[8] Louis Althusser (sous la direction de), Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques Rancière, Lire le Capital (Éditions François Maspero, 1965), Paris, Presses universitaires de France, « Quadrige », 2008, 688 pages.
[9] Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, précité note (2) ; « La politique n’est-elle que de la police ? », entretien réalisé par Jean-Paul Monferran, L’Humanité, 1er juin 1999 ; citation page 115.
[10] Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, précité note (2) ; « Déconstruire la logique inégalitaire », entretien filmé pour l’exposition « Comme un papier tue-mouches dans une maison de vacances fermée » conçue à Montreuil par Pierre-Vincent Cresceri et Stéphane Gatti, novembre 2008, texte revu par Jacques Rancière ; citation page 638.
[11] Pour un temps bref, Rancière regardera du côté du maoïsme, une façon de préserver l’héritage marxiste ; vers la version hétérodoxe du maoïsme : la Gauche prolétarienne dont l’ambiguïté idéologique transperce encore dans ce propos de 2009 :« La Gauche prolétarienne avait beaucoup de défauts, mais pas celui d’être une avant-garde. Elle n’était pas davantage un simple soutien. Elle se pensait comme ferment au sein des masses, créant les conditions d’émergence d’une vraie “direction ouvrièreˮ » (Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, précité note 2 ; « Construire des lieux du politique », entretien publié dans Le Sabot, outil de liaison locale sur Rennes et ses environs, n° 4, mars 2009 ; citation page 669.). Le « marxisme-léninisme d’action directe » élaboré et conduit principalement par des étudiants de la bourgeoisie et de la grande bourgeoisie n’eut que peu d’écho au sein des masses prolétaires. Après cet échec, la plupart des « chefs » renièrent la cause du peuple et retournèrent dans leur classe se convertir aux affres de la société marchande ou aux mystères des religions monothéistes. Tel ne fut pas le cas de Jacques Rancière qui radicalisa sa critique du capitalisme mais aussi du marxisme. Voir de Frédéric Chateigner, « D’Althusser à Mao. Les Cahiers Marxistes-léninistes », Dissidences, n° 8, « Prochinois et maoïsmes en France (et dans les espaces francophones) », mai 2010, page 66.
[12] La philosophie de Jacques Rancière est « anarchique » en ce sens que, comme les théories anarchistes, elle remet en cause la fatalité de l’ordre établi, la légitimité des pouvoirs, la fonctionnalité des hiérarchies, le bien-fondé de la démocratie bourgeoise jusqu’à l’utilité de l’État. Elle n’est pas anarchiste en ce sens qu’elle ne propose pas un projet politique de la société sans État.