HENNING SPECHT
KIEHLUFER 73
Il y a quelques mois, on essayait de faciliter l'apprentissage de l'allemand avec une playlist "Assimil" consacrée aux groupes chantant dans la langue de Goethe. L'album Kiehlufer 73, de Henning Specht, c'est la version pour les avancés... ou pour les romantiques. Sorti pile poil pour accompagner l'arrivée de l'hiver, ce troisième disque du compositeur franco-allemand ondule comme une histoire d'amour. Estompant avec douceur les inflexions un peu dures du germain, Kiehlufer 73 explore les liens entre langue et musique et le résultat est tellement beau qu'il s'écoute d'une traite, avec des paysages qui défilent devant les yeux.
"Ich träumte von dir..." (j'ai rêvé de toi)
Succession de ballades pop, Kiehlufer 73 se déploie autour du duo composé par Specht et sa compagne, Océane Moussé. Au fil des morceaux, leurs voix, leurs mots et leurs langues se mélangent. Les paroles racontent les jolies choses du quotidien, des questions que l'on se pose, des journées à lambiner autour d'un café chaud et à s'émouvoir de trucs d'apparence banale à la manière d'un "Perfect Day" de Lou Reed. De nombreux instruments s'empilent en arrière plan et la musique s'étoffe d'un tas de cliquetis rythmiques qui accompagnent les pérégrinations délicates des protagonistes. C'est beau, comme ce moment dans "Aujourd'hui" où, après les déclarations susurrées par Océane, la voix d'Henning apparaît en chantant "Ich träumte von dir..." et la musique devient plus intense. Ou encore comme l'intermède musical de la valse "Décembre" qui dit tout du climax amoureux avec juste quatre notes.
"Nicht Schlecht Herr Specht" (pas mal monsieur Specht)
Mais il n'y a pas que des chansons type "Ete indien" dans Kiehlufer 73 et on aurait tort de résumer l'album à un pamphlet niais. Quelques pistes instrumentales ainsi que des morceaux plus râpeux constellent l'album. Par exemple, "Nicht Schlecht Herr Specht" énumère des tares absurdes au son d'une guitare pincée, tandis que "Das Waschmaschinen-Inferno" ressasse un rythme circulaire sur un air déprimant digne du travail à la chaîne. Ce dernier titre fait par ailleurs l'objet d'un super clip dessiné par Océane:
Au final, là où Henning Specht est particulièrement fort, c'est dans sa façon de faire sonner l'allemand comme une langue poétique, et ce malgré des mots incisifs (par exemple "Die Krähen"). C’est d’ailleurs le but avoué du compositeur (interrogé par mail) : "L’amour se chante bien en français, car on peut y insuffler de douces fréquences de désespoir poli, léger, virevoltant. J’ai essayé de faire de même en allemand (…) de l’écrire et de le chanter en douceur.". Pari réussi, puisqu’à aucun moment, les inflexions rêches du germain ne viennent heurter la délicatesse des ballades en mode "yéyé germanique".
Deutsch für Fortgeschrittene (allemand pour avancés)
Terrain d'investigation idéal pour bilingue poète, le rapport entre jargon et musique est un sujet qui tient à coeur au musicien franco-allemand : "Chaque langue, selon ses spécificités, sa sonorité, sa grammaire, sa construction, peut être plus adaptée pour certains domaines que d'autres (par exemple, le français pour la poésie, l'allemand pour la philosophie, etc.). Mais j'aime vraiment quand on sort de ces rivages et qu'une langue (maternelle notamment) se révèle autrement.". On mesure bien le défi qui rappelle notamment la frustration ressentie lorsqu'on est incapable traduire exactement le sens d’un mot. Certains sites classifient d'ailleurs ces "expressions-concepts" qui n'existent que dans une langue. On y retrouve par exemple "Waldeinsamkeit" ou "Chanter en yaourt". Perso, je ne vois pas d'équivalent à l'immédiateté de l'“Anyways” anglais et je trouve cela très crispant. Anyways, si on creuse encore un peu, une culture spécifique irait jusqu’à influer sur les inflexions instrumentales des compositeurs selon Henning : "Une fois que l’on quitte le domaine de la musique chantée, parlée, pour la musique instrumentale, garde-t-on les mêmes liens avec la langue maternelle ? Je le pense. Sans doute que la création des mélodies puise, elle aussi, d’une manière inconsciente, dans les inflexions, les silences, les climax d’une langue.". Bien qu’il soit difficile d’identifier de soi-disant tics "typiquement germaniques" dans les interludes de Kiehlufer 73, la question mérite d’être méditée.
Drôle d'oiseau
Cela dit, la musique dépend-t-elle avant tout d'un bouillon de culture ou de la personnalité qui la crée? En tout cas, c'est certain: lorsqu’on parle des capacités de Henning Specht, il ne faut pas avoir peur des longues listes. L'oiseau est bi- voir trilingue, multi-instrumentiste et impliqué dans divers groupes. Prolifique, le bonhomme compose aussi pour des expos et s'écartèle entre Berlin et Toulouse pour mener à bien ses projets. On le retrouve notamment dans le trio ritalo-disco Hypnolove, auteur de cet hymne à l'été chaud comme le sable sur la plage:
Et comme maintenant c’est l’hiver et qu’on a le bout du nez congelé, Henning a aussi sorti un "best of" de fin d'année doux comme une écharpe en laine d'alpaca. On y retrouve des morceau de l'album, des sons de synthé à la Trio ("Mutter") et de quoi réviser encore et encore son voc' Auf Deutsch. On se répète mais il faut tout écouter parce que franchement, des fois, l'allemand c'est beau. Surtout accompagné de Glühwein.