Les étrangers

Par Marellia

Les trois péquins qui suivent avaient eut la chance de lire en ces pages il y a quelque temps une nouvelle de mon cru. Et bien, en voici maintenant une autre, "Les étrangers", petite fable hivernale à savourer entre amis.
Il y avait un village perdu au milieu d’un continent immense, froid et blanc. Un monde de neige à perte de vue. Ses habitants y coulaient des jours paisibles jusqu'à celui où des étrangers se présentèrent. Cette irruption inattendue d’êtres venu d’ailleurs fut une véritable surprise, les villageois avaient toujours cru vivres seuls. De plus, lesdits étrangers portaient des vêtements forts curieux et pratiquaient une langue incompréhensible. Ils semblaient êtres vêtus de métal et avaient tous en main une sorte de long bâton capable de cracher du feu. Ces mystérieux bâtons représentaient l’incarnation matérielle de leurs intentions : à peine arrivés, quelques-uns d’entre eux levèrent ceux qu’ils portaient vers le ciel et au milieu d’étincelles et de fumée, un bruit retentissant se fit entendre. Ils n’étaient pas là pour plaisanter. Pas besoin d’avoir fait Harvard pour comprendre qu’il valait mieux rester à l’écart de leurs engins. Les villageois se poussèrent donc sur les côtés et n’eurent d’autres choix que les laisser prendre possession du village, ce que les étrangers s’empressèrent de faire. Les pauvres villageois restaient bouche bée face à l’incroyable sécurité qui émanait de ces types. D’où sortaient-ils ? Pour qui se prenaient-ils ? Pour les nouveaux maîtres. C’est en tout cas ce que l’on pouvait déduire de leur attitude. Accordant une pleine confiance à la capacité intimidatrice de leurs bâtons cracheur de feu, ils réorganisèrent bien vite la vie du village, prenant possession des maisons les plus grandes et les mieux placées, forçant au mépris de toute intimité les villageois à s’entasser dans celles qui restaient, imposant de nouveaux horaires de travail et surtout de nouvelles activités. Ainsi, les villageois qui jusqu’ici avaient vécu de la chasse et de solides traditions, se virent imposés du jour au lendemain des taches pénibles, ingrates et à leurs yeux absurdes. Il leur fallait désormais, pour l’essentiel, creuser. Leurs envahisseurs en effet, semblaient accorder une importance particulière au sous-sol, sans que l’on sache trop pourquoi. De toute façon, savoir ou ne pas savoir n’y changeait rien, il fallait toujours creuser. Ce qu’ils faisaient tous, dix ou douze heures par jour, sous la contrainte, parcourant les précaires galeries souterraines qu’ils avaient eux-mêmes été forcés de créer, au péril de leur vie, galeries qu’ils devaient chaque jour prolonger, rallonger, toujours plus profondément. Les femmes du village, pendant ce temps-là, devaient s’occuper de la nourriture. Incapables de chasser par leur condition féminine, le régime alimentaire changea donc également, passant du carné au végétal, ce qui n’était pas une mince affaire étant donné les conditions climatiques de la région. Les plantes étaient peu nombreuses et pas très savoureuses, mais rien à faire, c’était ça ou rien. Personne n’allait partir à la chasse après dix ou douze heures passées à creuser comme un robot. Le travail dans les galeries était éreintant, les conditions de sécurité inexistante, les morts s’accumulaient. À ce rythme-là, le village se dépeuplerait très vite.
Les envahisseurs, conscients qu’ils risquaient de perdre un peu trop rapidement une main d’œuvre docile et bon marché, réfléchirent au problème. Ils conclurent qu’il était impérieux que les villageois se reproduisent le plus possible, histoire d’assurer un renouvellement permanent et fluide de ladite main d’œuvre docile et bon marché. Pour cela, il fallait s’organiser : ils édifièrent donc une nouvelle série de règles qui imposaient entre autres de nouveaux horaires de travail qui venaient s’ajouter aux précédents. Il s’agissait de travailler également la nuit. Ainsi, tous les couples devaient, chaque soir, de 22 heure à minuit, forniquer en bonne et due forme et ce sous contrôle des autorités compétentes, c’est à dire des envahisseurs. En conséquence, chaque soir, à 22 heures tapante, un envahisseur s’invitait dans chacune des maisons où les villageois s’entassaient et donnait le signal de départ. Tous les hommes valides du village devaient alors se jeter sur leur épouse, maîtresse, cousine, sœur, fille, qu’importe du moment que celle-ci soit en condition de procréer, et ce pendant deux heures exactement. Ceux qui n’obéissaient pas, que la tache épuisait ou qui ne se trouvaient momentanément pas en condition subissaient un châtiment mérité et douloureux. À minuit, les surveillants se retiraient et leur laissaient quelques courtes heures d’un repos bien mérité.
Cette solution qui avait d’abord semblé adéquate s’avéra vite problématique. En effet, même si la naissance d’une nombreuse progéniture semblait garantie, il n’en restait pas moins qu’il faudrait attendre quelques années avant que les rejetons soient en condition de travailler. Comment faire, alors ? Y avait-il quelque chose à faire ? Adoucir un peu les conditions de travail dans l’espoir de diminuer le nombre des morts ? Et puis quoi encore ? Il fallait qu’ils creusent, coûte que coûte. Aller chercher de la main d’œuvre supplémentaire ailleurs ? Très bien, mais où ? Il n’y avait pas grand monde alentour, c’est le moins que l’on puisse dire. À partir de quel âge peut-on faire travailler les enfants ?, se demandaient-ils. Avec un peu d’obstination peut-être pourrait-on leur faire tenir une pelle dès deux ans. N’importe quoi, voyons, il faut de la force pour creuser, on n’en tirera rien de bon avant qu’ils n’aient au moins dix ans. Dix ans ? Mais c’est beaucoup trop long, il faut qu’ils creusent et maintenant ! Comme on peut le voir, ils ne trouvaient pas de solution à leur problème, à moins… À moins d’accélérer la croissance des enfants, proposa l’un des envahisseurs, qui se lança alors dans une longue explication parfois absconse, pleine de technicisme, abondant en détails inutiles et en circonvolutions tautologiques, explication dont semblait surgir un concept nouveau, celui de la croissance augmentée. Ses camarades le regardaient avec des yeux ronds, l’air hébété, indéniablement perplexe. Loin de se démonter, il fit part de son intention d’effectuer une démonstration qui appuierait ses dires. Qu’on lui donne un nouveau né de sexe mâle en bonne santé et il se faisait fort de le convertir en quelques semaines en une véritable machine capable d’abattre sans sourciller le travail d’une dizaine hommes. « Un nouveau Stakhanov », ajouta t’il pour donner plus de poids à son discours. Sauf qu’à en juger par l’augmentation de la circonférence de la rondeur des yeux de ses camardes, ceux-ci ignoraient tout du dénommé Stakhanov. Quoi qu’il en soit, dans le doute, ils accédèrent à sa demande et lui offrirent donc de choisir un bébé parmi ceux fraîchement pondu du jour. La technique, dans les faits, était simple : c’était la même que pour les bonzaïs, mais à l’envers et en accéléré. Là où pour le bonzaï on raccourcissait, tordait, tronquait, il s’agissait pour le nouveau né d’allonger, d’étendre, de tirer. Notre homme avait conçu dans le plus grand secret une machine pour l’assister dans sa tache. Il s’agissait d’une immense sphère composée de pièces de bois montées les unes dans les autres, sorte d’armature improbable où à l’aide de pinces et de crochets on plaçait l’enfant qui se retrouvait ainsi tiré des quatre membres par lesdites pinces. De nombreuses poulies permettaient de contrôler le degré de tension auquel chacun des bras jambes, nez, oreilles se voyait soumis. D’autre part, un système de conduits, de tuyaux et d’entonnoirs répartissait sérums fortifiants et autres bouillies hautement nutritives à travers tous les orifices d’une frêle créature qui, si tout se passait conformément aux prévisions, ne le resterait pas longtemps. Il faudrait compter, avait dit l’ingénieux concepteur de la machine, trois semaines environ avant d’obtenir un premier résultat. Ensuite, l’enfant quitterait la machine et poursuivrait sa croissance accélérée sur son futur lieu de travail, c’est-à-dire les galeries souterraines, pendant quelques semaines de plus, histoire de « se mettre dans l’ambiance ». Mais Dieu (ou le diable ?) n’a t’il pas affirmé que rien, jamais, ne se passait comme prévu en ce bas monde ? Toujours est il que la croissance accélérée du nouveau-né dépassa toutes les espérances. Mais quoi de plus normal ? L’espérance n’exige t’elle pas d’avance le dépassement ? On pourrait dire que le fait d’être dépassé est son essence même, car seul le dépassement lui donne une consistance et une identité, pour preuve, une espérance qui n’est pas dépassée n’est pas une espérance mais une déception. Et la déception, narrativement, est ennuyeuse, dès lors il faut savoir lui préférer l’au-delà de toute espérance, l’espérance au carré. Ainsi, fidèle à ce principe, il nous faut dire et répéter que « la croissance accélérée du nouveau-né dépassa toutes les espérances ».
L’enfant s’adapta si bien et si rapidement à l’ambiance souterraine des galeries qu’on pourrait presque affirmer qu’il s’y fondit littéralement. En effet, résultat sans doute involontaire des techniques de croissance de pointes qui lui furent administrés, ses bras, ses jambes, son cou, ses parties génitales, bref son corps entier subit une mutation dès plus surprenante qui transforma et dépassa non seulement l’espérance mais jusqu’à la notion de croissance : l’enfant désormais était tout simplement capable de croître indéfiniment et à volonté, mais aussi de rétrécir quand bon lui semblait, et ce jusqu’à atteindre la taille d’un atome, d’une poussière, d’une larme, d’un dé à coudre, d’une très fine tranche de jamon belota de pata negra, etc. Personne n’y comprenait rien, il était capable d’obstruer toutes les galeries d’un seul bras devenu immense et d’une prodigieuse élasticité (un autre aspect fort curieux du phénomène, celui de modifier la consistance moléculaire du corps). L’initiateur du projet cru trouver une explication - guère convaincante - en invoquant le fameux principe d’extension-rétractation développé au dix-neuvième siècle par le biologiste allemand W. H. Glück, selon lequel tout corps soumis à une percée d’atomes équidistante à la somme de ses deux carrés ne saurait dès lors qu’engendrer son contraire. Une vérité certes reconnue et admise par tous depuis longtemps - que personne, par conséquent, n’allait nier - mais qui n’expliquait en rien la complexité du phénomène vécu par le corps de l’enfant. Il était capable d’envahir la galerie et de faire corps avec celle-ci, son corps élastique serpentait, mutait, jusqu’à devenir galerie, devenir terre, sous terrain : il n’avait pas besoin de creuser, c’était comme si c’était déjà fait. Certaines formes de vie s’adaptent tellement bien à leur milieu qu’elles deviennent néfastes à celui-ci. C’était le cas de l’enfant, qui plus qu’un enfant, était devenu une excroissance non désiré, un monstre, une tumeur qui mettait en danger l’avenir du réseau de galeries. L’enfant, comme s’il avait été doté du don d’ubiquité, était partout, obstruant tous les couloirs avec ses bras infinis et ses jambes souples comme de (très) longs spaghettis. On avait l’impression que sa croissance était sans fin, comme si elle se nourrissait d’elle-même pour continuer à grandir et grandir encore… Que faire ? Y avait-il quelque chose à faire ? Oui, affirma le principal responsable de la catastrophe. Il ne fallait pas oublier, expliqua t’il en substance, que l’enfant, la chose, le monstre - qu’importe le nom pourvu qu’on ait l’ivresse – ne faisait pas que croître toujours plus, mais qu’il se rétractait aussi à intervalles plus ou moins régulier. Et il se rétractait également toujours plus. Il s’agissait donc d’être vif et patient, d’attendre la prochaine rétractation – qui sans aucun doute serait encore plus prononcée que la précédente, déjà fort impressionnante – et de profiter de celle-ci pour enfermer la créature réduite alors à la taille d’un micron dans un réceptacle offrant la résistance suffisante pour qu’elle ne puisse plus en sortir et surtout qu’elle ne puisse plus croître. Sa proposition, bien que d’allure sensée, n’en restait pas moins illusoire, lui fit on remarquer : en effet, l’enfant n’avait-il pas l’extraordinaire capacité de se fondre avec son environnement jusqu’à devenir celui-ci ? Comment donc pourrait t’on l’empêcher de faire de même avec ledit réceptacle ? Ce à quoi l’autre répondit que rien ne prouvait que ce qui était valable dans les galeries souterraines le soit dans un autre environnement.
Ils construisirent une petite boîte, une très petite boîte, probablement la plus petite boîte jamais construite. Mais cette boîte, surtout, avait été pensée comme l’antithèse absolue des galeries souterraines, afin qu’elle constitue pour l’enfant un milieu parfaitement hostile, où il lui serait impossible de « se mettre dans l’ambiance ». La boîte en vérité était si petite qu’on aurait pu parfaitement croire qu’elle n’existait pas, mais cette impression trompeuse n’était qu’une illusion qui faisait d’ailleurs partie intégrante du plan : en effet si l’enfant, lors d’une de ses phases de réduction drastique, s’y retrouvait enfermé, ne pouvant croire à l’existence d’une si petite boîte (pensant peut-être erronément être le seul capable de maîtriser la réduction ad infinitum) se verrait alors incapable de se « mettre dans l’ambiance » et de faire corps avec l’objet le contenant. Ainsi, il resterait prisonnier jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais les choses se passèrent-elles comme prévus ? Plus ou moins. Ils réussirent en tout cas à enfermer l’enfant monstre dans la petite boîte, mais celui-ci se refusa obstinément à mourir. Il eut même le toupet de survivre aux envahisseurs et à plusieurs générations de villageois. Quand le village ne fut plus qu’un amas de ruines où ne survivaient que quelques vieillards et que les galeries souterraines s’étaient effondrées depuis longtemps, suite à leurs abandons par des villageois qui à force d’ingéniosité avaient réussi à se débarrasser des envahisseurs, l’enfant monstre était toujours là, au top de sa forme, enfermé dans sa petite boîte. Mais où était-elle cette petite boîte ? Impossible à dire, à cause naturellement de sa taille extrêmement réduite, elle avait été égarée depuis bien longtemps. Pourtant, son souvenir – vague, flou, sujet à caution – persistait, quelque part dans un recoin poussiéreux du cerveau des rares vieillards à demi séniles qui vivaient (ou plus exactement survivaient) encore dans les ruines du village. Teinté d’oubli, ce souvenir avait pris avec le temps la patine d’une légende, d’un récit archaïque plus proche de la fable que d’un fait avéré. Mais cette fable avait-elle une morale, et si oui, laquelle ? À moins qu’il ne s’agisse d’une métaphore. Comment savoir ? Quelqu’un le savait-il ? Quelqu’un s’en préoccupait ? Difficile à dire avec ce genre de petits vieux un peu buté, dont on ne sait jamais vraiment dire si le caractère grincheux est le produit de la méfiance, de l’animosité ou de l’idiotie d’un cerveau trop vieux et trop fatigué. De toute façon, personne ne leur posait la question, on ne peut pas dire qu’ils recevaient beaucoup de visites. Inexplicablement, quoi qu’il en soit, le souvenir de la boîte était là, palpable, comme s’il flottait dans l’air, sans doute s’était-il « mis dans l’ambiance » jusqu’à s’y fondre. Son aura légendaire, plus ou moins sulfureuse, existait d’elle-même, autonome.
[Juin 2013]