La réalité dépasse souvent la fiction. Elle peut également l'inspirer.
Janine Massard a recueilli auprès de leur seule descendante l'histoire de Gens du
Lac, qui semble à notre regard d'aujourd'hui remonter à vraiment ... très très longtemps, alors qu'elle se passe il y a quelques décennies, c'est-à-dire hier. Car le monde a
tellement changé depuis que ce qu'il était naguère est devenu méconnaissable.
Cette histoire commence vraiment pendant la Deuxième Guerre mondiale, en 1941, se termine à la fin des années 1970 et se déroule au bord du lac Léman, le Lac, qui est tout autant un personnage de ce roman que les gens qui lui appartiennent.
Ami père, "né de parents besogneux, orphelin très jeune, [...] avait fait le tour des pénuries avant de tracer son sillon tout seul". A quinze ans il est engagé comme homme à tout faire de la famille Colgate, qui passe ses étés sur les rives du Léman et qui l'emmène avec elle à Paris.
Alors qu'il a un peu plus de vingt ans, il rencontre chez eux, lors d'un séjour d'été, "une très jolie jeune fille prénommée Berthe, aux cheveux naturellement frisés, des yeux noirs qui clignaient avec des froncements du nez quand elle souriait, comme si, à ce moment-là, elle captait toute la lumière du monde". Ses patrons viennent de l'engager comme bonne.
Bientôt Ami père et Berthe sortent ensemble et forment un couple contrasté:
"Elle fine, légère, aérienne presque, comme si elle se maintenait au-dessus du sol, et lui, plus large, musclé, au regard fait pour scruter l'horizon, la démarche balancée déjà."
Ils ont tous deux des aspirations similaires. Ils veulent "s'élever au-dessus du dénuement dont ils [sont] issus, lui comme elle". Cinq ans plus tard ils se marient et retournent au pays. Il fera pêcheur et elle vendra les produits de sa pêche.
De leur union naît, en 1909, un unique fils, Ami fils, que sa mère élève à la dure, sans le choyer, ni l'aduler, sans faire montre à son égard de la moindre tendresse maternelle. Car Berthe, les apparences sont trompeuses, est une maîtresse femme, "tyrannique, égoïste, autolâtre"...
Il faut reconnaître que son opiniâtreté et son habileté à plaire aux nantis ont du bon: elle économise sou après sou, les fait
fructifier, et la famille se retrouve un jour avec un restaurant, puis avec un hôtel.
Berthe a une soeur contraire, Hélène, dont Ami fils, petit enfant, reçoit toute l'affection que lui refuse sa mère.
Mais celle-ci quitte le pays quand il a dix ans, pour sa plus grande peine.
Ami fils est surnommé Paulus. Il est jovial et ressemble physiquement, en effet, à Jean-Paul Habans, chanteur de caf' conc' de l'époque, dont Paulus est le pseudonyme et que son père admire.
Ami père et Ami fils pêchent ensemble sur le Lac. A la fin du livre une photo de famille les montre en train de tirer leurs filets.
Quand Paulus se marie, Florence, sa femme, qui a une formation de maîtresse enfantine, mais qui a dû travailler comme dactylo, devient le souffre-douleur de Berthe qu'elle remplace pour la vente des poissons, puis qui la confine aux fourneaux.
Ami père adule sa femme. Ami fils est l'ouvrier de son père et Florence est une Cendrillon moderne au service de Berthe. Ce sont les gens du Lac.
Dès 1942, Ami père et Ami fils, qui connaissent les pêcheurs de l'autre rive, les rencontrent nuitamment au milieu du Lac où ils relèvent leurs filets reconnaissables "grâce aux polets pour les Vaudois, seignes pour les Savoyards". A la faveur de ces rencontres ils embarquent "des résistants poursuivis par la Gestapo, des Juifs ou encore des blessés" et fournissent vivres et médicaments aux maquisards français.
Les deux traditions helvétiques, de neutralité et d'humanitaire, se contrarient alors, mais l'humanitaire finit par l'emporter
et il y a de fortes chances que les autorités suisses ne soient pas réellement dupes de ces trafics, sur lesquels elles ferment les yeux... Un certificat de reconnaissance des FFI de l'Isère est
reproduit à la fin du livre et authentifie les choses.
A partir de là, l'auteur raconte l'histoire des gens du Lac, jalonnée de naissances - Florence et Ami fils ont une fille, Jo - et de décès, marquée par les maladies, par la carrière politique d'Ami fils, par l'évolution des moeurs et des comportements, qui, peu à peu, mais vraiment peu à peu, changent la situation personnelle des protagonistes.
Le Lac apparaît toujours en filigrane de cette histoire. Ce qui nous vaut des pages éblouissantes sur ses eaux accueillantes, comme en apporte la preuve cet extrait, où la narratrice, cousine de Jo, raconte ce qu'elle voit de lui depuis sa classe d'école:
"Pas toujours attentive aux propos de certains professeurs qui restaient à l'extérieur de mon monde où ils résonnaient à la manière d'une scie à main sur une planche de bois, je m'échappais par la fenêtre, guettais des images d'eau en fusion compatibles avec mon imagination, tentais de m'imprégner de toutes les teintes mobiles, variant des tons obscurs à l'éclat méditerranéen, l'oeil ne se lassant jamais de gober la lumière des jours sombres de l'hiver quand la brume, proche des vagues, émanant d'elles, induisait la confusion des genres: le ciel était venu à la rencontre des flots ou l'inverse peut-être, seule la présence des oiseaux marquait la limite entre un élément et un autre et, sans autre bruit que leurs piaillements, on se serait cru aux premiers matins du monde."
On comprendra que je n'aie pas eu le coeur d'opérer une coupe dans une telle phrase... qui donne un idée du bonheur qu'il y a à lire ce roman chargé de sens, qui ressuscite un monde ancien, heureusement disparu...
Francis Richard
Gens du Lac, de Janine Massard, 192 pages, Bernard Campiche
Editeur