Je n’aime pas son regard. Je n’ai jamais aimé son regard, à vrai dire. Ce regard noir qui semble me
Je ne me rappelle pas les avoir déjà vues souillées, d’ailleurs. Du moins, pas comme ça. Ces mains que j’ai tout le loisir de scruter lorsqu’à son arrivée, sa main gauche vient dompter avec difficulté ses cheveux ébouriffés, et que la droite glisse le long de sa moustache, mécaniquement. Ces mains de mâle dont les ongles rongés viennent trahir une anxiété qu’il dissimule pourtant avec adresse habituellement. Non, à bien y réfléchir, je n’ai jamais perçu ceci auparavant… Difficilement perceptible à l’œil nu, il me semble pourtant que l’on ne voit aujourd’hui qu’elle, cette tache indélébile dans la paume de sa main droite. Une tache sombre. Une tache de sang séché. Un frisson parcourt mon corps. Je retourne ma propre main pour en distinguer la paume, et y trouve cette même tache. D’un sang qui, apparemment, ne semble appartenir ni à moi ni à l’autre, ce type qui me toise chaque soir dans le miroir de la salle de bain. Je ne crois pas avoir observé la paume de ma main une seule fois au cours de la journée – au cours du peu de journée qu’il me restait en réalité, suite à un réveil tardif. Y était-elle déjà à mon réveil ? Probablement. Elle doit donc dater d’hier soir.
Le problème, c’est que mes soirs ne m’appartiennent jamais vraiment. Non, c’est à l’autre qu’ils appartiennent, comme les souvenirs qui y sont liés. Je me souviens seulement d’un coup de téléphone, sur les coups de dix-huit heures. C’était Élodie. Élodie, ma compagne depuis maintenant un an. On s’est un peu engueulés parce qu’elle en avait marre de ne jamais me voir et m’a dit vouloir passer dans la soirée. J’ai essayé de l’en dissuader, et elle a fini par raccrocher. Après, je suis passé dans la salle de bain pour me mouiller le visage et puis… plus rien. Est-elle passée, hier soir ? A-t-elle rencontré, l’autre, ce type qui me toise chaque soir dans le miroir de la salle de bain ? Intérieurement, je prie n’importe quel saint pour qu’elle ne l’ait pas fait. Avant de laisser ma place à l’autre, pour me rassurer, je bondis dans le salon, saisis le téléphone et tape frénétiquement son numéro. Bip… Bip… Bip… Bonjour, vous êtes sur le répondeur d’Élodie, je ne suis pas là pour le moment, mais vous pouvez me laisser un message ; je vous rappellerai dès que possible ! Et merde.
Mon cœur se crispe et mon corps se tord sous une indicible douleur. L’autre réclame son tour. Mes jambes me portent avec peine jusqu’à la salle de bain. Je ne peux pas. Non, ne peux pas. Lui laisser ma place avant de savoir… Avant d’être certain que… Dans le miroir de la salle de bain, je retrouve le type qui m’y toise chaque soir. Son visage s’est coloré d’un rouge vif et son regard est d’un noir plus profond. Soudain, ses yeux se posent à gauche, en direction de la douche que dissimule un rideau vert anis. Un doute m’assaille. À leur tour, mes yeux dévient en direction de la douche. Fébrilement, je tends ma main vers le rideau, et tire d’un coup sec. Tchak. Le bac de la douche a troqué son blanc écarlate pour un rouge vermeil. Un rouge vermeil qui semble provenir du corps inerte qui gît à l’intérieur. Ce corps, celui d’Élodie. Cette Élodie que j’avais appris à connaître, depuis un an déjà. Cette Élodie que je m’étais surpris à aimer chaque jour un peu plus. Cette Élodie avec qui j’aurais voulu construire le reste de ma vie… Si l’autre n’avait jamais été là. Cette précieuse Élodie dont l’autre me prive aujourd’hui définitivement.
Soudain, je relève mon corps qui était tombé à terre et lance un regard empli de haine à l’autre. Cet autre à qui je laisse, depuis trop longtemps maintenant, la moitié de ma vie. Cet autre qui n’aura pas su respecter les règles du jeu. Cet autre pour qui je n‘aurai plus aucune compassion dorénavant ! Espèce d’enfoiré ! T’es allé trop loin cette fois-ci… Dès demain matin, on va refaire un petit séjour à la Clinique de la Sagesse. Crois-moi, on n’est pas près de se croiser à nouveau un jour, toi et moi ! Je m’attends à le voir perdre sa couleur rouge pour opter pour un blanc blême. Je m’attends à l’entendre me supplier de ne pas faire ça, de le laisser vivre. Mais rien de tout ça. Les joues toujours aussi rouges, le regard toujours aussi noir, il sourit. Mes jambes chancellent, ma vue se brouille, mon cœur s‘emballe, et puis, plus rien.
[…]
C’est qu’il m’aura bien fait rire hier soir, l’autre, avec ces mêmes menaces qu’il brandit à chaque fois… avant que, chaque matin, il ne découvre sa salle de bain plus propre que jamais et n’en vienne à douter de ma propre existence.