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Quelques considérations sur la vie et l'œuvre d'Osvaldo Lamborghini, dont on lira en français Le fjord [Laurence Viallet, 2005 - Trad. de Isabelle Gugnon], et à propos duquel on lira (en espagnol) Osvaldo Lamborghini, una biografia [Mansalva, Buenos Aires, 2008], imposant travail de Ricardo Strafacce.
Il y a toujours une forme (involontaire, peut-être) d’attachement romantique à la figure de l’écrivain « maudit », « torturé », l’écrivain génial dont la vie fut bien des choses sauf un lit de pétales de rose, l’écrivain autodestructeur dont le parcours est jonché d’épisodes troubles qui, peu à peu, quand vient finalement une reconnaissance fatalement posthume, en viennent à prendre une dimension excessive. De ce point de vue, Osvaldo Lamborghini (1940 – 1985) a tout pour plaire : auteur chaotique d’une œuvre poétique et narrative sulfureuse à l’autonomie très forte, dont la vie fut placée sous le signe de la précarité et de l’extravagance, entre provocation géniale et pathétisme, il publia peu de son vivant, mourut assez jeune et se converti après sa mort en l’une des plus importantes figures de la littérature argentine. De ses œuvres complètes, édités à partir de la fin des années 80 sous la férule de son exécuteur testamentaire (et néanmoins ami) César Aira, on ne connaît hélas en français qu’un seul petit volume, publié en 2005 par Laurence Viallet, reprenant deux des trois livres publiés de son vivant par l’auteur : « Le fjord » et « Sebregondi recule » (le troisième serait « Poemas » qui, comme son titre l’indique, consiste en une série de poèmes). Ce déficit bibliographique s’explique sans doute en partie par la difficulté (voire parfois l’impossibilité) de traduire une œuvre délirante, excessive, où la langue devient un outil malléable à l’infini (et même au-delà), jusqu’à frôler (ou se vautrer consciemment dans) l’hermétisme.
Le style Lamborghini, ce serait un mélange âpre, hilarant et malsain de satire politique - ou plus exactement de satire du/des discours politique(s) – (l’auteur ayant été militant péroniste dans sa jeunesse et ayant fantasmé un bon moment sur une carrière politique ; il fera d’ailleurs un passage éclair et surréaliste au sein du gouvernement de la province de Buenos Aires peu avant la dictature) ; de sexualité libre comme contrainte ; d’auto-référentialité forcenée ; de discours psychanalytique sorti de ses gonds, voire tourné en bourrique ; d’impossibles jeux sur la langue ; etc. Une œuvre où la tradition la plus argentine (la littérature « gauchesca » - Martin Fierro, etc…) croise le fer avec Lacan et Genet, une œuvre complexe et insaisissable, qui ne se laisse pas faire et ne se résume pas à quelques généralités. Une œuvre, surtout - nous l’avons dit - où c’est bien le style qui prime, la langue, l’art d’agencer les mots, syllabes, phonèmes en phrases, en rythmes, en assonances et consonances, en jeux de mots, en allitérations, et ce dans l’espace de la page. Une œuvre profondément poétique donc (et ce quand bien même un lecteur inattentif n’y verrait que le côté « provocateur » des thématiques« trash » qui la parcourent).
pero hay otras cosas, sobre todo, que puedo entender :
las palabras las
la melodia la
melodia
de las palabras / cada / palabra / cada / melodia
y fui homosexual pasivo el ano
el ano complaciente ofrecido al falo de las palabras.
mais il y a d’autres choses, surtout, que je peux comprendre :
les mots les
la mélodie la
mélodie
des mots / chaque / mot / chaque / mélodie
et j’ai été homosexuel passif l’anus
l’anus complaisant offert au phallus des mots.
Osvaldo Lamborghini était certainement un être à fleur de peau, dont les provocations multiples et les esclandres variés ne répondaient pas seulement à l’impératif d’un alcool ingéré quotidiennement et sans relâche par litres entiers (sans parler des pastilles diverses qu’il s’envoyait aussi, des cigarettes qu’il fumait par dizaines, cocktail détonant s’il en est) mais aussi – voire surtout – à l’impossibilité d’accepter ce talent extrême dont il se savait possesseur et qui par moments semblait presque trop grand pour lui. « Es tan dificil no gustarle a nadie ! » (« Il est si difficile de ne plaire à personne ! ») écrit t’il dans le long poème « Die Verneinung ». Ne plaire à personne : affirmation à ne pas prendre au pied de la lettre, car ils furent de son vivant un certain nombre à l’admirer, et pas qu’un peu (même si ladite admiration pouvait parfois se retourner contre eux, tant le personnage était imprévisible).
L’écrivain Ricardo Strafacce, fasciné comme tant d’autres par cette œuvre incroyable - « Comment peut-on aussi bien écrire ? », se demande Aira dans un article fondateur pour la réception de l’œuvre de Lamborghini – s’est lancé dans l’écriture d’une biographie monstre de notre homme, dont la vie forcément ne saurait être que fascinante. Tache immense qui lui a demandé dix ans de travail et dont le résultat est un imposant volume de 900 pages et presque autant de kilos qui retrace un parcours brinqueballant, jamais très loin (voire souvent très proche) du gouffre, la vie d’un semi clochard alcoolique sans revenu, éternel squatteur, dont la générosité et la conversation brillante ne compensaient pas toujours les excès.
Lamborghini, d’évidence, n’a jamais joué qu’une seule carte : celle de l’écrivain génial qui laisserait derrière lui une œuvre magistrale. Viscéralement incapable de se plier tant aux réalités de la société comme à celles du (petit) monde éditorial, il comprit assez vite – après une entrée en littérature magistrale, « Le fjord" (1969), un de ses rarissimes texte « achevé » - que son destin serait celui de l’écrivain posthume, dont l’œuvre consisterait en un compendium de fragments, les brillantissimes traces d’une écriture sans la moindre concession (ni au lecteur, ni à la société, ni à personne).
Il a été pourtant, dans un paradoxe qui est au centre de son écriture, longtemps obsédé par un besoin maladif de publication, alors même que la plupart de ses écrits s’avéraient largement impubliables dans le contexte politique (voire également artistique) de l’époque. « Primero publicar, despues escribir » (« Publier d’abord, écrire ensuite ») affirme t’il, goguenard, dans plusieurs textes, formule choc dont l’apparent paradoxe n’en est pas tout à fait un, car c’est bien comme ça que cela s’est passé : lorsqu’il publie « Le fjord » en 1969 (dans une édition – étant donné le contenu « sulfureux » et passablement argotique du texte - par la force des choses clandestine, qui n’était disponible à la vente que dans une seule et unique librairie portègne, l’acheteur potentiel devant connaître un mot de passe indispensable s’il voulait que le libraire lui vendre discrètement le livre), il n’avait strictement rien écrit d’autres. Or, ce premier texte était déjà majeur à tout point de vue. Il ne restait plus qu’à se mettre à écrire, mais les choses pouvaient-elles êtres si faciles après un tel début ?
Dans une de ses innombrables lettres (le livre de Strafacce ne lésine pas, et c'est heureux, sur les extraits de la fascinante correspondance de Lamborghini où, entre autres, les lettres d’insultes valent leur pesant de cacahouètes), il confie : « je ne peux plus écrire, car écrire je l'ai déjà fait ». C’est un peu comme si cet acte de naissance d’un écrivain à nul autre pareil qu’avait été « Le fjord », rendait, par sa perfection même – inattendue, peut-être pour quelqu’un qui n’avais jamais écrit auparavant – impossible toute continuation. De fait, son deuxième opuscule, « Sebregondi recule » (1973) est un ensemble quelque peu disparate de fragments plus ou moins (souvent moins) narratifs, qui à l’origine étaient écrits en vers (sauf la nouvelle « L’enfant prolétaire », qui est d’ailleurs la plus directement ou classiquement narrative du recueil). Cette mise en prose de textes poétiques souligne par ailleurs à quel point la question du « genre » littéraire (comme, dans un autre aspect fondamental de son œuvre, celle du « genre » sexuel) est complexe chez Lamborghini. Lui qui se considérait avant tout comme un « romancier racé (« Soy un novelista de raza »), dont les maîtres littéraires s’appelaient Dostoïevski ou Kafka, n’écrira finalement qu’un seul et véritable roman (inachevé, comme il se doit) : « Tadeys », hallucinante saga impériale peuplé d’étranges bestioles sodomites qui n’est pas sans entretenir des rapports, comme le souligne d’ailleurs Strafacce dans sa biographie, avec le fameux (et fabuleux) « Los sorias » d’Alberto Laiseca. Il en écrira les 400 et quelques pages à une vitesse à peine croyable en 1983 à Barcelone, dans un petit appartement qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort, deux ans plus tard (il craignait – selon Strafacce - que l’extérieur ne soit que trop propice à d’indésirables autant qu'indésirés rencontres avec les services migratoires, lui qui était en situation irrégulière). Il passera donc – à l’image de Juan Carlos Onetti qui ne quittait plus son lit lors des ses dernières années d’exil madrilène – la plupart de son temps dans sa chambre, écrivant et buvant sans s’arrêter.
No soy invalido.
Digamos aquejado.
Ha quejado
En esta cama ya no queda espacio.
Se fue llenando de libros,
Papeles manuscritos
dibujos
fotografias
Digamos : no queda espacio para otro
No queda (espacio)
Para otro
Je ne suis pas invalide.
Disons affligé.
S’est figé
Dans ce lit, il ne reste plus de place
Il s’est rempli de livres
Papiers manuscrits
dessins
photographies
Disons : il n’y a pas de place pour un autre
Il n’y a plus (d’espace)
Pour un autre
Entre « Le Fjord » et « Tadeys », les deux grands pôles narratif de son œuvre, il y aura surtout l’expérience de la « prosa cortada », (littéralement, la « prose coupée ») et ce tant dans ses nombreux poèmes, que dans le reste de sa production littéraire. C’est-à-dire un rythme (musical, subtilement cadencé) - qui n’est pas pour rien dans l’attrait qu’exerce son style inimitable - doublé d’une prédilection forte envers la sonorité, qui plus d’une fois est préférée au sens, et ce même si Lamborghini – provocant, comme toujours –choisit d’entamer un poème intitulé précisément « Prosa cortada » par les vers suivants :
Si hay algo que odio eso es la musica,
Las rimas, los juegos de palabras.
S’il y a quelque chose que je hais c’est bien la musique,
Les rimes, les jeux de mots.
Cette notion de rythme, de musicalité, prend aussi en compte l’espace de la page, de sorte que le placement des mots, des vers ou fragments de vers, prend autant sens dans l’espace que dans le son. Le sens, quoi qu’il en soit, est très souvent chez Lamborghini une entité glissante, piégée, inextricable. Entre les jeux de mots incessants, les références multiple et pas toujours évidente et les nombreuses allusions auto référentielle (autant d’éléments qui ne cesseront que dans « Tadeys », faisant de celui-ci, avec « Le fjord », le texte le pus « accessible » de notre auteur), le lecteur est parfois un peu perdu (surtout le lecteur dont l’espagnol argentin n’est pas la langue maternelle). Mais c’est bien cette musicalité incroyable qui rattrape toujours ledit lecteur et l’aide à trouver des joyaux au milieu d’un chaos qui n’est au fond que l’illusion d’un chaos. De ce point de vue, la bibliographie de Strafacce est un outil incroyablement éclairant voire indispensable pour comprendre le sous-texte d’une bonne partie de l’œuvre de Lamborghini (et surtout sa poésie).
Cette esthétique de la « prosa cortada » entretient aussi un lien étroit avec le rapport conflictuel d’amour/haine qu’entretenait Osvaldo avec son frère Léonidas Lamborghini (1927-2009), de treize ans son aîné et qui était déjà reconnu comme un poète important (et tout aussi difficilement traduisible, d’où le fait certainement qu’à ma connaissance, il ne le soit pas) quand « Le fjord » fut publié, et dont l’esthétique d’ailleurs – bien qu’un peu moins « barrée » - n’était pas si éloigné de celle de son frère. Ce rapport entre admiration et jalousie est plus d’une fois mis en scène dans la poésie d’Osvaldo. Tous les textes de cette période « prosa cortada » sont en tout cas très auto-referentiel, et forment comme une sorte de journal caché, comme le montre très bien Strafacce. Cette période est aussi celle de l’angoisse face à cette « obligation » qui était la sienne (que pouvait-il faire d’autre ?) d’écrire une chef d’œuvre, chef d’œuvre qui pour son malheur tardait à venir. Ce n’est qu’une fois installé à Barcelone, qu’une fois qu’il se vit offert pour de bon et sans contrepartie le gîte et le couvert (lui qui avait passé sa vie baladé de chambres d’amis en chambre d’hôtels, semi mendiant sans jamais un sous en poche, incapable de garder un travail plus d’un mois) qu’il pu enfin se consacrer à l’écriture de cette « œuvre maîtresse » qu’on attendait (qu’il attendait) de lui. Ce sera donc « Tadeys », mais aussi « La causa justa » et plusieurs centaines de pages de poésie.
Une fois les chefs d’œuvres écrits, les sept gros classeurs de collages qui composent le « Théâtre prolétaire de chambre », indéfinissable mélange de photographies pornographiques découpées dans des revues et retouchés par ses soins, de fragments de textes politiques plus ou moins pamphlétaires et de poèmes et de bribes de récits, occupera une bonne partie des deux dernières années de la vie de Lamborghini. Il mourra a quarante cinq an en novembre 1985, d’un arrêt cardiaque.
Nb : Les extraits des poèmes de Lamborghini sont tirés de "Poemas 1969-1985" [Sudamericana, Buenos Aires, 2004]. Les traductions sont de votre serviteur.