Billet de Maestitia, par Myriam Ould-Hamouda…

Publié le 17 décembre 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

 Je n’aime pas son regard.  Je n’ai jamais aimé son regard, à vrai dire.  Ce regard noir qui semble me pénétrer chaque fois qu’il se pose sur moi.  Exactement le même regard que celui que papa posait sur moi lorsque, môme, je faisais des bêtises.  Des bêtises de môme, qui ne méritaient pas ce regard-là…  Non, je ne crois pas.  Ni ce qui suivait à chaque fois, d’ailleurs.  L’obscurité de la cave.  L’haleine qui sentait l’ail et le mauvais alcool.  Les coups de ceinture.  La porte fermée à double tour.  Les rats et les fantômes pour seuls compagnons d’une heure, ou plus si affinités.  Je n’aime pas son regard, à ce type qui me toise chaque soir dans le miroir de la salle de bain.  Pour tout dire : il me fait peur.  Il me fait peur quand vient l’heure pour le soleil d’aller se coucher.  Parce que déjà – parce que, trop tôt –, il reparaît, l’autre.  Dans le miroir de la salle de bain.  Il me fait peur.  Avec sa gueule de travers et son siècle de retard.  Avec sa moustache qui a quelque chose à cacher, et ses mains souillées.

Je ne me rappelle pas les avoir déjà vues souillées, d’ailleurs.  Du moins, pas comme ça.  Ces mains que j’ai tout le loisir de scruter lorsqu’à son arrivée, sa main gauche vient dompter avec difficulté ses cheveux ébouriffés, et que la droite glisse le long de sa moustache, mécaniquement.  Ces mains de mâle dont les ongles rongés viennent trahir une anxiété qu’il dissimule pourtant avec adresse habituellement.  Non, à bien y réfléchir, je n’ai jamais perçu ceci auparavant…  Difficilement perceptible à l’œil nu, il me semble pourtant que l’on ne voit aujourd’hui qu’elle, cette tache indélébile dans la paume de sa main droite.  Une tache sombre.  Une tache de sang séché.  Un frisson parcourt mon corps.  Je retourne ma propre main pour en distinguer la paume, et y trouve cette même tache.  D’un sang qui, apparemment, ne semble appartenir ni à moi ni à l’autre, ce type qui me toise chaque soir dans le miroir de la salle de bain.  Je ne crois pas avoir observé la paume de ma main une seule fois au cours de la journée – au cours du peu de journée qu’il me restait en réalité, suite à un réveil tardif.  Y était-elle déjà à mon réveil ?  Probablement.  Elle doit donc dater d’hier soir.

Le problème, c’est que mes soirs ne m’appartiennent jamais vraiment.  Non, c’est à l’autre qu’ils appartiennent, comme les souvenirs qui y sont liés.  Je me souviens seulement d’un coup de téléphone, sur les coups de dix-huit heures.  C’était Élodie.  Élodie, ma compagne depuis maintenant un an.  On s’est un peu engueulés parce qu’elle en avait marre de ne jamais me voir et m’a dit vouloir passer dans la soirée.  J’ai essayé de l’en dissuader, et elle a fini par raccrocher.  Après, je suis passé dans la salle de bain pour me mouiller le visage et puis… plus rien.  Est-elle passée, hier soir ?  A-t-elle rencontré, l’autre, ce type qui me toise chaque soir dans le miroir de la salle de bain ?  Intérieurement, je prie n’importe quel saint pour qu’elle ne l’ait pas fait.  Avant de laisser ma place à l’autre, pour me rassurer, je bondis dans le salon, saisis le téléphone et tape frénétiquement son numéro.  Bip…  Bip…  Bip…  Bonjour, vous êtes sur le répondeur d’Élodie, je ne suis pas là pour le moment, mais vous pouvez me laisser un message ; je vous rappellerai dès que possible !  Et merde.

Mon cœur se crispe et mon corps se tord sous une indicible douleur.  L’autre réclame son tour.  Mes jambes me portent avec peine jusqu’à la salle de bain.  Je ne peux pas.  Non, ne peux pas.  Lui laisser ma place avant de savoir…  Avant d’être certain que…  Dans le miroir de la salle de bain, je retrouve le type qui m’y toise chaque soir.  Son visage s’est coloré d’un rouge vif et son regard est d’un noir plus profond.  Soudain, ses yeux se posent à gauche, en direction de la douche que dissimule un rideau vert anis.  Un doute m’assaille.  À leur tour, mes yeux dévient en direction de la douche.  Fébrilement, je tends ma main vers le rideau, et tire d’un coup sec.  Tchak.  Le bac de la douche a troqué son blanc écarlate pour un rouge vermeil.  Un rouge vermeil qui semble provenir du corps inerte qui gît à l’intérieur.  Ce corps, celui d’Élodie.  Cette Élodie que j’avais appris à connaître, depuis un an déjà.  Cette Élodie que je m’étais surpris à aimer chaque jour un peu plus.  Cette Élodie avec qui j’aurais voulu construire le reste de ma vie…  Si l’autre n’avait jamais été là.  Cette précieuse Élodie dont l’autre me prive aujourd’hui définitivement.

Soudain, je relève mon corps qui était tombé à terre et lance un regard empli de haine à l’autre.  Cet autre à qui je laisse, depuis trop longtemps maintenant, la moitié de ma vie.  Cet autre qui n’aura pas su respecter les règles du jeu.  Cet autre pour qui je n‘aurai plus aucune compassion dorénavant !  Espèce d’enfoiré !  T’es allé trop loin cette fois-ci…  Dès demain matin, on va refaire un petit séjour à la Clinique de la Sagesse.  Crois-moi, on n’est pas près de se croiser à nouveau un jour, toi et moi !  Je m’attends à le voir perdre sa couleur rouge pour opter pour un blanc blême.  Je m’attends à l’entendre me supplier de ne pas faire ça, de le laisser vivre.  Mais rien de tout ça.  Les joues toujours aussi rouges, le regard toujours aussi noir, il sourit.  Mes jambes chancellent, ma vue se brouille, mon cœur s‘emballe, et puis, plus rien.

[…]

J’aime pas ses yeux.  Ses yeux de chien battu.  J’ai jamais aimé, ni les chiens ni les faibles qui baissent leurs yeux quand ils croisent les miens.  Et c’est pourtant ce qu’il fait, l’autre, qui me dévisage chaque matin, l’air hagard, dans le miroir de la salle de bain.  Comme un gosse.  Un gosse à qui on doit montrer le droit chemin.  Et ce gosse-là a beau avoir vieilli, il n’a jamais su le suivre, le bon chemin.  Alors, heureusement que je suis là, pour le lui indiquer du regard.  Con de môme.  Qui n’aura jamais su faire les bons choix, saisir les bons moments, s’entourer des bonnes personnes.

C’est qu’il m’aura bien fait rire hier soir, l’autre, avec ces mêmes menaces qu’il brandit à chaque fois… avant que, chaque matin, il ne découvre sa salle de bain plus propre que jamais et n’en vienne à douter de ma propre existence.

Notice biographique

Myriam Ould-Hamouda (alias Maestitia) voit le jour à Belfort (Franche-Comté) en 1987. Elle travaille au sein d’une association pour personnes retraitées où elle anime, entre autres, des ateliers d’écriture.  C’est en focalisant son énergie sur le théâtre et le dessin qu’elle a acquis et développé son sens du mouvement, teinté de sonorités, et sa douceur en bataille — autant de fils conducteurs vers sa passion primordiale : l’écriture. Elle écrit comme elle vit, et vit comme elle parle.  Récemment, elle a créé un blogue Un peu d’on mais sans œufs, où elle dévoile sa vision du monde à travers ses mots – oscillant entre prose et poésie – et quelques croquis,  au ton humoristique, dans lesquels elle met en scène des tranches de vie : http://blogmaestitia.xawaxx.org/

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)